Mag-log inLuca
Je n’avais que dix-sept ans quand j’ai compris que notre nom était une condamnation.
Pas un héritage. Pas une couronne. Une malédiction. Gravée dans les murs de pierre du Palazzo Mancini, dans les regards des hommes en costume noir, dans les cris étouffés qui montaient parfois des sous-sols. Je croyais, jusqu’à cet âge-là, que je pouvais en réchapper. Qu’il suffisait de détourner les yeux, d’étudier dur, de ne pas traîner dans les couloirs quand les affaires de la famille se réglaient dans les ombres.
Mais on n’échappe pas à un empire. Pas quand il coule dans vos veines.
Ce soir-là, les roses du jardin sentaient le feu.
Sofia et moi, nous nous étions réfugiés sous la tonnelle, là où les domestiques n’allaient jamais. Elle portait une robe pâle, simple, un livre de poésie entre les doigts. Je la revois encore, ses cheveux sombres défaits, son rire timide. Elle n’avait que seize ans, mais déjà cette façon de me regarder comme si j’étais tout ce qu’il restait d’innocent dans cet enfer.
— Luca, tu vas partir, n’est-ce pas ?
Je n’avais rien dit encore, mais elle savait.
Je me suis assis à côté d’elle. Le bois du banc grinçait, témoin silencieux de nos rêves secrets.
— Je ne veux pas devenir comme lui.
Elle baisse les yeux. Elle sait de qui je parle. Dante. Le roi sans pitié. Le frère qui m’a élevé à la dure, quand notre père a été abattu dans un règlement de comptes. Dante avait dix-neuf ans ce jour-là. Et dans ses yeux, j’ai vu un feu s’allumer qu’aucune pluie n’a jamais su éteindre.
— Tu crois que tu peux t’en aller ? Juste… comme ça ?
Je hoche la tête.
— J’ai tout préparé. Un billet. Un faux nom. Je pars demain à l’aube.
Elle me fixe. Sa voix tremble.
— Et moi ?
Le silence me gifle.
Je l’aime. Je le sais. Mais l’aimer ici, c’est l’exposer à la haine, à la folie. L’emmener, c’est l’enchaîner à ma fuite.
— Si tu viens avec moi, ils te traqueront. Ils te tueront, Sofia.
Elle sourit, triste.
— Alors meurs ici. Ce sera plus simple.
Je tends la main. Je prends la sienne. Elle est froide. Mais elle ne recule pas.
— Je ne veux pas te perdre.
— Alors prends-moi, Luca. Ce soir. Ici. Et demain, je t’attendrai. Que tu partes ou non.
Le jardin s’est tu. Même le vent semble retenir son souffle.
Je l’ai embrassée. Pour la première fois.
Et pour la dernière fois… avant que tout ne brûle.
Le lendemain, l’aube était pâle.
Je suis passé par l’arrière, les murs crayeux, les couloirs déserts. Je savais que Dante dormait rarement. J’espérais qu’il m’ait oublié cette nuit-là. Mais non.
Il m’attendait.
Dans la grande salle.
Seul.
Il avait posé un verre de whisky sur la table. Il ne buvait jamais le matin. Il savait.
Je me suis figé. Nos regards se sont croisés.
— Tu comptes fuir, petit frère ? Sa voix était calme. Trop calme.
Je serre les poings.
— Ce n’est pas une fuite. C’est un choix.
Il sourit. Ce sourire froid, celui qu’il réservait aux traîtres.
— Et Sofia ? Tu la traînes avec toi ?
— Je l’aime.
Le mot est tombé comme un couperet. Je l’ai regretté aussitôt.
Dante s’est levé. Lentement.
— Tu crois que l’amour t’absout ? Tu crois qu’on peut fuir ce qu’on est ? Tu es un Mancini. Et les Mancini ne fuient pas. Ils règnent ou ils meurent.
— Alors je choisis de mourir à tout ça. Je ne serai pas comme vous. Comme lui.
Il s’est figé.
— Tu n’as aucune idée de ce que j’ai fait pour toi.
— Non, Dante. Toi, tu n’as aucune idée de ce que tu m’as volé.
Il s’est approché. Trop vite. Il m’a frappé.
Une fois.
Puis une deuxième.
Je ne me suis pas défendu. Je voulais qu’il me haïsse assez pour me laisser partir.
Mais il ne haïssait pas. Pas vraiment. C’était pire. Il aimait. D’un amour déformé, rugueux, douloureux.
Il m’a attaché.
Dans cette cave.
Il a murmuré des choses que je n’oublierai jamais.
— Je te casse pour que tu vives. Je t’humilie pour que tu sois libre. Tu comprendras un jour, Luca. Ce trône est une cage, et j’en suis le geôlier.
Et puis il m’a laissé là. Plusieurs heures. Jusqu’à ce que Sofia me trouve.
Elle m’a détaché. En pleurs.
Et ensemble, nous sommes partis.
Mais je n’ai jamais pu l’emmener bien loin. Parce qu’ils nous ont rattrapés. Parce que Dante avait mis des hommes sur mes traces. Parce qu’elle a fait demi-tour… pour me protéger.
Je suis parti seul.
Et depuis ce jour-là… les roses du jardin ont cessé de pousser.
Aujourd’hui, je reviens. Pas pour me venger.
Pour comprendre.
Comprendre pourquoi un homme aussi froid a refusé de me tuer. Comprendre ce que Sofia est devenue. Comprendre si ce trône, qui m’a brisé, est toujours aussi brûlant.
Je suis Luca Mancini. Fils du silence.
Et je suis revenu pour affronter mes fantômes.
Je me retourne, lentement. Mon sourire est une lame.— La vie ? Il a choisi la fuite. Il a choisi une femme et un enfant par-dessus son sang, par-dessus son devoir. Est-ce là la sagesse que vous vénérez ? La lâcheté ?Les regards se baissent. La peur est un parfum enivrant. Mais je sens aussi le doute. Comme une mauvaise herbe qui pousse entre les pierres de mon pouvoir.— Dante est un problème qui doit être réglé. Définitivement. Mais il n’est pas la priorité.Je marche le long de la table, laissant traîner mes doigts sur le bois.— Il a une fille. Elle s’appelle Alma. Trouvez-la. Amenez-la-moi.Un frisson parcourt l’assistance. S’en prendre aux femmes, aux enfants… c’est une ligne que même nous, nous franchissons rarement. Dante l’a franchie, autrefois. Et c’est ce qui a fait de nous ce que nous sommes.— C’est… risqué, Luca, ose dire un vieux capitaine.— La vie est un risque, je rétorque, penché vers lui. Mourir est un risque. Respirer est un risque. Obéir à mes ordres est la seul
Le jour se lève, striant le ciel de blessures roses et orangées. Je le regarde depuis la baie vitrée, une tasse de café froid entre les mains. Je n’ai pas dormi. Le sommeil est un luxe que je ne peux plus me permettre. Chaque fois que je ferme les yeux, je vois deux visages : celui de mon frère, déformé par une haine que je comprends enfin. Et celui de ma fille. Alma.Son image est brûlée au fond de mes paupières. Un fantôme devenu chair. Un aimant qui tire sur chaque parcelle de mon être. Je bois une gorgée de café amer. Le goût est familier, celui des veilles de décisions impossibles. Des lendemains de carnage.La maison est silencieuse, mais elle n’est plus vide. Elle est remplie du poids de son absence à elle, et de la présence d’Isabella, qui dort enfin dans une chambre à l’étage. Elle m’a protégé. Elle a protégé notre fille. Pendant des années. Et moi, j’ai semé la tempête qui risque aujourd’hui de tout emporter.La promesse de vivre n’est rien sans la volonté de se battre pour
DANTELes larmes qui coulent sur mon visage sont salées, amères. Comme la mer qui entoure Naples. Comme le sang que j'ai versé. Je pleure pour la première fois depuis l'enfance. Je pleure mon frère. Je pleure l'homme que j'ai été. Je pleure toutes ces vies brisées par ma main.La main d'Isabella sur mon épaule est une ancre dans ce naufrage. Je m'y accroche. Je ne suis plus le rocher inébranlable. Je suis les débris, éparpillés sur la grève.— Il est parti, dis-je, la voix rauque, étranglée.Ce n'est pas une question. C'est un constat. La confirmation que le dernier lien avec mon ancienne vie vient de se rompre.— Oui, murmure-t-elle.Elle s'agenouille dans la terre humide à côté de moi. Elle ne me regarde pas avec pitié. Elle me regarde avec une étrange forme de respect. Comme on regarde une forêt après un incendie. La destruction est totale, mais la terre est riche, prête pour une nouvelle croissance.— Tu as tenu ta promesse.— Je n'avais pas le choix.— Si. Tu avais le choix de te
LUCAJe regarde la maison de Dante depuis la colline d'en face. Les lumières brillent, arrogantes, comme des diamants plantés dans la chair noire de la nuit. On dit qu'il s'est retiré. Qu'il a congédié ses gardes. Qu'il se promène seul dans les jardins, sans protection.C'est un piège. Ça ne peut être qu'un piège.Mon frère ne renonce jamais. C'est la première leçon qu'il m'a enseignée, quand nous étions enfants et qu'il me reprenait un jouet des mains. Ce qui est à lui reste à lui. Naples est à lui. Toujours.Pourtant, mes hommes confirment la rumeur. Les trafics sont à l'arrêt. Les hommes de main, payés, renvoyés. L'empire Mancini, bâti sur le sang et la terreur, est en train de se déliter en silence.Pourquoi ?Je serre la crosse de mon pistolet. La colère est un acide dans mes veines. Il m'a banni. Il m'a trahi. Il a pris tout ce qui comptait pour moi. Et maintenant, il se retire ? Comme on quitte une pièce dont on n'a plus l'utilité ? Non. Je refuse cette fin. Je refuse qu'il éch
DANTELe sol est froid sous mon genou. Le marbre poli, que j'ai fait venir de Carrare pour impressionner les ambassadeurs et les rivaux, absorbe maintenant le poids de mon abdication. Je ne regarde pas Isabella. Je regarde mes mains, vides. Ces mains qui ont tenu des armes, signé des arrêts de mort, serré des gorges jusqu'à ce que le souffle s'éteigne. Elles tremblent. Elles sont inutiles.Renoncer à tout.Les mots résonnent encore dans le silence de la pièce, plus lourds que n'importe quel coup. Ce n'est pas une demande. C'est une opération à cœur ouvert, sans anesthésie. Elle ne veut pas me tuer. Elle veut m'éventrer, extraire le roi, le parrain, le tyran, et voir s'il reste quelque chose d'autre à la place.Et le plus terrifiant… c'est que je suis prêt à le faire.Une image me vient, fugace et douloureuse : une petite fille aux cheveux sombres. Alma. Un nom que je n'ai encore jamais prononcé. Ma fille. Un univers parallèle, une vie que j'ai ignorée, qui a grandi dans mon angle mort
DANTEJe reste dans cette pièce, figé, comme si bouger allait tout faire disparaître. Mon esprit hurle, ma poitrine brûle. Mon monde s’est fendu. Et au milieu de ce chaos, il y a elle… Isabella. Et Alma. Ma fille.Ce mot sonne faux dans ma bouche. Étranger. Comme un trésor volé. Un rêve que je n’ai jamais eu le droit de faire. Mais maintenant qu’il est là, collé à ma peau, il me dévore vivant.— Donne-moi une chance, Isabella. Une seule. Pas pour toi, si tu ne peux pas… mais pour elle.Elle me regarde, les bras croisés contre sa poitrine comme un bouclier. Elle est pâle, encore fragile à cause de la fièvre qui l’a clouée au lit ces derniers jours. Mais dans ses yeux, il y a cette force brute, cette rage tranquille qu’elle a toujours eue. Celle qui m’a attiré. Celle qui m’a fait la posséder… au lieu de l’aimer.— Tu ne comprends pas, Dante. Ce n’est pas toi que je protège. C’est elle.— Et si je ne veux pas vivre sans elle ?— Alors apprends à vivre avec cette douleur. Comme moi, je l’







