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Chapitre 5 : Là où les roses brûlent

Author: Eternel
last update Last Updated: 2025-09-29 19:52:56

Luca

Je n’avais que dix-sept ans quand j’ai compris que notre nom était une condamnation.

Pas un héritage. Pas une couronne. Une malédiction. Gravée dans les murs de pierre du Palazzo Mancini, dans les regards des hommes en costume noir, dans les cris étouffés qui montaient parfois des sous-sols. Je croyais, jusqu’à cet âge-là, que je pouvais en réchapper. Qu’il suffisait de détourner les yeux, d’étudier dur, de ne pas traîner dans les couloirs quand les affaires de la famille se réglaient dans les ombres.

Mais on n’échappe pas à un empire. Pas quand il coule dans vos veines.

Ce soir-là, les roses du jardin sentaient le feu.

Sofia et moi, nous nous étions réfugiés sous la tonnelle, là où les domestiques n’allaient jamais. Elle portait une robe pâle, simple, un livre de poésie entre les doigts. Je la revois encore, ses cheveux sombres défaits, son rire timide. Elle n’avait que seize ans, mais déjà cette façon de me regarder comme si j’étais tout ce qu’il restait d’innocent dans cet enfer.

— Luca, tu vas partir, n’est-ce pas ?

Je n’avais rien dit encore, mais elle savait.

Je me suis assis à côté d’elle. Le bois du banc grinçait, témoin silencieux de nos rêves secrets.

— Je ne veux pas devenir comme lui.

Elle baisse les yeux. Elle sait de qui je parle. Dante. Le roi sans pitié. Le frère qui m’a élevé à la dure, quand notre père a été abattu dans un règlement de comptes. Dante avait dix-neuf ans ce jour-là. Et dans ses yeux, j’ai vu un feu s’allumer qu’aucune pluie n’a jamais su éteindre.

— Tu crois que tu peux t’en aller ? Juste… comme ça ?

Je hoche la tête.

— J’ai tout préparé. Un billet. Un faux nom. Je pars demain à l’aube.

Elle me fixe. Sa voix tremble.

— Et moi ?

Le silence me gifle.

Je l’aime. Je le sais. Mais l’aimer ici, c’est l’exposer à la haine, à la folie. L’emmener, c’est l’enchaîner à ma fuite.

— Si tu viens avec moi, ils te traqueront. Ils te tueront, Sofia.

Elle sourit, triste.

— Alors meurs ici. Ce sera plus simple.

Je tends la main. Je prends la sienne. Elle est froide. Mais elle ne recule pas.

— Je ne veux pas te perdre.

— Alors prends-moi, Luca. Ce soir. Ici. Et demain, je t’attendrai. Que tu partes ou non.

Le jardin s’est tu. Même le vent semble retenir son souffle.

Je l’ai embrassée. Pour la première fois.

Et pour la dernière fois… avant que tout ne brûle.

Le lendemain, l’aube était pâle.

Je suis passé par l’arrière, les murs crayeux, les couloirs déserts. Je savais que Dante dormait rarement. J’espérais qu’il m’ait oublié cette nuit-là. Mais non.

Il m’attendait.

Dans la grande salle.

Seul.

Il avait posé un verre de whisky sur la table. Il ne buvait jamais le matin. Il savait.

Je me suis figé. Nos regards se sont croisés.

— Tu comptes fuir, petit frère ? Sa voix était calme. Trop calme.

Je serre les poings.

— Ce n’est pas une fuite. C’est un choix.

Il sourit. Ce sourire froid, celui qu’il réservait aux traîtres.

— Et Sofia ? Tu la traînes avec toi ?

— Je l’aime.

Le mot est tombé comme un couperet. Je l’ai regretté aussitôt.

Dante s’est levé. Lentement.

— Tu crois que l’amour t’absout ? Tu crois qu’on peut fuir ce qu’on est ? Tu es un Mancini. Et les Mancini ne fuient pas. Ils règnent ou ils meurent.

— Alors je choisis de mourir à tout ça. Je ne serai pas comme vous. Comme lui.

Il s’est figé.

— Tu n’as aucune idée de ce que j’ai fait pour toi.

— Non, Dante. Toi, tu n’as aucune idée de ce que tu m’as volé.

Il s’est approché. Trop vite. Il m’a frappé.

Une fois.

Puis une deuxième.

Je ne me suis pas défendu. Je voulais qu’il me haïsse assez pour me laisser partir.

Mais il ne haïssait pas. Pas vraiment. C’était pire. Il aimait. D’un amour déformé, rugueux, douloureux.

Il m’a attaché.

Dans cette cave.

Il a murmuré des choses que je n’oublierai jamais.

— Je te casse pour que tu vives. Je t’humilie pour que tu sois libre. Tu comprendras un jour, Luca. Ce trône est une cage, et j’en suis le geôlier.

Et puis il m’a laissé là. Plusieurs heures. Jusqu’à ce que Sofia me trouve.

Elle m’a détaché. En pleurs.

Et ensemble, nous sommes partis.

Mais je n’ai jamais pu l’emmener bien loin. Parce qu’ils nous ont rattrapés. Parce que Dante avait mis des hommes sur mes traces. Parce qu’elle a fait demi-tour… pour me protéger.

Je suis parti seul.

Et depuis ce jour-là… les roses du jardin ont cessé de pousser.

Aujourd’hui, je reviens. Pas pour me venger.

Pour comprendre.

Comprendre pourquoi un homme aussi froid a refusé de me tuer. Comprendre ce que Sofia est devenue. Comprendre si ce trône, qui m’a brisé, est toujours aussi brûlant.

Je suis Luca Mancini. Fils du silence.

Et je suis revenu pour affronter mes fantômes.

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