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Chapitre 4 : Le trône et les fantômes

Author: Eternel
last update Last Updated: 2025-09-29 19:47:20

Dante

Le sang, une fois versé, ne sèche jamais vraiment.

Il laisse une empreinte. Invisible. Persistante. Il s’accroche aux murs, aux draps, aux rêves. Je l’ai appris très jeune, en nettoyant les couteaux de mon père alors qu’il me croyait endormi. Le métal tiède, l’odeur du fer, la morsure du silence. Ce n’est pas la violence qui m’a façonné. C’est l’après. L’écho.

Je suis dans mon bureau, au dernier étage du Palazzo Mancini. Le cœur noir de notre empire. Cuir, marbre, tableaux anciens de ceux que même les musées n’osent réclamer. Matteo est assis en face de moi. Il n’a pas bougé depuis vingt minutes. Il sait que je réfléchis, que chaque seconde de silence est une stratégie qui se construit.

— Tu es sûr que c’est lui ? je demande enfin.

— Aussi sûr que la mort, Dante.

Je hoche la tête. Les doigts effleurent la surface du bureau. Verre noir. Reflets froids. Mon visage y semble encore plus dur que je ne le suis réellement. Si je le suis encore.

— Où était-il vu pour la dernière fois ?

— L’église San Lorenzo. Une vieille taupe du quartier l’a reconnu. Il n’a pas changé. Juste... grandi. Et plus maigre.

San Lorenzo.

Bien sûr. Là où notre mère nous emmenait, quand elle osait encore espérer que la foi ferait de nous des hommes et non des bêtes. Elle s’est trompée.

— Et Sofia ? je demande.

Matteo tique.

— Elle l’a vu. Elle lui a parlé.

Un silence s’installe. Long. Tendu.

Elle aussi.

Elle aussi a senti le fantôme revenir.

Sofia, la seule faiblesse que je n’ai jamais su enterrer. Elle portait nos cicatrices à tous les deux, comme une Madone corrompue. Et elle l’aimait. Ce petit frère que j’ai voulu protéger en le brisant.

Je me lève. La pluie a cessé. Naples baigne dans cette lueur jaune maladive qui précède l’aube. Une heure bâtarde, où même les assassins hésitent.

— Qu’il vienne, je dis simplement.

— Tu veux l’éliminer ? Matteo ne bouge pas. Il me connaît. Trop.

Je pivote vers lui. Nos regards se croisent.

— Non. Pas encore. Il a traversé l’Europe pour revenir. Il a un but. Je veux savoir lequel. Et je veux qu’il comprenne.

— Comprenne quoi ?

Je m’approche. Ma voix est plus basse.

— Que la couronne pèse plus qu’elle ne brille.

Plus tard, je descends dans les caves du Palazzo. Personne ne m’y suit. Même Matteo reste en haut. Ces lieux, c’est le passé. Le mien. Celui qu’on ne raconte pas dans les couloirs.

La porte claque derrière moi. Une odeur d’humidité, de moisissure ancienne, me prend à la gorge. Je descends l’escalier de pierre. Tout est resté intact depuis la dernière fois. Depuis ce jour-là.

J’avance. Lentement. Mes pas résonnent.

Puis je le vois.

Le fauteuil.

Simple. En bois brut. Avec des sangles.

Et la trace. Celle que j’ai laissée, il y a huit ans, quand Luca m’a défié devant tous. Quand j’ai dû choisir entre mon cœur et mon nom.

Je l’ai attaché. Je l’ai frappé. Pas pour le punir.

Pour qu’il parte.

Il ne voulait pas comprendre. Il croyait encore à la justice. À l’honneur. Il croyait que les Mancini pouvaient vivre sans sang sur les mains.

Il m’a supplié de le laisser partir avec Sofia. Loin. Hors du monde. J’ai répondu par des coups.

C’est là que je l’ai brisé.

Mais j’ai arrêté avant la fin.

Je l’ai laissé partir vivant.

Une erreur. Ou un acte d’amour.

Peut-être les deux.

Je m’assois dans le fauteuil, cette fois. Je sens le bois craquer sous mon poids. Et je ferme les yeux.

Je revois Luca. Plus jeune. Plus pur. Trop.

Je revois Sofia, qui pleure.

Je revois mon père, qui ne pleure jamais.

Et moi, au centre du feu.

Je rouvre les yeux. Le passé est un cercueil ouvert. On y revient toujours. Même quand on prétend l’avoir brûlé.

Quand je remonte à la lumière, Matteo m’attend. Il a un papier à la main.

— Il a quitté la pension. Pas seul.

Je tends la main. Il me donne la photo.

Luca. Et Sofia.

Je serre la mâchoire. C’est donc ça.

Il croit encore qu’elle est un refuge.

— Discrètement, Matteo. Pas de sang. Pas tout de suite.

— Tu veux qu’on les suive ?

— Oui. Et surtout, qu’on écoute. Je veux chaque mot. Chaque soupir. Chaque plan.

Je tourne les talons, déjà lassé par ce jeu. Mais le trône ne se quitte pas. Même quand il est en feu.

— Et Matteo ?

— Oui ?

— S’ils couchent ensemble… tu ne me dis rien. Je préfère ne pas savoir.

Il me fixe, un bref instant. Hoche la tête.

Je m’éloigne. Le cœur lourd. Les poings fermés.

La guerre entre frères ne se gagne jamais. Elle se survit.

Et je suis fatigué de survivre.

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