LOGINDante
Le sang, une fois versé, ne sèche jamais vraiment.
Il laisse une empreinte. Invisible. Persistante. Il s’accroche aux murs, aux draps, aux rêves. Je l’ai appris très jeune, en nettoyant les couteaux de mon père alors qu’il me croyait endormi. Le métal tiède, l’odeur du fer, la morsure du silence. Ce n’est pas la violence qui m’a façonné. C’est l’après. L’écho.
Je suis dans mon bureau, au dernier étage du Palazzo Mancini. Le cœur noir de notre empire. Cuir, marbre, tableaux anciens de ceux que même les musées n’osent réclamer. Matteo est assis en face de moi. Il n’a pas bougé depuis vingt minutes. Il sait que je réfléchis, que chaque seconde de silence est une stratégie qui se construit.
— Tu es sûr que c’est lui ? je demande enfin.
— Aussi sûr que la mort, Dante.
Je hoche la tête. Les doigts effleurent la surface du bureau. Verre noir. Reflets froids. Mon visage y semble encore plus dur que je ne le suis réellement. Si je le suis encore.
— Où était-il vu pour la dernière fois ?
— L’église San Lorenzo. Une vieille taupe du quartier l’a reconnu. Il n’a pas changé. Juste... grandi. Et plus maigre.
San Lorenzo.
Bien sûr. Là où notre mère nous emmenait, quand elle osait encore espérer que la foi ferait de nous des hommes et non des bêtes. Elle s’est trompée.
— Et Sofia ? je demande.
Matteo tique.
— Elle l’a vu. Elle lui a parlé.
Un silence s’installe. Long. Tendu.
Elle aussi.
Elle aussi a senti le fantôme revenir.
Sofia, la seule faiblesse que je n’ai jamais su enterrer. Elle portait nos cicatrices à tous les deux, comme une Madone corrompue. Et elle l’aimait. Ce petit frère que j’ai voulu protéger en le brisant.
Je me lève. La pluie a cessé. Naples baigne dans cette lueur jaune maladive qui précède l’aube. Une heure bâtarde, où même les assassins hésitent.
— Qu’il vienne, je dis simplement.
— Tu veux l’éliminer ? Matteo ne bouge pas. Il me connaît. Trop.
Je pivote vers lui. Nos regards se croisent.
— Non. Pas encore. Il a traversé l’Europe pour revenir. Il a un but. Je veux savoir lequel. Et je veux qu’il comprenne.
— Comprenne quoi ?
Je m’approche. Ma voix est plus basse.
— Que la couronne pèse plus qu’elle ne brille.
Plus tard, je descends dans les caves du Palazzo. Personne ne m’y suit. Même Matteo reste en haut. Ces lieux, c’est le passé. Le mien. Celui qu’on ne raconte pas dans les couloirs.
La porte claque derrière moi. Une odeur d’humidité, de moisissure ancienne, me prend à la gorge. Je descends l’escalier de pierre. Tout est resté intact depuis la dernière fois. Depuis ce jour-là.
J’avance. Lentement. Mes pas résonnent.
Puis je le vois.
Le fauteuil.
Simple. En bois brut. Avec des sangles.
Et la trace. Celle que j’ai laissée, il y a huit ans, quand Luca m’a défié devant tous. Quand j’ai dû choisir entre mon cœur et mon nom.
Je l’ai attaché. Je l’ai frappé. Pas pour le punir.
Pour qu’il parte.
Il ne voulait pas comprendre. Il croyait encore à la justice. À l’honneur. Il croyait que les Mancini pouvaient vivre sans sang sur les mains.
Il m’a supplié de le laisser partir avec Sofia. Loin. Hors du monde. J’ai répondu par des coups.
C’est là que je l’ai brisé.
Mais j’ai arrêté avant la fin.
Je l’ai laissé partir vivant.
Une erreur. Ou un acte d’amour.
Peut-être les deux.
Je m’assois dans le fauteuil, cette fois. Je sens le bois craquer sous mon poids. Et je ferme les yeux.
Je revois Luca. Plus jeune. Plus pur. Trop.
Je revois Sofia, qui pleure.
Je revois mon père, qui ne pleure jamais.
Et moi, au centre du feu.
Je rouvre les yeux. Le passé est un cercueil ouvert. On y revient toujours. Même quand on prétend l’avoir brûlé.
Quand je remonte à la lumière, Matteo m’attend. Il a un papier à la main.
— Il a quitté la pension. Pas seul.
Je tends la main. Il me donne la photo.
Luca. Et Sofia.
Je serre la mâchoire. C’est donc ça.
Il croit encore qu’elle est un refuge.
— Discrètement, Matteo. Pas de sang. Pas tout de suite.
— Tu veux qu’on les suive ?
— Oui. Et surtout, qu’on écoute. Je veux chaque mot. Chaque soupir. Chaque plan.
Je tourne les talons, déjà lassé par ce jeu. Mais le trône ne se quitte pas. Même quand il est en feu.
— Et Matteo ?
— Oui ?
— S’ils couchent ensemble… tu ne me dis rien. Je préfère ne pas savoir.
Il me fixe, un bref instant. Hoche la tête.
Je m’éloigne. Le cœur lourd. Les poings fermés.
La guerre entre frères ne se gagne jamais. Elle se survit.
Et je suis fatigué de survivre.
Je me retourne, lentement. Mon sourire est une lame.— La vie ? Il a choisi la fuite. Il a choisi une femme et un enfant par-dessus son sang, par-dessus son devoir. Est-ce là la sagesse que vous vénérez ? La lâcheté ?Les regards se baissent. La peur est un parfum enivrant. Mais je sens aussi le doute. Comme une mauvaise herbe qui pousse entre les pierres de mon pouvoir.— Dante est un problème qui doit être réglé. Définitivement. Mais il n’est pas la priorité.Je marche le long de la table, laissant traîner mes doigts sur le bois.— Il a une fille. Elle s’appelle Alma. Trouvez-la. Amenez-la-moi.Un frisson parcourt l’assistance. S’en prendre aux femmes, aux enfants… c’est une ligne que même nous, nous franchissons rarement. Dante l’a franchie, autrefois. Et c’est ce qui a fait de nous ce que nous sommes.— C’est… risqué, Luca, ose dire un vieux capitaine.— La vie est un risque, je rétorque, penché vers lui. Mourir est un risque. Respirer est un risque. Obéir à mes ordres est la seul
Le jour se lève, striant le ciel de blessures roses et orangées. Je le regarde depuis la baie vitrée, une tasse de café froid entre les mains. Je n’ai pas dormi. Le sommeil est un luxe que je ne peux plus me permettre. Chaque fois que je ferme les yeux, je vois deux visages : celui de mon frère, déformé par une haine que je comprends enfin. Et celui de ma fille. Alma.Son image est brûlée au fond de mes paupières. Un fantôme devenu chair. Un aimant qui tire sur chaque parcelle de mon être. Je bois une gorgée de café amer. Le goût est familier, celui des veilles de décisions impossibles. Des lendemains de carnage.La maison est silencieuse, mais elle n’est plus vide. Elle est remplie du poids de son absence à elle, et de la présence d’Isabella, qui dort enfin dans une chambre à l’étage. Elle m’a protégé. Elle a protégé notre fille. Pendant des années. Et moi, j’ai semé la tempête qui risque aujourd’hui de tout emporter.La promesse de vivre n’est rien sans la volonté de se battre pour
DANTELes larmes qui coulent sur mon visage sont salées, amères. Comme la mer qui entoure Naples. Comme le sang que j'ai versé. Je pleure pour la première fois depuis l'enfance. Je pleure mon frère. Je pleure l'homme que j'ai été. Je pleure toutes ces vies brisées par ma main.La main d'Isabella sur mon épaule est une ancre dans ce naufrage. Je m'y accroche. Je ne suis plus le rocher inébranlable. Je suis les débris, éparpillés sur la grève.— Il est parti, dis-je, la voix rauque, étranglée.Ce n'est pas une question. C'est un constat. La confirmation que le dernier lien avec mon ancienne vie vient de se rompre.— Oui, murmure-t-elle.Elle s'agenouille dans la terre humide à côté de moi. Elle ne me regarde pas avec pitié. Elle me regarde avec une étrange forme de respect. Comme on regarde une forêt après un incendie. La destruction est totale, mais la terre est riche, prête pour une nouvelle croissance.— Tu as tenu ta promesse.— Je n'avais pas le choix.— Si. Tu avais le choix de te
LUCAJe regarde la maison de Dante depuis la colline d'en face. Les lumières brillent, arrogantes, comme des diamants plantés dans la chair noire de la nuit. On dit qu'il s'est retiré. Qu'il a congédié ses gardes. Qu'il se promène seul dans les jardins, sans protection.C'est un piège. Ça ne peut être qu'un piège.Mon frère ne renonce jamais. C'est la première leçon qu'il m'a enseignée, quand nous étions enfants et qu'il me reprenait un jouet des mains. Ce qui est à lui reste à lui. Naples est à lui. Toujours.Pourtant, mes hommes confirment la rumeur. Les trafics sont à l'arrêt. Les hommes de main, payés, renvoyés. L'empire Mancini, bâti sur le sang et la terreur, est en train de se déliter en silence.Pourquoi ?Je serre la crosse de mon pistolet. La colère est un acide dans mes veines. Il m'a banni. Il m'a trahi. Il a pris tout ce qui comptait pour moi. Et maintenant, il se retire ? Comme on quitte une pièce dont on n'a plus l'utilité ? Non. Je refuse cette fin. Je refuse qu'il éch
DANTELe sol est froid sous mon genou. Le marbre poli, que j'ai fait venir de Carrare pour impressionner les ambassadeurs et les rivaux, absorbe maintenant le poids de mon abdication. Je ne regarde pas Isabella. Je regarde mes mains, vides. Ces mains qui ont tenu des armes, signé des arrêts de mort, serré des gorges jusqu'à ce que le souffle s'éteigne. Elles tremblent. Elles sont inutiles.Renoncer à tout.Les mots résonnent encore dans le silence de la pièce, plus lourds que n'importe quel coup. Ce n'est pas une demande. C'est une opération à cœur ouvert, sans anesthésie. Elle ne veut pas me tuer. Elle veut m'éventrer, extraire le roi, le parrain, le tyran, et voir s'il reste quelque chose d'autre à la place.Et le plus terrifiant… c'est que je suis prêt à le faire.Une image me vient, fugace et douloureuse : une petite fille aux cheveux sombres. Alma. Un nom que je n'ai encore jamais prononcé. Ma fille. Un univers parallèle, une vie que j'ai ignorée, qui a grandi dans mon angle mort
DANTEJe reste dans cette pièce, figé, comme si bouger allait tout faire disparaître. Mon esprit hurle, ma poitrine brûle. Mon monde s’est fendu. Et au milieu de ce chaos, il y a elle… Isabella. Et Alma. Ma fille.Ce mot sonne faux dans ma bouche. Étranger. Comme un trésor volé. Un rêve que je n’ai jamais eu le droit de faire. Mais maintenant qu’il est là, collé à ma peau, il me dévore vivant.— Donne-moi une chance, Isabella. Une seule. Pas pour toi, si tu ne peux pas… mais pour elle.Elle me regarde, les bras croisés contre sa poitrine comme un bouclier. Elle est pâle, encore fragile à cause de la fièvre qui l’a clouée au lit ces derniers jours. Mais dans ses yeux, il y a cette force brute, cette rage tranquille qu’elle a toujours eue. Celle qui m’a attiré. Celle qui m’a fait la posséder… au lieu de l’aimer.— Tu ne comprends pas, Dante. Ce n’est pas toi que je protège. C’est elle.— Et si je ne veux pas vivre sans elle ?— Alors apprends à vivre avec cette douleur. Comme moi, je l’







