Mag-log inLuca
Naples n’a pas changé.
Ou peut-être que si. Peut-être que tout est plus sale, plus bruyant, plus rongé par le béton et la peur. Mais ce n’est pas la ville qui est usée — c’est moi. Ce ne sont pas les rues qui saignent, c’est ma mémoire. Ce n’est pas la ville qui s’effondre, c’est ma conscience.
Je descends du bus sans hâte, le cœur compressé par une tension sourde. Veste noire, casquette vissée sur le crâne, je me fonds dans la foule comme une ombre banale. Le soleil tape, mais moi, je grelotte. Il y a un froid en moi que même ses mots récents n’ont pas réussi à réchauffer.
Je l’ai vue, il y a trois jours.
Elle n’a pas crié. Elle n’a pas pleuré.
Elle a juste fermé la porte.
Ce n’était pas une porte qu’elle fermait. C’était une époque. Une vie.
Mais je suis revenu. Parce que ce que je dois affronter ne disparaît pas sous silence. Et parce que ses yeux, même dans le refus, criaient encore une vérité que je ne suis pas prêt à enterrer.
Le quartier semble figé dans un éternel soupir. Le vieux cinéma a fermé. Le bar de notre jeunesse n’est plus qu’une vitrine sale. La pharmacie n’a plus de vitres, seulement des planches. Mais l’immeuble est toujours debout.
Cinquième étage. Balcon effondré. Rideaux rouges comme le passé qu’on ne peut laver.
Je monte, pas après pas, comme on monte à l’échafaud. Je n’ai pas besoin de frapper cette fois.
La porte s’ouvre. Elle le savait.
Sofia me fait face.
Elle est là. Toujours là.
Cheveux attachés comme avant. Vêtue simplement, sans artifice. Mais ses yeux… ses yeux ont changé. Ce n’est plus la jeune femme qui m’attendait. C’est une survivante. Une flamme qui refuse de mourir.
— Luca, souffle-t-elle.
Je n’ai pas le droit de répondre par son prénom. Pas encore.
— Je voulais comprendre, dis-je. Ce que j’ai fait. Ce que je t’ai laissé porter.
Elle s’écarte. Juste assez pour me laisser entrer.
Le salon est modeste, propre, figé dans le temps. Rien n’a bougé. Le même piano contre le mur. Les mêmes cadres usés. Même l’air semble coincé entre deux décennies.
— Tu n’as pas besoin de comprendre, dit-elle en croisant les bras. Tu as juste besoin d’écouter.
Je hoche la tête. Pour une fois, je me tais.
— Quand tu es parti, j’ai cru que c’était une erreur. Que tu reviendrais. Tu m’avais promis qu’on partirait ensemble. Tu m’avais juré que la mer nous attendait.
Sa voix tremble. Pas de colère. Pas encore. De la fatigue. Une lassitude qui hurle plus que la haine.
— Et puis j’ai compris. Tu n’as pas fui pour nous sauver. Tu as fui parce que tu avais peur. Peur de ce que tu étais devenu. Peur d’aimer et de devoir rester.
Je serre les poings.
Elle a raison.
Elle continue :
— Et même quand tu m’as appelé, il y a trois jours, tu n’étais pas prêt. Tu voulais t’excuser sans vraiment assumer. Tu voulais guérir sans soigner.
Je m’avance. Lentement.
Je m’agenouille devant elle, comme un homme qui dépose ses armes.
— Je suis là maintenant, Sofia. Je veux tout entendre. Tout porter. Même si c’est trop tard. Même si tu ne veux plus de moi.
Elle reste silencieuse.
Puis elle s’assoit, en face du piano. Pose les doigts sur les touches, sans jouer. Juste les poser. Comme elle posait autrefois ses mains sur moi, comme une caresse hésitante.
— Tu sais ce que j’ai fait quand t’es parti ? demande-t-elle.
— Non.
— J’ai écrit. Des lettres. Une pour chaque année sans toi. Dix lettres, Luca. Dix années à espérer que tu reviennes. À te haïr. À t’aimer. À me battre pour ne pas devenir une coquille vide.
Je ferme les yeux. Je les ai lues. Dans l’église. Celles qu’elle a laissées au curé. Des mots qui me lacéraient. Des vérités que je n’avais jamais osé affronter.
— Tu m’as brisée sans me toucher, dit-elle.
— Et je le regrette, murmuré-je.
— Ce n’est pas suffisant, Luca. Regretter, c’est facile. Ce qui est dur, c’est de rester. D’affronter Dante. D’affronter ton passé. Le vrai. Pas celui que tu t’es inventé pour survivre.
Je relève la tête.
— Alors je le ferai. Pour toi. Pour moi. Pour ce qu’on aurait pu être.
Elle détourne le regard.
— Ne fais pas ça pour moi. Fais-le parce que tu n’as plus le choix.
Un silence tombe entre nous. Dense. Chargé.
Puis elle ajoute :
— Tu veux m’aider ? Tu veux réparer ? Alors commence par redevenir cet homme que j’ai aimé. Et pas celui que Dante a façonné.
Je comprends. Ce n’est pas ici, entre quatre murs, que je la reconquérirai. C’est dehors. Dans la rue. Dans la boue et le sang. Dans la vérité.
Je me lève.
— Je vais affronter Dante, dis-je.
Elle hoche la tête. Ni approbation, ni espoir. Juste une acceptation froide.
— Mais avant ça, Luca, va chez ta mère. Elle est malade. Très. Et elle croit encore que tu es mort.
Mon cœur se serre.
Je murmure :
— Tu savais pour elle ?
— Elle n’a jamais cessé d’espérer. Tout comme moi.
Je veux lui dire merci. Je veux la prendre dans mes bras. Mais je n’en ai plus le droit.
Alors je pars. Sans me retourner.
Mais cette fois, je reviens. Pour de bon.
Je me retourne, lentement. Mon sourire est une lame.— La vie ? Il a choisi la fuite. Il a choisi une femme et un enfant par-dessus son sang, par-dessus son devoir. Est-ce là la sagesse que vous vénérez ? La lâcheté ?Les regards se baissent. La peur est un parfum enivrant. Mais je sens aussi le doute. Comme une mauvaise herbe qui pousse entre les pierres de mon pouvoir.— Dante est un problème qui doit être réglé. Définitivement. Mais il n’est pas la priorité.Je marche le long de la table, laissant traîner mes doigts sur le bois.— Il a une fille. Elle s’appelle Alma. Trouvez-la. Amenez-la-moi.Un frisson parcourt l’assistance. S’en prendre aux femmes, aux enfants… c’est une ligne que même nous, nous franchissons rarement. Dante l’a franchie, autrefois. Et c’est ce qui a fait de nous ce que nous sommes.— C’est… risqué, Luca, ose dire un vieux capitaine.— La vie est un risque, je rétorque, penché vers lui. Mourir est un risque. Respirer est un risque. Obéir à mes ordres est la seul
Le jour se lève, striant le ciel de blessures roses et orangées. Je le regarde depuis la baie vitrée, une tasse de café froid entre les mains. Je n’ai pas dormi. Le sommeil est un luxe que je ne peux plus me permettre. Chaque fois que je ferme les yeux, je vois deux visages : celui de mon frère, déformé par une haine que je comprends enfin. Et celui de ma fille. Alma.Son image est brûlée au fond de mes paupières. Un fantôme devenu chair. Un aimant qui tire sur chaque parcelle de mon être. Je bois une gorgée de café amer. Le goût est familier, celui des veilles de décisions impossibles. Des lendemains de carnage.La maison est silencieuse, mais elle n’est plus vide. Elle est remplie du poids de son absence à elle, et de la présence d’Isabella, qui dort enfin dans une chambre à l’étage. Elle m’a protégé. Elle a protégé notre fille. Pendant des années. Et moi, j’ai semé la tempête qui risque aujourd’hui de tout emporter.La promesse de vivre n’est rien sans la volonté de se battre pour
DANTELes larmes qui coulent sur mon visage sont salées, amères. Comme la mer qui entoure Naples. Comme le sang que j'ai versé. Je pleure pour la première fois depuis l'enfance. Je pleure mon frère. Je pleure l'homme que j'ai été. Je pleure toutes ces vies brisées par ma main.La main d'Isabella sur mon épaule est une ancre dans ce naufrage. Je m'y accroche. Je ne suis plus le rocher inébranlable. Je suis les débris, éparpillés sur la grève.— Il est parti, dis-je, la voix rauque, étranglée.Ce n'est pas une question. C'est un constat. La confirmation que le dernier lien avec mon ancienne vie vient de se rompre.— Oui, murmure-t-elle.Elle s'agenouille dans la terre humide à côté de moi. Elle ne me regarde pas avec pitié. Elle me regarde avec une étrange forme de respect. Comme on regarde une forêt après un incendie. La destruction est totale, mais la terre est riche, prête pour une nouvelle croissance.— Tu as tenu ta promesse.— Je n'avais pas le choix.— Si. Tu avais le choix de te
LUCAJe regarde la maison de Dante depuis la colline d'en face. Les lumières brillent, arrogantes, comme des diamants plantés dans la chair noire de la nuit. On dit qu'il s'est retiré. Qu'il a congédié ses gardes. Qu'il se promène seul dans les jardins, sans protection.C'est un piège. Ça ne peut être qu'un piège.Mon frère ne renonce jamais. C'est la première leçon qu'il m'a enseignée, quand nous étions enfants et qu'il me reprenait un jouet des mains. Ce qui est à lui reste à lui. Naples est à lui. Toujours.Pourtant, mes hommes confirment la rumeur. Les trafics sont à l'arrêt. Les hommes de main, payés, renvoyés. L'empire Mancini, bâti sur le sang et la terreur, est en train de se déliter en silence.Pourquoi ?Je serre la crosse de mon pistolet. La colère est un acide dans mes veines. Il m'a banni. Il m'a trahi. Il a pris tout ce qui comptait pour moi. Et maintenant, il se retire ? Comme on quitte une pièce dont on n'a plus l'utilité ? Non. Je refuse cette fin. Je refuse qu'il éch
DANTELe sol est froid sous mon genou. Le marbre poli, que j'ai fait venir de Carrare pour impressionner les ambassadeurs et les rivaux, absorbe maintenant le poids de mon abdication. Je ne regarde pas Isabella. Je regarde mes mains, vides. Ces mains qui ont tenu des armes, signé des arrêts de mort, serré des gorges jusqu'à ce que le souffle s'éteigne. Elles tremblent. Elles sont inutiles.Renoncer à tout.Les mots résonnent encore dans le silence de la pièce, plus lourds que n'importe quel coup. Ce n'est pas une demande. C'est une opération à cœur ouvert, sans anesthésie. Elle ne veut pas me tuer. Elle veut m'éventrer, extraire le roi, le parrain, le tyran, et voir s'il reste quelque chose d'autre à la place.Et le plus terrifiant… c'est que je suis prêt à le faire.Une image me vient, fugace et douloureuse : une petite fille aux cheveux sombres. Alma. Un nom que je n'ai encore jamais prononcé. Ma fille. Un univers parallèle, une vie que j'ai ignorée, qui a grandi dans mon angle mort
DANTEJe reste dans cette pièce, figé, comme si bouger allait tout faire disparaître. Mon esprit hurle, ma poitrine brûle. Mon monde s’est fendu. Et au milieu de ce chaos, il y a elle… Isabella. Et Alma. Ma fille.Ce mot sonne faux dans ma bouche. Étranger. Comme un trésor volé. Un rêve que je n’ai jamais eu le droit de faire. Mais maintenant qu’il est là, collé à ma peau, il me dévore vivant.— Donne-moi une chance, Isabella. Une seule. Pas pour toi, si tu ne peux pas… mais pour elle.Elle me regarde, les bras croisés contre sa poitrine comme un bouclier. Elle est pâle, encore fragile à cause de la fièvre qui l’a clouée au lit ces derniers jours. Mais dans ses yeux, il y a cette force brute, cette rage tranquille qu’elle a toujours eue. Celle qui m’a attiré. Celle qui m’a fait la posséder… au lieu de l’aimer.— Tu ne comprends pas, Dante. Ce n’est pas toi que je protège. C’est elle.— Et si je ne veux pas vivre sans elle ?— Alors apprends à vivre avec cette douleur. Comme moi, je l’







