LOGINIvy
Il n’est pas ivre, du moins pas complètement. Il est plus jeune, vêtu d’un uniforme de livreur, les mains encore sales de cambouis. Il a un visage ordinaire, presque timide. Il ne se rue pas sur moi.
— Bonsoir, murmure-t-il en refermant la porte.
Il me regarde, assise sur le lit, et son regard n’est pas vide. Il y a une curiosité, une nervosité qui ressemble presque à de la retenue. Un espoir absurde et dangereux naît en moi. Peut-être… Peut-être que celui-là…
— S’il vous plaît…, je commence, ma voix est une corde rauque, rarement utilisée pour parler. Je… je vous en supplie.
Il s’arrête, surpris.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Je rassemble tout mon courage, le peu qui me reste. Je baisse les yeux, jouant une modestie qui n’est plus qu’un lointain souvenir.
— Je… je n’ai jamais… Je suis vierge.
Les mots sortent dans un souffle. C’est un mensonge, bien sûr. Un mensonge usé, que j’ai entendu certaines filles plus rusées utiliser pour obtenir un peu plus d’argent ou une once de gentillesse. Mais pour moi, ce n’est pas une stratégie. C’est une supplique désespérée. Une tentative de retrouver une parcelle de dignité, d’humanité. De lui faire comprendre que je suis une personne, pas juste un corps.
Son visage change. La surprise fait place à une lueur incrédule, puis à une excitation brutale. Ses yeux s’illuminent d’une avidité qui me glace.
— Vierge ? répète-t-il, comme s’il venait de gagner à la loterie. Putain, c’est vrai ?
— Oui, je répond , sentant mon cœur se serrer. Alors s’il vous plaît… ne me touchez pas. Laissez-moi.
Il rit, un rire bref et sec qui n’a rien de joyeux.
— Me laisser ? Mais tu es folle ? C’est… c’est une chance incroyable !
Il avance vers moi, et toute la fausse timidité a disparu. Son regard balaie mon corps avec une nouvelle intensité, une possessivité terrifiante.
— Toutes les filles ici sont usées. Mais toi… toi tu es intacte. C’est pour moi.
— Non ! Attendez !
Je recule sur le lit, mais il est déjà sur moi. Ses mains, qui semblaient si calmes, se referment sur mes poignets avec une force insoupçonnée. L’odeur de graisse et de sueur me prend à la gorge.
— Lâchez-moi ! Je vous en prie !
— Chut, maintenant, fait-il, son souffle chaud sur mon visage. Ça va faire un peu mal, c’est normal. Mais après, tu seras une femme.
Il rit encore, excité par son propre rôle dans cette initiation sordide. Il me pousse sur le dos, son poids m’écrasant. Je me débats, mais il est trop fort. La robe fade se déchire sous ses doigts impatients.
— Arrêtez ! Vous aviez promis !
— J’ai rien promis du tout, grogne-t-il en dégageant un sein de mon soutien-gorge. Une vierge… je peux pas y croire.
Je ferme les yeux, sentant les larmes brûlantes couler sur mes tempes. L’espoir était un piège. Pire qu’un piège, un cruel amplificateur de douleur. J’avais cru voir une lueur d’humanité dans ses yeux. C’était juste la lueur de la convoitise, plus aiguë, plus spécifique.
Il ne m’écoute pas. Il n’entend même pas mes pleurs. Il est absorbé par son fantasme, par la possession de ce qu’il croit être une prime. Sa bouche est sur mon cou, ses mains partout. Je cesse de me débattre. L’énergie me quitte, remplacée par une résignation pire que tout.
Quand il entre en moi, la douleur est forte et aujourd’hui, elle est teintée d’une amertume particulière. Ce n’était pas ma virginité qu’il voulait, c’était l’idée de la prendre. L’idée de être le premier. Mon mensonge n’a fait qu’attiser son désir, transformant une transaction banale en un viol qu’il s’imagine fondateur.
Je me détache. Je regarde le plafond, la tache d’humidité qui ressemble à un continent inconnu. Je compte les fissures. Une. Deux. Trois.
Je m’appelle Ivy.
Son grognement final est un son de triomphe. Il se relève, se rhabille rapidement, l’air satisfait. Il jette quelques billets froissés sur la table de nuit.
— Pour la première fois, dit-il avec un sourire niais.
Puis il sort.
Je reste allongée, le corps meurtri, l’âme en cendres. La leçon est apprise, une fois de plus, et gravée au fer rouge. Ici, même la pitié est une arme. La vulnérabilité est une invitation à être déchirée. Mon humanité n’est qu’une marchandise de plus, et la revendiquer ne fait qu’en augmenter le prix aux yeux de ces hommes.
Je me lève, je vais au lavabo. Je me lave. L’eau est froide. Je me regarde dans le miroir fêlé. Les yeux cernés, le maquillage bavant. Je ne vois plus la fille qui a soufflé une bougie il y a si longtemps. Je ne vois qu’une chose. La chose des choses.
Et dans ses yeux, la braise de haine grandit, nourrie par l’humiliation et le mensonge. Elle ne demande qu’à devenir un incendie.
Le temps a perdu son sens. Les jours et les nuits se confondent dans un même brouillard de servitude et de saleté. La chambre 7 est devenue mon univers. L’usure du matelas, la tache d’humidité au plafond, les griffures sur la table de nuit… Je connais chaque détail par cœur. Je suis devenue un automate. Un corps qui se lève, se lave à la hâte avec l’eau froide du lavabo, et qui attend. Qui attend le grincement de la serrure.
Les hommes défilent. Leurs visages, leurs odeurs, leurs exigences se mélangent en une nausée permanente au creux de mon estomac. J’ai appris à dissocier mon esprit. Pendant qu’eux grognent et suent sur moi, je me réfugie dans ma tête. Je compte les fissures du plafond. Je me répète mon prénom, comme un mantra, de peur de l’oublier. Ivy. Je m’appelle Ivy. Parfois, je revois le visage de ma mère, son sourire forcé devant le cupcake. Cela fait plus mal que les mains brutales, alors j’arrête.
IvyLa porte se verrouille derrière le cinquième. Le silence qui retombe n’est plus un silence, c’est le bruit blanc de l’épuisement total. Je reste allongée, les yeux ouverts sur la tache au plafond. Ma pensée, lente et gluante comme du goudron froid, s’accroche à un détail étrange, macabre.Ils se sont tous protégés.C’est mécanique, pour eux. Une précaution hygiénique, comme se laver les mains. Le petit sachet froissé jeté dans la poubelle rouillée est la seule trace de leur passage, avec l’argent. C’est une formalité. Pour eux. Pour moi, dans la lente descente aux enfers de mon esprit, cela devient une grâce perverse, une ironie trop cruelle.Heureusement. Le mot germe, hideux. Heureusement qu’ils prennent cette précaution. Sinon, avec tout cela… je pourrais attraper des choses. Des maladies. Salir mon corps encore plus. L’idée me fait presque rire, un rictus qui déchire mes lèvres gercées. Comme si quelque chose pouvait encore être « sali » ici. Comme si ce corps n’était pas déjà
IvyC’est la fin. La fin de quelque chose, peut-être juste la fin du jour. Je ne sais plus. Le temps a perdu sa forme, il n’est plus qu’une boue épaisse et répétitive, mesurée par l’entrée et la sortie des ombres.Le cinquième est parti. L’odeur de lui, un mélange de transpiration aigre et de désinfectant pour les mains, flotte encore dans la pièce. Je suis assise au bord du lit, les jambes écartées, le dos voûté. Mes reins sont une seule et immense douleur, une brûlure sourde qui irradie jusqu’à la base de mon crâne. Entre mes cuisses, c’est une plaie à vif, une sensation de verre pilé et de feu. Chaque respiration est un effort, chaque battement de cœur semble faire trembler mon corps épuisé.Mes yeux se posent sur la table de nuit. Sur l’argent.Bruno est venu ce matin, après le deuxième client. Il avait apporté un bol de soupe grise et froide.— T’es pas stupide, avait-il grommelé en le posant par terre. Les billets qu’ils te laissent, là. C’est pour toi. Le bordel, il est déjà pa
IvyLe cliquetis métallique de la clé dans la serrure déchire le silence comme un coup de couteau. Je sursaute. Mon corps engourdi par le froid du sol et la torpeur se raidit d’un seul coup. La porte s’ouvre. La silhouette massive de Bruno, le gardien, obstrue le cadre.Il ne me regarde même pas vraiment. Son regard glisse sur moi, recroquevillée contre le mur, comme on jette un œil à un objet déplacé.— Debout. Lave-toi. T’as cinq minutes. Y’en a un autre qui arrive.Il jette un torchon rêche et un savon industriel, vert et puant, sur le linoléum près de mes pieds. L’objet atterrit avec un bruit mou. Puis, sans un mot de plus, il recule et referme la porte. Le bruit du verrou qui reprend sa place est un verdict.Pendant un long moment, je ne bouge pas. Je fixe le torchon, les yeux secs et brûlants. Les sanglots sont retombés, laissant derrière eux une carapace de glace fragile. La pensée de bouger, de faire ce qu’on attend de moi, semble aussi insurmontable que de déplacer une montag
IvyLe silence est revenu. Un silence lourd, épais, qui semble absorber même le son de ma propre respiration. La porte est verrouillée. L’homme est parti. L’argent salé par son fantasme et mon mensonge repose sur la table de nuit. Je ne le touche pas. Je ne peux pas.Je me lève du lit, le corps lourd, les jambes flageolantes. Chaque pas est une épreuve. Je traîne mes pieds nus sur le linoléum froid et collant jusqu’au lavabo. La poignée de métal est glacée sous mes doigts. Je tourne le robinet. Un filet d’eau froide et rouillée en sort avec un gémissement. Je me penche, éclaboussant mon visage, essayant de laver la sensation de ses mains, de son souffle, de son poids. L’eau mélangée au maquillage bon marché coule en traînées grises et roses dans l’évier fissuré. Je frotte, plus fort, jusqu’à ce que ma peau soit rouge et irritée. Mais la souillure est en dessous. Elle est incrustée.Quand je relève la tête, mon reflet dans le miroir fêlé me fait horreur. Les yeux sont deux trous noirs,
IvyIl n’est pas ivre, du moins pas complètement. Il est plus jeune, vêtu d’un uniforme de livreur, les mains encore sales de cambouis. Il a un visage ordinaire, presque timide. Il ne se rue pas sur moi.— Bonsoir, murmure-t-il en refermant la porte.Il me regarde, assise sur le lit, et son regard n’est pas vide. Il y a une curiosité, une nervosité qui ressemble presque à de la retenue. Un espoir absurde et dangereux naît en moi. Peut-être… Peut-être que celui-là…— S’il vous plaît…, je commence, ma voix est une corde rauque, rarement utilisée pour parler. Je… je vous en supplie.Il s’arrête, surpris.— Qu’est-ce qu’il y a ?Je rassemble tout mon courage, le peu qui me reste. Je baisse les yeux, jouant une modestie qui n’est plus qu’un lointain souvenir.— Je… je n’ai jamais… Je suis vierge.Les mots sortent dans un souffle. C’est un mensonge, bien sûr. Un mensonge usé, que j’ai entendu certaines filles plus rusées utiliser pour obtenir un peu plus d’argent ou une once de gentillesse.
IvyLa pièce est carrelée de blanc, humide et froide. Il y a plusieurs pommeaux de douche, sans rideau. Je tourne le robinet. De l’eau froide en sort, glaciale. Je n’ose pas chercher le chaud. Je me déshabille et me glisse sous le jet. L’eau est un choc, un supplice et une bénédiction. Je frotte ma peau avec un savon rugueux et industriel qui pique les yeux, essayant d’enlever la crasse, l’odeur de peur, la souillure. L’eau qui ruisselle à mes pieds est grise. Je lave mes cheveux, les ringant encore et encore, comme si je pouvais rincer les souvenirs.Quand je ressors, grelottante, Marco me jette une serviette mince et rêche.— Secoue-toi. C’est l’heure.Il ne me mène pas vers les salons luxueux que j’imagine, mais dans une petite pièce exiguë qui sert de bureau. Une femme est assise derrière un bureau. Elle doit avoir la quarantaine, mais son visage est tiré, durci par la vie. Ses yeux, cernés de khôl, me toisent sans la moindre empathie. C’est Olga. Je l’apprendrai plus tard.— La n