LOGINIvy
La pièce est carrelée de blanc, humide et froide. Il y a plusieurs pommeaux de douche, sans rideau. Je tourne le robinet. De l’eau froide en sort, glaciale. Je n’ose pas chercher le chaud. Je me déshabille et me glisse sous le jet. L’eau est un choc, un supplice et une bénédiction. Je frotte ma peau avec un savon rugueux et industriel qui pique les yeux, essayant d’enlever la crasse, l’odeur de peur, la souillure. L’eau qui ruisselle à mes pieds est grise. Je lave mes cheveux, les ringant encore et encore, comme si je pouvais rincer les souvenirs.
Quand je ressors, grelottante, Marco me jette une serviette mince et rêche.
— Secoue-toi. C’est l’heure.
Il ne me mène pas vers les salons luxueux que j’imagine, mais dans une petite pièce exiguë qui sert de bureau. Une femme est assise derrière un bureau. Elle doit avoir la quarantaine, mais son visage est tiré, durci par la vie. Ses yeux, cernés de khôl, me toisent sans la moindre empathie. C’est Olga. Je l’apprendrai plus tard.
— La nouvelle ? fait-elle d’une voix rauque, en écrasant sa cigarette dans un cendrier débordant.
— Oui. Celle dont le patron a paré, dit Marco. Il veut qu’elle soit présentable pour… vous savez. La clientèle d’en bas.
Olga me détaille des pieds à la tête, son regard s’attardant sur mes hanches, ma poitrine, mon visage. C’est le même regard que celui de Vance, en moins raffiné. Un inventaire de défauts.
— Présentable est un bien grand mot, ricane-t-elle. Mais on va essayer de faire quelque chose de ce tas de misère. Laisse-nous, Marco.
Quand Marco est parti, Olga se lève et fait le tour de moi.
— Ouvre la bouche.
Je obéis. Elle vérifie mes dents.
— Au moins, elles sont saines. Bon, écoute-moi bien, ma jolie. Ici, tu n’es personne. Tu es la dernière roue du carrosse. Les filles qui travaillent pour les messieurs importants, tu leur lèves même pas les yeux. Toi, tu es pour l’autre clientèle. Ceux qui n’ont pas beaucoup d’argent. Ceux qui ne sont pas regardants. Les ivrognes, les solitaires, les brutes. Tu comprends ?
Je hoche la tête, un nœud serré dans la gorge.
— Tu feras ce qu’ils te demandent. Sans pleurer, sans râler. Si tu as un problème, tu viens me voir. Mais sache que tes problèmes, tout le monde s’en fout. Tu es là pour rapporter un peu de monnaie, c’est tout. Tu n’as pas le droit de refuser un client. Pas le droit de faire ta malade. Ici, tu es une machine. Une machine à sous et à plaisir. C’est clair ?
— Oui, murmuré-je.
— Plus fort !
— OUI !
— Bien. Maintenant, un peu de maquillage. On va pas les faire fuir avant même qu’ils aient payé.
Elle me tartine le visage avec des produits bas de gamme qui collent à ma peau. Du rouge à lèvres criard, du fard à paupières bleu. Elle me brosse les cheveux brutalement. Quand elle a fini, je me regarde dans le petit miroir accroché au mur. Je suis un clown. Une caricature de femme. La robe fade et le maquillage agressif forment un contraste grotesque. Je suis "présentable". Présentable pour les oubliés.
— Parfait, conclut Olga, satisfaite. Ta première chambre est le numéro 7. Vas-y. Le premier devrait arriver bientôt. C’est un habitué. Sois gentille.
Elle me pousse vers la porte. Le couloir me semble soudain interminable. Chaque pas est un calvaire. Je trouve la chambre 7. C’est une pièce minuscule, avec juste un lit défraîchi, une table de nuit et un lavabo. La fenêtre est condamnée par des planches. Il n’y a pas de serrure à l’intérieur.
Je m’assois sur le bord du lit, les mains tremblantes. Le poids de la réalité m’écrase. C’est ça, mon existence maintenant. Être "la chose" pour "les choses". La dernière étape avant le néant. La colère que j’ai sentie naître est toujours là, au fond de mon ventre, mais elle est recouverte d’une couche de honte et de terreur si épaisse que je n’arrive plus à la sentir.
Quelques minutes plus tard, la porte s’ouvre. Un homme entre. Il sent l’alcool et la sueur. Il est gros, le visage rougeaud. Son regard se pose sur moi, sans intérêt, sans désir. C’est une transaction.
— Alors, c’est toi la nouvelle ? fait-il en déboutonnant déjà sa braguette. Dépêche-toi, j’ai pas toute la nuit.
Je ferme les yeux, un instant. Je revois la camionnette, le visage de Vance, le verre d’eau au sol. Supplie.
Puis j’ouvre les yeux, je me lève, et j’avance vers lui. Ma première nuit au Jardin d’Eden commence. Je ne suis plus Ivy. Je suis la fille de la chambre 7. Et pour survivre, je vais devoir apprendre à mourir, un peu plus, à chaque client.
IvyLa porte se verrouille derrière le cinquième. Le silence qui retombe n’est plus un silence, c’est le bruit blanc de l’épuisement total. Je reste allongée, les yeux ouverts sur la tache au plafond. Ma pensée, lente et gluante comme du goudron froid, s’accroche à un détail étrange, macabre.Ils se sont tous protégés.C’est mécanique, pour eux. Une précaution hygiénique, comme se laver les mains. Le petit sachet froissé jeté dans la poubelle rouillée est la seule trace de leur passage, avec l’argent. C’est une formalité. Pour eux. Pour moi, dans la lente descente aux enfers de mon esprit, cela devient une grâce perverse, une ironie trop cruelle.Heureusement. Le mot germe, hideux. Heureusement qu’ils prennent cette précaution. Sinon, avec tout cela… je pourrais attraper des choses. Des maladies. Salir mon corps encore plus. L’idée me fait presque rire, un rictus qui déchire mes lèvres gercées. Comme si quelque chose pouvait encore être « sali » ici. Comme si ce corps n’était pas déjà
IvyC’est la fin. La fin de quelque chose, peut-être juste la fin du jour. Je ne sais plus. Le temps a perdu sa forme, il n’est plus qu’une boue épaisse et répétitive, mesurée par l’entrée et la sortie des ombres.Le cinquième est parti. L’odeur de lui, un mélange de transpiration aigre et de désinfectant pour les mains, flotte encore dans la pièce. Je suis assise au bord du lit, les jambes écartées, le dos voûté. Mes reins sont une seule et immense douleur, une brûlure sourde qui irradie jusqu’à la base de mon crâne. Entre mes cuisses, c’est une plaie à vif, une sensation de verre pilé et de feu. Chaque respiration est un effort, chaque battement de cœur semble faire trembler mon corps épuisé.Mes yeux se posent sur la table de nuit. Sur l’argent.Bruno est venu ce matin, après le deuxième client. Il avait apporté un bol de soupe grise et froide.— T’es pas stupide, avait-il grommelé en le posant par terre. Les billets qu’ils te laissent, là. C’est pour toi. Le bordel, il est déjà pa
IvyLe cliquetis métallique de la clé dans la serrure déchire le silence comme un coup de couteau. Je sursaute. Mon corps engourdi par le froid du sol et la torpeur se raidit d’un seul coup. La porte s’ouvre. La silhouette massive de Bruno, le gardien, obstrue le cadre.Il ne me regarde même pas vraiment. Son regard glisse sur moi, recroquevillée contre le mur, comme on jette un œil à un objet déplacé.— Debout. Lave-toi. T’as cinq minutes. Y’en a un autre qui arrive.Il jette un torchon rêche et un savon industriel, vert et puant, sur le linoléum près de mes pieds. L’objet atterrit avec un bruit mou. Puis, sans un mot de plus, il recule et referme la porte. Le bruit du verrou qui reprend sa place est un verdict.Pendant un long moment, je ne bouge pas. Je fixe le torchon, les yeux secs et brûlants. Les sanglots sont retombés, laissant derrière eux une carapace de glace fragile. La pensée de bouger, de faire ce qu’on attend de moi, semble aussi insurmontable que de déplacer une montag
IvyLe silence est revenu. Un silence lourd, épais, qui semble absorber même le son de ma propre respiration. La porte est verrouillée. L’homme est parti. L’argent salé par son fantasme et mon mensonge repose sur la table de nuit. Je ne le touche pas. Je ne peux pas.Je me lève du lit, le corps lourd, les jambes flageolantes. Chaque pas est une épreuve. Je traîne mes pieds nus sur le linoléum froid et collant jusqu’au lavabo. La poignée de métal est glacée sous mes doigts. Je tourne le robinet. Un filet d’eau froide et rouillée en sort avec un gémissement. Je me penche, éclaboussant mon visage, essayant de laver la sensation de ses mains, de son souffle, de son poids. L’eau mélangée au maquillage bon marché coule en traînées grises et roses dans l’évier fissuré. Je frotte, plus fort, jusqu’à ce que ma peau soit rouge et irritée. Mais la souillure est en dessous. Elle est incrustée.Quand je relève la tête, mon reflet dans le miroir fêlé me fait horreur. Les yeux sont deux trous noirs,
IvyIl n’est pas ivre, du moins pas complètement. Il est plus jeune, vêtu d’un uniforme de livreur, les mains encore sales de cambouis. Il a un visage ordinaire, presque timide. Il ne se rue pas sur moi.— Bonsoir, murmure-t-il en refermant la porte.Il me regarde, assise sur le lit, et son regard n’est pas vide. Il y a une curiosité, une nervosité qui ressemble presque à de la retenue. Un espoir absurde et dangereux naît en moi. Peut-être… Peut-être que celui-là…— S’il vous plaît…, je commence, ma voix est une corde rauque, rarement utilisée pour parler. Je… je vous en supplie.Il s’arrête, surpris.— Qu’est-ce qu’il y a ?Je rassemble tout mon courage, le peu qui me reste. Je baisse les yeux, jouant une modestie qui n’est plus qu’un lointain souvenir.— Je… je n’ai jamais… Je suis vierge.Les mots sortent dans un souffle. C’est un mensonge, bien sûr. Un mensonge usé, que j’ai entendu certaines filles plus rusées utiliser pour obtenir un peu plus d’argent ou une once de gentillesse.
IvyLa pièce est carrelée de blanc, humide et froide. Il y a plusieurs pommeaux de douche, sans rideau. Je tourne le robinet. De l’eau froide en sort, glaciale. Je n’ose pas chercher le chaud. Je me déshabille et me glisse sous le jet. L’eau est un choc, un supplice et une bénédiction. Je frotte ma peau avec un savon rugueux et industriel qui pique les yeux, essayant d’enlever la crasse, l’odeur de peur, la souillure. L’eau qui ruisselle à mes pieds est grise. Je lave mes cheveux, les ringant encore et encore, comme si je pouvais rincer les souvenirs.Quand je ressors, grelottante, Marco me jette une serviette mince et rêche.— Secoue-toi. C’est l’heure.Il ne me mène pas vers les salons luxueux que j’imagine, mais dans une petite pièce exiguë qui sert de bureau. Une femme est assise derrière un bureau. Elle doit avoir la quarantaine, mais son visage est tiré, durci par la vie. Ses yeux, cernés de khôl, me toisent sans la moindre empathie. C’est Olga. Je l’apprendrai plus tard.— La n