LE POINT DE VUE DE CHRISTINE
La salle de réception brille . Les dorures sur les murs étincellent, les lustres de cristal accroché au plafond scintillent comme des étoiles dans un ciel trop parfait. Une musique de jazz s’élève, élégante, enveloppante. Elle pulse dans l’air , c'est agréable presque envoûtante.
Dès que nous franchissons les portes, Amanda, Noémie et moi attirons tous les regards. On dirait que le temps s’arrête. Les conversations se figent, les verres s’immobilisent à mi-hauteur, et les yeux s’accrochent à nous.
Je marche lentement, la tête haute, ma robe noire sculptée contre mon corps comme si elle avait été cousue sur ma peau. J’affiche un sourire à peine esquissé, juste assez pour faire fondre les plus téméraires, assez distant pour les garder à distance. Je le sens dans chaque cellule de mon corps : ce monde m’appartient. Ce soir, je le domine.
Les héritiers de fortunes absurdes s’approchent. Costumes sur mesure, montres suisses, bracelets en or, égo surdimensionné. Ils me saluent avec des compliments fades et des regards trop appuyés. Je les observe comme on regarde une collection de trophées. Trop faciles, trop prévisibles.
— Aucun d’eux ne mérite même un battement de cil, je murmure à Noémie, en croisant les bras.
— Pourtant, celui-là, là-bas, regarde tes jambes comme s’il voulait les croquer vivantes, répond t-elle en étouffant un rire.
— Tant qu’il ne les touche pas, il peut bien fantasmer.
Plus tard dans la soirée, l’after-party déborde sur le pont supérieur. Le ciel est clair, parsemé d’étoiles, et l’ambiance a changé. La musique est plus intense, les lumières plus douces . Les corps s’approchent, les rires deviennent plus graves, les verres s’entrechoquent plus vite.
Amanda, déjà un peu pompette, s’accroche à mon bras.
— Allez, viens ! Ce soir, je veux absolument embrasser un beau mec. Peu importe lequel. Je veux du glamour et… un petit péché bien mignon.
— Tu t’es regardée ? Tu pourrais en faire tomber cinq d’un seul regard, je lui lance en riant.
Elle s’éloigne, déterminée, la robe rouge virevoltant derrière elle. De mon côté, je reste près du bar. Ma coupe de champagne à moitié vide à la main, les joues légèrement chauffées par l’alcool, je ferme les yeux une seconde. Et là, je le sens.
Ce picotement. Ce frisson derrière la nuque. Le signe que quelqu’un m’observe.
Et puis je le vois.
Un homme approche. Costume bordeaux aux coutures brillantes, bijoux clinquants, sourire carnassier. Trop de tout. Il transpire l’arrogance d’un type qui pense que son portefeuille peut lui ouvrir toutes les portes, même celles de mon attention.
— Mademoiselle, m’accorderez-vous cette danse ? Ce soir, je vais vous montrer ce qu’est un vrai homme.
Je le détaille des yeux, lentement, sans cacher mon mépris. Puis je hausse un sourcil.
— Danser avec vous ? Plutôt mourir.
Je me détourne, et là, je le vois. Un serveur passe près de moi, plateau vide à la main. Il est grand, élancé, le visage dessiné avec une précision presque douloureuse. Sa mâchoire est ciselée, son regard noir, magnétique. Insolent. Il porte la tenue classique du personnel : chemise blanche, pantalon noir… mais sur lui, c’est autre chose. Une armure.
Je tends la main, attrape doucement le nœud de sa cravate.
— Toi. Tu danses avec moi.
Il cligne des yeux, surpris. Il jette un coup d’œil autour, probablement à la recherche d’un supérieur. Mais je glisse quelques billets dans sa ceinture, sans rompre le contact visuel.
— Maintenant.
Il acquiesce, à peine. Mes doigts se posent sur son torse et un frisson me traverse. Il est chaud. Vivant et présent.
Nous nous glissons sur la piste. Je mène la danse , audacieuse. Et il me suit, précis, assuré. Nous nous adaptons l’un à l’autre comme si c’était naturel, presque écrit. Les regards se tournent vers nous. Les murmures reprennent. Certains sont fascinés. D’autres… jaloux.
— C’est qui, ce serveur ?
— Elle l’a choisi, lui ?
— Il danse comme un dieu…
Je ris. J’ai chaud. Depuis le début de cette croisière, je me sens vraiment vivante. Il y a en lui quelque chose de brut, de vrai. Il ne me regarde pas comme une vitrine de luxe. Il est là, avec moi. Et ça, c’est rare.
(...)
Dans un coin de la salle, un regard fixe Christine avec insistance. L’homme qu’elle a rejeté plus tôt dans la soirée. Le riche au costume bordeaux, l’éconduit humilié. Il ne danse pas. Il ne parle à personne. Il observe.
Son visage ne trahit rien au début. Juste une immobilité glaciale. Puis, peu à peu, son expression se transforme. La surprise laisse place à une colère sourde, maîtrisée. Sa mâchoire se contracte. Ses narines frémissent.
Il pose brutalement son verre vide sur une table voisine, les doigts crispés, avant de glisser la main dans la poche intérieure de sa veste.
Ce qu’il en sort est presque invisible : une petite fiole . Minuscule. Elle contient un liquide transparent, sans odeur, sans couleur.
L’homme avance. À pas lents. Silencieux. Précis. Il traverse la salle, dissimulé par l’agitation des danseurs, les éclats de rires, les lumières mouvantes. Il ne quitte pas Christine des yeux.
Lorsqu’il passe près de sa table, il marque une pause imperceptible.
D’un geste rapide, assuré, il verse quelques gouttes dans le verre doré laissé sans surveillance.
Puis il recule. Un pas après l’autre. Toujours sans la lâcher du regard.
Un sourire tordu étire ses lèvres.
— Tu fais la maligne, hein ? Je t’observe… on verra bien comment tu réagis dans quelques minutes, marmonne-t-il entre ses dents, pour lui seul.
Et dans un mouvement fluide, il disparaît dans la foule. Invisible. Insoupçonnable. Mais le piège, lui, est déjà en place.
LE POINT DE VUE DE CHRISTINE
Sur la piste, je termine une pirouette, haletante, les yeux brillants. Mon cavalier me fixe , comme si je venais de lui retourner l’âme.
— T’as un nom, ou je t’appelle "le meilleur danseur de la soirée" ? je lui demande avec un sourire amusé.
Il ouvre la bouche pour répondre…
Mais à cet instant, plus rien n’existe. Mon cœur bat à tout rompre. L’adrénaline pulse dans mes veines comme un incendie. Nos regards se croisent encore une fois. Et dans un élan aussi brutal qu’instinctif, je le fais.
Je l’embrasse.
Pas un baiser furtif. Pas une esquisse timide. Un vrai baiser. Sûr. Brûlant. Souverain.
— Une récompense pour ta prestation ce soir, je murmure contre ses lèvres, mes yeux plantés dans les siens, un sourire audacieux suspendu à ma bouche.
Autour de nous, c’est l’électrochoc.
Des exclamations. Des chuchotements. Des regards en feu. On nous désigne. On nous commente. On nous envie. On nous juge. Mais rien n’importe.
Lui et moi, à cet instant, formons une image que personne n’oubliera : moi, fière et magnétique. Lui, troublant et mystérieux.
Chapitre 62 LE POINT DE VUE DE DAMIEN J’étais encore dans la chambre, le téléphone à la main, les nerfs tendus comme un arc. Quand j’ai appelé Selena, ma voix n’était qu’un ordre sec :— Localise la voiture de Christine. Tout de suite.Elle a soupiré, comme toujours quand je lui demande quelque chose dans l’urgence, mais je savais qu’elle s’exécuterait. Une poignée de secondes plus tard, je reçois l’adresse. Mon cœur fait un bond dans ma poitrine.L’hôpital. Celui où le détective est hospitalisé.Je serre les dents. Qu’est-ce qu’elle fout là-bas ? Pourquoi elle ne m’a rien dit ?Normalement, Christine me dit tout. Même ses colères, même ses doutes. Mais là… elle est partie seule, en cachette, et en plus pour voir le détective ?Selena, à l’autre bout du fil, balance calmement :— Peut-être qu’elle n’a plus envie de te mêler à sa vengeance. Peut-être qu’elle veut régler ça seule.— Non, c’est pas vrai, je rétorque aussitôt, ma voix grondant. Christine m’aurait dit où elle allait. Ell
CHAPITRE 61LE POINT DE VUE DE CHRISTINEJ’entrai dans la chambre du détective à pas mesurés, le cœur battant à tout rompre. L’odeur d’hôpital, froide et métallique, me fit grimacer. Il était là, allongé, les traits tirés, le visage marqué par la douleur mais ses yeux, eux, brillaient d’une lucidité glaciale.— C’est bien que vous soyez venue, dit-il d’une voix encore rauque.Je serrai mon sac contre moi et hochai la tête.— J’espère… j’espère que vous vous trompez. Que Damien n’a rien à voir dans tout ça.Ses lèvres esquissèrent un sourire fatigué.— On le saura d’ici peu.Mes doigts tremblaient quand je sortis l’ordinateur de mon père et le posai sur ses genoux. Il se redressa lentement, étouffant un gémissement de douleur, puis l’ouvrit. L’écran s’illumina et il posa ses mains abîmées sur le clavier.— Je peux vérifier si quelqu’un a forcé un accès.Je fronçai les sourcils.— Mais… comment vous pouvez savoir ça ?Son regard vif se posa sur moi.— Les systèmes laissent toujours des
Chapitre 60LE POINT DE VUE DE CHRISTINELe matin, Damien dormait encore profondément, son souffle régulier emplissant la chambre. Moi, j’étais éveillée depuis longtemps déjà, le cœur battant d’un rythme trop pressé. J’avais pris ma décision durant la nuit, entre deux insomnies. Aujourd’hui, je devais agir.Je sortis du lit sur la pointe des pieds, retenant même ma respiration pour ne pas troubler la sienne. Mon téléphone, glissé discrètement dans la poche de mon peignoir, me paraissait peser une tonne. Je traversai le couloir, chaque craquement du parquet me donnant l’impression de hurler dans le silence. Puis je poussai la porte du bureau.Un frisson m’envahit aussitôt. L’air y avait cette odeur de vieux papier et de cuir qui ne m’avait jamais quittée. Ce bureau… c’était l’endroit où mon père m’avait appris à écrire mes premiers mots, où il me racontait ses projets d’affaires, ses rêves, mais aussi ses inquiétudes. J’entendis presque son rire résonner entre les murs, et un instant j
CHAPITRE 59LE POINT DE VUE DE CHRISTINE Je serrais le téléphone si fort que mes jointures en devinrent blanches. Mes mains tremblaient, mes pensées s’entrechoquaient comme des vagues en pleine tempête. Faut que je sache. Je dois savoir ce qu’il se passe vraiment. Mais comment ? Devrais-je en parler à Damien ? Lui répéter ce que le détective vient de me dire ? Non… ce serait insensé, suicidaire même. Quelle femme saine d’esprit accuserait l’homme qui a tout fait pour la protéger, sans preuve tangible ?Depuis qu’il est entré dans ma vie, Damien a été une épaule solide, un roc sur lequel je pouvais m’appuyer. Jamais il n’a donné le moindre signe d’ombre, jamais une faille qui aurait pu me faire croire qu’il était lié de près ou de loin aux tragédies qui ont ravagé ma famille. Au contraire… il m’a sauvée. Il a été là quand je m’effondrais, il a tenu ma main dans la douleur, il m’a relevée quand tout me semblait perdu.Et aujourd’hui… on voudrait me faire croire qu’il est l’auteur de to
Chapitre 58LE POINT DE VUE DE SELENAJe laissai un silence s’installer, volontaire, pour que sa menace résonne entre nous. Puis je me mis à sourire, lentement, presque avec douceur.— Tu sais quoi, Damien ? murmurai-je, en penchant légèrement la tête sur le côté. Tu crois toujours que tu peux me dicter ma conduite. Que tes choix sont légitimes, mais pas les miens. Tu crois que je vais plier parce que tu fronces les sourcils et que tu joues les grands seigneurs. Mais… je ne suis plus la petite sœur docile que tu pouvais protéger en me tenant par la main.Je fis un pas vers lui, réduisant encore l’espace. Son parfum, son souffle… je le sentais, tout près, mais je n’avais pas peur.— Tu veux que j’arrête de voir Roland ? poursuivis-je, la voix plus ferme. Alors toi, arrête de voir Christine. Parce que c’est la même chose. Tu crois que ta croisade pour la sauver ne nous met pas en danger ? Tu crois que coucher dans son lit ne t’attache pas encore plus à son destin, à ses ennemis ? Tu cro
Chapitre 57LE POINT DE VUE DE DAMIEN Je posai ma serviette sur la table, le sourire de façade toujours vissé sur mes lèvres, et dis doucement à Christine :— Je vais juste aux toilettes, je reviens.Elle hocha distraitement la tête, encore perdue dans ses pensées. Parfait.Je me levai, chaque pas mesuré, comme si je n’avais aucune urgence. Pourtant, à l’intérieur, mon cœur battait vite, trop vite. Mon regard balaya la salle, et je l’aperçus. Selena. Ou plutôt Victoria, comme elle s’amusait à se faire appeler ce soir. Elle riait légèrement à une blague de Roland, mais je savais que ce n’était qu’une couverture. Ses yeux, un instant, croisèrent les miens. Un éclat froid. Elle avait compris.Sans un mot, je passai à côté de leur table. Je ralentis à peine, juste assez pour qu’elle sache que je voulais lui parler. Son sourire ne bougea pas, mais je sentis son regard me suivre jusqu’au couloir qui menait aux toilettes.La porte battante claqua derrière moi. J’inspirai profondément, m’app