Sofia
Le silence.
Il y avait quelque chose de profondément anormal dans ce silence. Pas celui, rassurant, d’une fin de journée au bureau, quand tout le monde est parti et que les néons cessent enfin de bourdonner. Non. Celui-là était glacial. Figé. Comme si le temps lui-même avait retenu son souffle, comme si l’espace attendait, suspendu, que quelque chose cède.
Moi, peut-être.
Je refermai le dossier d’un geste trop lent. Mes doigts frôlèrent le cuir usé de sa couverture avec une précaution que je ne me connaissais pas. Mes mains tremblaient à peine, mais mes pensées, elles, s’agitaient comme des oiseaux piégés dans une cage.
Il y avait un bruit dans ma tête, une dissonance, quelque chose d’irrationnel : une alarme sans son.
Mais les chiffres, eux, ne mentaient pas.
Jamais.
Trois comptes offshore. Des flux de transferts éclatés, éclipsés entre des paradis fiscaux. Des montages juridiques aussi brillants qu’illégaux. Et toujours, ce nom. Encore et encore. Moretti Enterprises.
Comme une signature invisible gravée au fer rouge dans les interstices du système.
J’aurais pu feindre l’ignorance.
J’aurais pu tout effacer.
Mais je savais, maintenant.
Et on ne désapprend pas ce genre de vérité.
J’étais censée être une simple comptable.
Censée.
Sauf qu’aucune "simple comptable" ne reçoit un contrat truffé de clauses de confidentialité, ni un salaire assez généreux pour faire rougir un banquier suisse. J’aurais dû fuir dès le premier jour, quand j’ai vu que mon prédécesseur n’avait même pas laissé de trace dans les fichiers internes. Même pas un nom. Comme s’il n’avait jamais existé.
Mais voilà. À vingt-neuf ans, l’ambition parle plus fort que la peur.
J’ai accepté. J’ai fermé les yeux. Jusqu’à ce qu’ils refusent de rester clos.
— Merde…
Le mot m’échappa à voix basse, rauque, mais dans cette pièce trop propre, trop ordonnée, il résonna comme une détonation. Mon cœur accéléra.
Je me levai si brusquement que ma chaise racla le sol. J’enfourrai les papiers dans mon sac avec des gestes hachés, récupérai la clé USB planquée dans la doublure. Pas de plan. Pas d’alibi. Pas même le temps de prévenir quelqu’un.
Il fallait fuir.
Et vite.
Je sortis de mon bureau d’un pas précipité. Les escaliers défilaient sous mes pieds. Mon souffle était court, mais je refusais de courir. Ne pas attirer l’attention. Ne pas paraître coupable.
Le parking était vide. Trop vide.
Et puis, la voix.
— Mademoiselle Leone ?
Je m’arrêtai net.
Glacée.
Ce timbre grave. Cet accent italien, à peine voilé. Une voix douce, mais qui portait l’autorité d’un ordre qu’on ne discute pas.
Je pivotai lentement.
Deux hommes. Parfaits clichés vivants de gardes du corps mafieux. Costumes noirs, lunettes teintées. Démarche assurée. Regard d’acier.
— Le Patron veut vous parler.
Je tentai de me recomposer un masque d’indifférence, mais je sentais mes jambes faiblir.
— Je ne sais pas de quoi vous parlez. Dégagez.
Le ton était sec. Trop sec pour être crédible. L’un d’eux avança. L’autre se plaça dans mon dos. Je tentai de les contourner, mais la poigne qui me saisit le bras fut brutale.
Un étau.
Ma clé USB tomba.
Ils la virent.
Le plus grand se pencha, la ramassa, et souffla d’une voix basse :
— Mauvais choix, princesse.
Et soudain, tout s’éteignit.
Quand je repris conscience, mes paupières étaient lourdes. Ma nuque, douloureuse. Le fauteuil sous moi était moelleux, presque accueillant. Un contraste terrifiant avec mes poignets attachés.
Pas de chaînes. Pas de cordes rugueuses. Juste des sangles discrètes, solides, professionnelles. Le genre qu’on n’achète pas au hasard.
L’air sentait le cuir, le whisky vieilli, le pouvoir contenu.
Il faisait sombre. La lumière venait d’une seule lampe sur pied, dont le faisceau jaune dessinait des ombres mouvantes sur les murs habillés de bois sombre.
Et lui.
Assis en face. Les jambes croisées, les mains jointes, le regard planté dans le mien.
Elio Moretti.
Plus jeune que ce que j’avais imaginé. Trop jeune pour avoir bâti un empire souterrain. Mais dans son regard, pas une trace d’hésitation. Pas une fissure. Seulement cette immobilité glacée des hommes qui ne doutent jamais.
— Tu as fouillé là où tu n’aurais pas dû, Sofia.
Ma gorge était sèche. Je voulais lui dire d’aller se faire foutre. Mais tout ce que je parvins à sortir fut :
— Vous êtes malade.
Il se leva. Lentement. Mesuré. Comme s’il voulait que je ressente chaque pas.
Il s’arrêta devant moi, se pencha, et glissa deux doigts sous mon menton. Mon visage suivit malgré moi. Il me força à le regarder. À affronter ces yeux pâles, d’un calme assassin.
— Et toi… tu as un goût de défi. J’aime ça.
Mon cœur battait si fort que j’en avais mal aux côtes. Et pire encore : une chaleur étrange se propageait dans mon ventre. Un mélange de peur, d’adrénaline, et de quelque chose d’indicible.
Mon corps… me trahissait.
— Tuez-moi. Mais faites-le vite.
Je voulais qu’il en finisse. Qu’il arrête de jouer.
Mais il sourit.
Un sourire lent. Lisse. Insondable.
— Oh, non. Tu es bien plus utile vivante… Et beaucoup plus délicieuse quand tu te débats.
Il se pencha. Son souffle frôla ma peau, juste sous l’oreille. Ses doigts effleurèrent ma mâchoire, mon cou, s’attardèrent un instant sur ma clavicule. Comme s’il me lisait. Comme s’il me possédait déjà.
— Bienvenue dans mon monde, fiancée.
Je tressaillis. Ce mot. Fiancée.
Mon sang se glaça.
— Tu ne le sais pas encore… mais tu vas adorer être mienne.
Il se redressa. Me laissa là, dans ce fauteuil, prisonnière d’un monde qui n’était pas le mien.
Et alors qu’i
Ml s’éloignait, une certitude naquit en moi.
Je ne sortirais pas d’ici indemne.
Peut-être pas même… moi-même.
SofiaJe l’ai vue arriver.La styliste.Toute droite sortie d’un magazine glacé, le sourire figé, le carnet à la main, les bras chargés de tissus qui brillent comme des promesses empoisonnées. Elle sentait la vanille synthétique et la réussite vide, celle qu’on affiche comme un trophée sans jamais l’avoir réellement méritée.Elle m’a dit bonjour d’un ton trop gai, trop poli.Elle m’a appelée madame Elven.Et je n’ai pas corrigé.Pas besoin.Ce nom ne me colle pas à la peau. Il glisse.Comme s’il refusait lui aussi de m’enchaîner.Je me suis laissée faire, oui.Mais je n’étais pas passive.J’observais.Chaque tissu.Chaque mot.Chaque tentative de séduction déguisée en conseil.Elle m’a drapée de soie, m’a fait tourner face au miroir, a ajusté la lumière. Elle parlait de plis qui flattent, de tailles cintrées, de lignes épurées. Comme si tout cela avait encore un sens. Comme si j’étais là pour briller.Mais je ne suis pas là pour être belle.Je suis là pour survivre.Je me suis regardé
SofiaIl est là.Assis dans son fauteuil, dos droit, coude posé, le regard perdu vers la baie vitrée.Comme s’il contemplait un empire invisible, quelque chose qu’il est déjà sûr de posséder.Un roi sans couronne.Un homme sans dieu.Et pourtant, il croit toujours que tout s’organise autour de lui. Que les choses finissent par plier.Que moi, je finirai par plier.— Le mariage est avancé, a-t-il dit ce matin .D’un ton calme. Formel. Glacé.Comme s’il me demandait si j’aimais le poisson ou la viande.Depuis, je ne suis plus tranquille .Je tourne en rond. Je brûle. Je m’écorche aux murs.Chaque centimètre carré de cette maison me rejette.Tout ici me hurle que je n’ai plus de place.Mais ce matin, en le voyant là, si tranquille, si certain…Quelque chose en moi s’est rompu.Et c’est fini.Je m’approche. Lentement.Pas pour le surprendre. Pas pour l’émouvoir.Mais pour me tenir droite, enfin.Mes mains tremblent mais ce n’est pas de peur. C’est de rage contenue.Mes mots, eux, sont net
SofiaJe n’ai pas dormi.Pas une seule seconde.Et ce n’est pas par manque d’envie, non.C’est parce que le sommeil ne peut pas venir quand on est suspendue dans un vide aussi glaçant, quand chaque battement de cœur est un rappel brutal que quelque chose s’est effondré ou est en train de s’effondrer.Chaque fois que mes paupières s’alourdissaient, je le revoyais.Lui.Son regard comme un couperet.Ses mots, tranchants et irrémédiables : Le mariage est avancé.Je crois que j’ai entendu ce mot comme on reçoit une détonation dans une pièce hermétiquement close.Il n’y avait pas d’écho.Juste l’impact , sec , dévastateur.Je suis restée là, pétrifiée sous les draps, la gorge nouée, le souffle court, à attendre que quelque chose en moi réagisse, hurle, frappe.Mais rien.Juste une certitude glissante : cette fois, il a franchi une ligne.Il a décidé . Et moi, que fais-je ?Je subis ? Encore ?Je plie, je courbe l’échine, je laisse les événements me broyer comme un automate vidé de sa volon
ElioElle est là dans la pièce d’à côté.Je le sens , je le sais.Elle respire fort, comme si chaque souffle était un combat.Comme si sa cage thoracique s’était refermée autour d’un cri qu’elle refuse de laisser sortir.Elle croit qu’elle a gagné.Qu’elle a mis de la distance.Qu’elle a fui l’impact.Mais elle s’est juste retranchée.Et moi, je suis déjà en train d’assiéger ses murs.Je suis encore nu.Assis au bord du lit.Les mains serrées sur mes genoux.Les veines tendues sous la peau.Et dans ma tête, une seule pensée : ça suffit.Assez attendu.Assez supporté ses reculs, ses départs, ses silences venimeux.Assez joué à deviner si elle va partir ou rester.Elle est à moi.Elle l’a toujours été.Même quand elle criait que non.Même quand elle me regardait avec cette haine dans les yeux.Même quand elle me suppliait d’arrêter.Je l’ai vue jouir dans mes bras.Je l’ai entendue gémir mon nom comme une prière et une insulte.Je l’ai sentie se cambrer, se tordre, se perdre sous mes do
ElioLe silence est plus lourd que tout.Il est dense.Opprimant.Un silence qui m’engloutit, qui me presse la gorge, qui me fait respirer à peine.Mais je ne sais pas si c’est ce silence qui me tue, ou ce vide.Ce vide où elle n’est plus.Ce vide où elle ne sera plus jamais.Je me redresse lentement, encore allongé, la peau encore marquée par la chaleur de son corps, l’odeur de son parfum collée à mes draps. Mais il ne reste plus rien d’elle.Rien de ce qu’on a été, de ce qu’on a fait.Mes mains tremblent, mais je les serre.Je les presse contre les draps comme si ça pouvait arrêter cette douleur qui monte dans ma poitrine.Je suis resté là.À la regarder sortir .À la laisser s’échapper entre mes doigts comme du sable, sans pouvoir l’en empêcher.Elle est partie.Sans un mot.Sans un regard en arrière.Et pourtant, je sais que ce n’est pas fini.Je sais qu’elle reviendra.Ou peut-être que c’est moi qui reviendrai à elle.Mais dans quel état, je n’en ai aucune idée.Je me lève.Le so
SofiaLe matin est pâle, pâle comme une vérité qu’on ne veut pas affronter.Presque fragile, presque faux.Mais tout en moi est tranchant, aride, fendu de partout comme une terre qui n’a pas connu la pluie depuis des semaines.Je reste allongée un long moment, le souffle suspendu, le regard rivé au plafond que je ne vois pas vraiment, et je sens, derrière moi, la chaleur constante d’Elio, sa présence trop proche, trop dense, trop réelle pour être ignorée, même s’il ne bouge pas, même s’il ne dit rien, même s’il fait semblant.Il respire lentement, trop lentement pour que ce soit du sommeil, et je le sais : il ne dort pas.Il ne dort jamais quand il veut contrôler.Et cette nuit, il a tout contrôlé.Mon silence.Mon vertige.Mon oubli de moi-même.Je m’extrais du lit comme on arrache une plaie mal refermée.Chaque muscle tire, proteste, se souvient.Mes jambes sont lourdes d’un poids que je n’ai pas choisi, mon ventre pulse encore de ses coups, et mes hanches, encore marquées de ses ma