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Éliane
La mer dort, étendue et souveraine, comme une amante qui ne m’appartient plus.
Ses murmures m’enveloppent, mais ce soir, ils ne me suffisent pas.
Il y a dans l’eau une inquiétude douce, un appel que je ne comprends pas.
Quelque chose au-delà des vagues.
Quelqu’un.
Je m’élève lentement vers la surface. Les algues glissent sur ma peau comme des doigts timides. Mon cœur bat contre mes côtes, et le froid de l’abysse s’efface peu à peu sous la chaleur du courant de lune.
Chaque fois que je remonte, j’ai l’impression de trahir quelque chose de sacré.
La Reine des Abysses dit que l’air est un poison pour nos cœurs.
Mais ce soir, j’ai envie de respirer ce poison.
Je perce la surface.
La lune se déverse sur moi en argent liquide.
Le monde d’en haut s’étend, vaste, silencieux, presque vivant.
L’air me fouette le visage, sec et âpre, chargé d’odeurs inconnues : le feu, la terre, la chair.
Je frissonne.
Un bruit.
Des sabots qui frappent le sol. Lents, puissants.
Mon regard se tourne vers le rivage.
Là, sous un arbre tordu par le vent, un être s’avance.
La lumière glisse sur son corps : torse d’homme, muscles tendus, luisants de sueur, et sous sa taille, la grâce d’un cheval noir.
Un centaure.
Il s’agenouille près de la rivière, trempe ses mains dans l’eau.
Son souffle trouble la surface.
Je ne devrais pas le regarder , c’est un ennemi, un fils de la terre , mais mes yeux refusent de se détourner.
Je suis fascinée par la façon dont la lumière épouse chaque relief de son torse, par la force tranquille de ses gestes.
Il semble fait pour dompter le monde.
Une branche craque.
Son regard se lève.
Et soudain, c’est moi qu’il voit.
Je me fige.
Nos yeux se rencontrent.
Je sens son étonnement, sa méfiance… et autre chose.
Une curiosité brute, presque animale.
Son regard me parcourt, glisse sur mes épaules nues, s’attarde sur ma peau humide.
Je sens le sang battre contre mes tempes.
— Qui est là ?
Sa voix est grave, rauque, chaude comme la terre après la pluie.
Je ne réponds pas tout de suite.
L’eau m’entoure, protectrice, mais la frontière entre nous semble si mince, si fragile que je pourrais la franchir d’un battement de cils.
Je m’avance d’un souffle, et la lune accroche mes écailles.
— Tu n’es pas humaine… murmure-t-il.
Je souris, lentement, un sourire que je ne me connaissais pas.
— Et toi, tu n’es pas bête.
Il fronce les sourcils, un souffle de rire dans la gorge.
Il ne sait pas s’il doit me craindre ou me désirer.
Je le vois dans la tension de sa mâchoire, dans ses doigts qui se referment sur sa lance sans qu’il s’en rende compte.
Je m’élève un peu plus, l’eau glissant le long de ma poitrine, et je le regarde droit dans les yeux.
— N’as-tu jamais vu une sirène ?
Il secoue la tête, fasciné.
— On dit que vous chantez pour perdre les hommes.
— Et toi ? veux-tu te perdre ?
Le silence retombe, lourd, vibrant.
Le vent caresse la surface de l’eau, soulève une mèche de mes cheveux, la dépose sur ma joue.
Il fait un pas vers moi, lentement. Ses sabots s’enfoncent dans la vase, la terre gémit sous son poids.
Je sens l’air changer.
Il y a entre nous un fil invisible, tendu, brûlant.
Je pourrais le rompre.
Je pourrais plonger et disparaître.
Mais je reste.
Je veux savoir quel goût a la terre.
Il s’arrête à quelques mètres.
Ses yeux brillent d’un éclat que je ne comprends pas encore.
— Comment t’appelles-tu ?
— Éliane. Et toi ?
— Kaël.
Je répète son nom à voix basse.
Il roule sur ma langue comme une promesse.
Kaël.
Un nom qui sent le sable et le sang.
Nos regards ne se quittent plus.
Et sous la surface, mon cœur bat si fort qu’il trouble l’eau.
Je sens la mer me tirer en arrière, jalouse.
Mais moi, je m’accroche à la rive.
À lui.
Cette nuit, je sais que quelque chose vient de naître.
Quelque chose d’interdit.
Quelque chose que même les dieux ne pourront pas arrêter.
ÉlianeLe silence est une chape de plomb. Un poids mort à l’intérieur de ma gorge, là où la musique de l’océan vivait. Chaque battement de mon cœur est un coup sourd contre cette prison de chair mutilée. La douleur est une brûlure nette, précise, presque propre comparée à la déchirure qui m’habite.Je ne peux plus chanter. Je ne peux plus apaiser les colères de l’eau. Je ne peux plus appeler les dauphins ou converser avec les baleines. Ma voix, mon premier pouvoir, mon héritage… est parti. Sacrifié. Et pour quoi ?Je sens les muscles de Kaël se contracter sous moi, chaque foulée de ses sabots un tremblement qui se répercute dans mes os. Le vent me fouette le visage, mêlé aux embruns salés. Je n’entends que le souffle rauque de ses poumons, le tonnerre de sa course, et les cris étouffés, lointains, de la bataille que nous fuyons.Je me suis tranchée la gorge pour arrêter la guerre. Et j’ai allumé la mèche qui a tout fait exploser.Je tourne la tête, posant ma joue contre la chaleur de
KaëlLe monde ralentit. Se fige. Se brise.Je vois la lame luire, un éclair d'argent dans la pâleur de l'aube. Je vois sa main, si ferme, si déterminée. Je vois son regard qui me transperce, plein d'un amour si absolu qu'il choisit l'anéantissement.— NON !Mon cri déchire l'air, rauque, bestial, un son que je ne me savais pas capable de produire. Je bondis, mes sabots labourant le sable, projetant des gerbes d'écume. C'est une réaction pure, viscérale, qui balaie la politique, la haine, la raison.Trop tard.La lame trace un sillon écarlate sur sa peau de nacre. Il n'y a pas de jet de sang spectaculaire, seulement une ligne parfaite, nette, d'où perle un rubis sombre. Mais l'effet est immédiat et bien pire.Un silence.Ce n'est pas l'absence de bruit. C'est une force active, une vague qui jaillit d'elle et frappe tout sur son passage. Le grondement des vagues s'éteint. Les cris des oiseaux de mer sont avalés. Le souffle du vent meurt. Même le battement affolé de mon propre cœur sembl
ÉlianeLa froideur de Marinus s'est installée dans le palais comme une maladie. Elle imprègne les murs de nacre, alourdit l'eau, glace les sourires des courtisans. Chaque respiration que je prends est un combat contre cette inertie mortelle.Je me tiens dans la Salle du Trône, devant la Carte des Courants Éternels, une mosaïque de pierres lumineuses illustrant les royaumes de la mer. Mon père, le roi Nereus, est à mes côtés. Son visage, autrefois si fort, semble soudain usé, creusé par des sillons d'inquiétude.— Les pêcheurs des bas-fonds rapportent que la mer se retire encore, murmure-t-il. Les bancs de poissons fuient vers le large. Les coraux blanchissent. Les courants eux-mêmes sont perturbés.Sa main tremble en effleurant la région des Terres Centaures sur la carte.—Et de leur côté, la terre se fend. Leurs forêts meurent.Je garde le silence. Je sens le poids de son regard sur moi.—Éliane… cette prophétie. Les rumeurs qui courent sur toi et… le Centaure.Je ferme les yeux. Le
Eliane Son regard plonge dans le mien, et je sens une présence glaciale fouiller dans mes pensées, comme une pieuvre qui déploierait ses tentacules dans mon esprit. Je résiste, érigeant des murs, pensant au sable chaud, au goût du sang, à la fureur de Kaël. Tout, sauf la peur.Au bout d’un moment qui semble durer une éternité, il retire sa main.—Tu apprendras.Il passe à côté de moi, poursuivant son inspection silencieuse du palais. La pression diminue, me laissant tremblante, vidée.Je reste seule au milieu de la salle vide, la couronne lourde sur mon front. Les paroles de la prophétie me reviennent en mémoire.« Le prix de l’amour sera la perte… »J’ai perdu Kaël. J’ai perdu mon innocence. Je suis sur le point de perdre ma liberté, mon identité.Mais alors que je regarde la silhouette froide et parfaite de Marinus disparaître au bout du corridor, une conviction nouvelle, terrible et libératrice, naît dans la cendre de mon cœur.Je ne serai jamais silencieuse.Je ne serai jamais fr
ÉlianeLe palais est un linceul de nacre. Chaque corridor, chaque voile d’algue, chaque murmure est un rappel de ma trahison. Pas celle envers mon peuple, non. Celle envers moi-même. J’ai laissé Kaël me briser, et pire, j’ai aimé ça.Mon corps est une carte de ses mains. Des bleus sur mes hanches, la mémoire cuisante de son poids, l’écho d’une plénitude si violente qu’elle m’a vidée de toute émotion. Je me lave, encore et encore, mais l’odeur du sable chaud et du cuir persiste, fantôme obsédant.— Tu es silencieuse, ma perle.Ma mère me observe dans la pénombre de mes appartements. Ses yeux, si semblables aux miens, scrutent les miens. Elle voit les dégâts.—Le poids de la couronne se fait sentir, c’est tout.Je détourne le regard vers le miroir d’obsidienne. La femme qui me rend mon reflet a les yeux cernés, la bouche plus dure. La jeune princesse a été emportée par les courants, cette nuit-là.—Ce n’est pas que la couronne, Éliane. C’est autre chose. Je sens un orage en toi.Un orag
KaëlLe silence qui suit ses mots est plus lourd que les pressions des fosses marines. Chaque particule d’air entre nous est chargée d’un destin en suspens. Mon propre regard est un champ de bataille où se heurtent l’instinct du guerrier et la fureur de l’homme trahi.Je parle, ma voix un gravier roulé par la tempête.—Et tu es venue ici pour quoi, Sirène ? Cherches-tu mon approbation ? Mes condoléances ? Un dernier souvenir avant de te jeter dans les bras glacés de ton roi ?Chaque mot est un coup, que j’assène avec une froideur calculée. Je veux la blesser, comme je suis blessé. Je vois son cœur se tordre dans son regard, mais elle refuse de baisser les yeux. Sa fierté me fascine et m’exaspère.—Je suis venue parce que ce lieu est le seul qui soit réel. Tout le reste n’est qu’un songe, une prison de nacre.Un rire bref, sans aucune joie, m’échappe.—Réel ? Rien de tout cela n’est réel, Éliane. C’est une folie. Une maladie que nous partageons. Tu crois que ton petit chagrin de prince







