Se connecterKaël
Trois nuits.
Trois nuits à arpenter cette foutue rive,à combattre un ennemi qui n'est autre que moi-même.
Mon sang n'est plus que feu et furie.Je ne dors plus. Je ne mange plus. Je bois l'air salé comme si c'était un poison, et c'en est un. Son poison.
Éliane.
Je la hais. Je hais la façon dont son image s'est incrustée sous mes paupières, plus réelle que les arbres ou les étoiles. Je hais le son de son nom, qui résonne dans le crépitement des vagues. Je hais ce sourire qui me défie, et cette pitié dans ses yeux de monstre.
Ce soir, il n'y a pas de lune. Le monde est un drap d'encre, et la mer, un piège silencieux.
Je suis venu pour en finir.
Soit je la tue,soit elle me tue. Soit je la touche, et nous verrons bien lequel de nous deux se brise le premier.
Je n'ai pas à l'appeler. Elle est là. Je le sens dans le frisson de l'air, dans le changement de rythme des flots. Mon corps la reconnaît avant même que mes yeux ne l'aperçoivent.
Elle émerge sans un bruit, plus pâle que la nuit, ses cheveux sombres nageant autour d'elle comme des algues.
—Tu es encore là, Kaël. La haine te tient donc plus chaud que le feu de ton propre foyer ?
Sa voix est une caresse et une griffe. Elle sait. Elle sait tout.
Je m'avance dans l'eau jusqu'à ce que le froid m'atteigne les jarrets. Je la domine de toute ma hauteur, mon ombre l'engloutissant presque.
— Raconte-moi encore des mensonges, sirène. Donne-moi une raison.
— La vérité te fait si peur ?
Un grognement m'échappe. Je suis à un pas d'elle maintenant. Je pourrais la saisir par les bras, sentir ses os fragiles sous mes doigts. L'odeur d'océan et de quelque chose de sauvage, de féminin, m'envahit, me rend fou.
— La vérité, c'est que tu es une vermine des mers. La vérité, c'est que votre race a noyé la mienne.
—La vérité, rétorque-t-elle, les yeux brillants de colère ou de larmes, c'est que tu as plus peur de ce que tu ressens pour moi que de toute la colère de l'océan.
C'en est trop.
Ma main part,aveugle de rage. Je devais la frapper, la repousser, la faire taire.
Mais au dernier moment,ma trajectoire dévie.
Au lieu de la gifler,ma paume s'écrase contre le rocher, juste à côté de sa tête.
Nous restons figés.
Mon souffle est rauque,le sien, précipité. Nos visages sont si proches que je vois chaque goutte d'eau sur ses cils, chaque nuance dans ses prunelles qui ne sont ni tout à fait bleues, ni tout à fait vertes.
Je sens la chaleur de son corps contre le mien.
— Fais-le, alors, chuchote-t-elle, son souffle chaud sur ma bouche. Montre-moi à quel point tu me hais.
C'est un défi. Une invitation.
L'ultime provocation.
Je ne sais plus qui a bougé le premier.
Est-ce moi qui me suis penché? Est-ce elle qui s'est offerte ?
Notre bouche se rencontre dans un choc qui n'a rien d'un baiser.
C'est une morsure.Une lutte. Un combat où nos langues se disputent le territoire, où nos dents s'entrechoquent.
Je la tiens contre le rocher,mon corps écrasant le sien, et elle ne cède pas. Elle se bat, elle mord, ses mains s'accrochent à mes épaules, ses ongles s'enfoncent dans ma peau à travers ma tunique.
C'est brutal. C'est laid. C'est nécessaire.
C'est comme avaler la mer et vomir du feu.
Je la dévore, je la punis, je la réclame.
Et elle rend chaque coup,chaque souffle, chaque gémissement étouffé.
Son corps ondule contre le mien,une force insoupçonnée, à la fois souple et d'acier. Je sens la forme de sa queue puissante frémir dans l'eau, s'enroulant autour de ma jambe comme un lien, un piège.
Quand nous nous séparons, haletants, nous sommes deux animaux blessés.
Ma lèvre est en sang.Je ne sais pas si c'est elle ou moi qui l'a mordue.
Ses yeux sont des braises,son souffle brûle l'air entre nous.
— Tu vois ? dit-elle, la voix rauque, brisée. C'est ça, la haine ?
Je recule, chancelant, comme si elle m'avait planté un couteau dans la poitrine.
Le goût de son sang ou est-ce le mien ? est sur ma langue. Un goût de sel et d'infini.
Je ne dis rien. Je ne peux rien dire.
Je tourne les talons et je fuis.
Je fuis la rive,je fuis son regard, je fuis cette vérité qui me crie à la face.
Je ne la hais pas.
Je la désire.
Et c'est pire que tout.
ÉlianeLe silence est une chape de plomb. Un poids mort à l’intérieur de ma gorge, là où la musique de l’océan vivait. Chaque battement de mon cœur est un coup sourd contre cette prison de chair mutilée. La douleur est une brûlure nette, précise, presque propre comparée à la déchirure qui m’habite.Je ne peux plus chanter. Je ne peux plus apaiser les colères de l’eau. Je ne peux plus appeler les dauphins ou converser avec les baleines. Ma voix, mon premier pouvoir, mon héritage… est parti. Sacrifié. Et pour quoi ?Je sens les muscles de Kaël se contracter sous moi, chaque foulée de ses sabots un tremblement qui se répercute dans mes os. Le vent me fouette le visage, mêlé aux embruns salés. Je n’entends que le souffle rauque de ses poumons, le tonnerre de sa course, et les cris étouffés, lointains, de la bataille que nous fuyons.Je me suis tranchée la gorge pour arrêter la guerre. Et j’ai allumé la mèche qui a tout fait exploser.Je tourne la tête, posant ma joue contre la chaleur de
KaëlLe monde ralentit. Se fige. Se brise.Je vois la lame luire, un éclair d'argent dans la pâleur de l'aube. Je vois sa main, si ferme, si déterminée. Je vois son regard qui me transperce, plein d'un amour si absolu qu'il choisit l'anéantissement.— NON !Mon cri déchire l'air, rauque, bestial, un son que je ne me savais pas capable de produire. Je bondis, mes sabots labourant le sable, projetant des gerbes d'écume. C'est une réaction pure, viscérale, qui balaie la politique, la haine, la raison.Trop tard.La lame trace un sillon écarlate sur sa peau de nacre. Il n'y a pas de jet de sang spectaculaire, seulement une ligne parfaite, nette, d'où perle un rubis sombre. Mais l'effet est immédiat et bien pire.Un silence.Ce n'est pas l'absence de bruit. C'est une force active, une vague qui jaillit d'elle et frappe tout sur son passage. Le grondement des vagues s'éteint. Les cris des oiseaux de mer sont avalés. Le souffle du vent meurt. Même le battement affolé de mon propre cœur sembl
ÉlianeLa froideur de Marinus s'est installée dans le palais comme une maladie. Elle imprègne les murs de nacre, alourdit l'eau, glace les sourires des courtisans. Chaque respiration que je prends est un combat contre cette inertie mortelle.Je me tiens dans la Salle du Trône, devant la Carte des Courants Éternels, une mosaïque de pierres lumineuses illustrant les royaumes de la mer. Mon père, le roi Nereus, est à mes côtés. Son visage, autrefois si fort, semble soudain usé, creusé par des sillons d'inquiétude.— Les pêcheurs des bas-fonds rapportent que la mer se retire encore, murmure-t-il. Les bancs de poissons fuient vers le large. Les coraux blanchissent. Les courants eux-mêmes sont perturbés.Sa main tremble en effleurant la région des Terres Centaures sur la carte.—Et de leur côté, la terre se fend. Leurs forêts meurent.Je garde le silence. Je sens le poids de son regard sur moi.—Éliane… cette prophétie. Les rumeurs qui courent sur toi et… le Centaure.Je ferme les yeux. Le
Eliane Son regard plonge dans le mien, et je sens une présence glaciale fouiller dans mes pensées, comme une pieuvre qui déploierait ses tentacules dans mon esprit. Je résiste, érigeant des murs, pensant au sable chaud, au goût du sang, à la fureur de Kaël. Tout, sauf la peur.Au bout d’un moment qui semble durer une éternité, il retire sa main.—Tu apprendras.Il passe à côté de moi, poursuivant son inspection silencieuse du palais. La pression diminue, me laissant tremblante, vidée.Je reste seule au milieu de la salle vide, la couronne lourde sur mon front. Les paroles de la prophétie me reviennent en mémoire.« Le prix de l’amour sera la perte… »J’ai perdu Kaël. J’ai perdu mon innocence. Je suis sur le point de perdre ma liberté, mon identité.Mais alors que je regarde la silhouette froide et parfaite de Marinus disparaître au bout du corridor, une conviction nouvelle, terrible et libératrice, naît dans la cendre de mon cœur.Je ne serai jamais silencieuse.Je ne serai jamais fr
ÉlianeLe palais est un linceul de nacre. Chaque corridor, chaque voile d’algue, chaque murmure est un rappel de ma trahison. Pas celle envers mon peuple, non. Celle envers moi-même. J’ai laissé Kaël me briser, et pire, j’ai aimé ça.Mon corps est une carte de ses mains. Des bleus sur mes hanches, la mémoire cuisante de son poids, l’écho d’une plénitude si violente qu’elle m’a vidée de toute émotion. Je me lave, encore et encore, mais l’odeur du sable chaud et du cuir persiste, fantôme obsédant.— Tu es silencieuse, ma perle.Ma mère me observe dans la pénombre de mes appartements. Ses yeux, si semblables aux miens, scrutent les miens. Elle voit les dégâts.—Le poids de la couronne se fait sentir, c’est tout.Je détourne le regard vers le miroir d’obsidienne. La femme qui me rend mon reflet a les yeux cernés, la bouche plus dure. La jeune princesse a été emportée par les courants, cette nuit-là.—Ce n’est pas que la couronne, Éliane. C’est autre chose. Je sens un orage en toi.Un orag
KaëlLe silence qui suit ses mots est plus lourd que les pressions des fosses marines. Chaque particule d’air entre nous est chargée d’un destin en suspens. Mon propre regard est un champ de bataille où se heurtent l’instinct du guerrier et la fureur de l’homme trahi.Je parle, ma voix un gravier roulé par la tempête.—Et tu es venue ici pour quoi, Sirène ? Cherches-tu mon approbation ? Mes condoléances ? Un dernier souvenir avant de te jeter dans les bras glacés de ton roi ?Chaque mot est un coup, que j’assène avec une froideur calculée. Je veux la blesser, comme je suis blessé. Je vois son cœur se tordre dans son regard, mais elle refuse de baisser les yeux. Sa fierté me fascine et m’exaspère.—Je suis venue parce que ce lieu est le seul qui soit réel. Tout le reste n’est qu’un songe, une prison de nacre.Un rire bref, sans aucune joie, m’échappe.—Réel ? Rien de tout cela n’est réel, Éliane. C’est une folie. Une maladie que nous partageons. Tu crois que ton petit chagrin de prince







