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Chapitre 5 — Le Poids de la Couronne Terrestre

Auteur: Déesse
last update Dernière mise à jour: 2025-11-01 00:17:56

Kaël

Le retour au fortin est une longue marche vers une cage dont je commence seulement à sentir les barreaux. Chaque pas sur la terre ferme, cette terre que je suis censé incarner, me rappelle cruellement que je fuis. Que je suis un roi qui a fui, un guerrier qui a tourné le dos à son propre combat. L'odeur du pin et de la terre humide, qui d'habitude ancre mon âme et calme mes fureurs, me semble aujourd'hui d'une fadeur désespérante. Elle n'a pas la morsure du sel, l'âpreté sauvage de la peau d'Éliane.

Mon domaine se déploie, vaste et magnifique. Les Grandes Étendues. Un royaume de forêts si profondes que la lumière n'en touche jamais le sol, de canyons rugueux creusés par le temps, de plaines immenses où l'herbe ondule sous le vent comme un océan vert. C'est une beauté franche, sans artifice. Elle n'a pas la duplicité des vagues, leurs chuchotements trompeurs. Elle vous défie, vous étreint, vous exige de la force. Je la gère d'une poigne de fer, comme mon père avant moi, et son père avant lui. Je suis le Gardien, le Protecteur, le Rocher. Celui qui veille à ce que les frontières tiennent, que les troupeaux prospèrent, que le feu ne dévore pas les forêts sacrées. Ma parole est loi, mon autorité, absolue.

Ma longue crinière noire, que tant dans le clan trouvent noble et fascinante, n'est pour moi qu'un fardeau. Un symbole de cette chaîne dorée qu'est la couronne. Tout comme ces muscles qui travaillent sous mon pelage bai, ces sabots qui peuvent fendre le crâne d'un loup des montagnes. Ils ne voient que la force. Ils ne voient que le pouvoir. Ils ne voient pas la prison, les murs invisibles qui se resserrent chaque jour un peu plus.

— Mon Roi. La chasse a été bonne du côté des collines de l'Est.

— Kaël ! Enfin de retour. Les jeunes mâles ont besoin de ton regard pour leurs exercices au javelot.

Les saluts, les rapports, les demandes fusent sur mon passage. Les anciens inclinent la tête, respectueux. Les guerriers croisent le poing sur la poitrine, leurs yeux pleins d'une loyauté qui, soudain, me pèse. Et les femelles… Leurs regards sont différents. Lourds de sous-entendus, de promesses, de désirs soigneusement dissimulés ou hardiment affichés. Elles rôdent, elles sourient, elles offrent une coupe de cidre fort ou une caresse furtive sur l'encolure. Elles cherchent, chacune avec ses armes, la place à mes côtés. Celle de Reine.

Elles sont belles, fortes, dignes de notre sang. Fières cavales au pas sûr, aux yeux brillants de santé et de simplicité. Elara, par exemple. Une femelle au pelage alezan brûlé et au caractère aussi franc que l'éclair. Elle s'avance maintenant, sans la timidité des autres, son odeur de foin et de soleil me précédant.

— Kaël, tu as l'air aussi tendu qu'un arc avant la bataille. La poussière du chemin est encore sur ton dos. Une course folle dans les gorges du Vertige ? Rien ne nettoie l'esprit comme le vent qui fouette le visage et le défi de la pierre.

Sa voix est une invitation claire. Sans mystère. Sans ombre. Elle est là, offerte, dans toute sa splendeur simple et saine. C'est cela, au fond, qui m'écarte. Je les connais toutes, leurs désirs, leurs pensées, leurs jeux pour attirer mon attention. Leurs cœurs sont transparents comme l'eau de source des hauts plateaux. Avant, cette transparence m'apaisait. Avant qu'Éliane ne vienne tout bouleverser de ses regards insondables et de ses paroles à double fond.

Je hoche la tête, distant, évitant son regard plein de franchise.

— Une autre fois, Elara. Les devoirs du royaume n'ont pas attendu mon retour.

Je la vois se fermer, une lueur de déception rapide dans ses yeux noisette, mais elle acquiesce, résignée. Elle ne comprend pas. Comment pourrait-elle comprendre ? Elle qui n'a jamais connu que la terre, le ciel et la loi du clan.

Je gravis la butte sacrée qui surplombe le fortin, mon poste de guet, le lieu d'où je sens battre le cœur de mon royaume. De là, je vois tout : mes guerriers s'entraînant au combat, leurs corps puissants s'entrechoquant dans un ballet violent ; les poulains qui gambadent, insouciants, entre les jambes de leurs mères ; la fumée grise et odorante des feux de camp qui monte droit vers le ciel. Et au-delà, la ligne sombre et rassurante de la forêt ancestrale, et plus loin encore, infiniment lointaine et pourtant si proche, cette maudite, cette magnifique côte où le monde bascule.

Je suis le roi de tout cela. Je commande au vent de courber les branches, au cours des rivières de changer, à la foudre de frapper la montagne. Je pourrais avoir n'importe laquelle des femelles de mon clan. Elara, ou une autre. Je pourrais ce soir même choisir une compagne, asseoir ma lignée, engendrer une dynastie de puissants protecteurs pour perpétuer cet héritage de pierre et de sang.

Mais tout ce pouvoir, toute cette loyauté absolue, toute cette beauté simple, franche, indéniable… cela pèse soudain comme une montagne entière sur mes épaules. Cela m'étouffe.

Car cela ne suffit plus. C'est une nourriture qui ne nourrit plus mon âme.

Le souvenir d'Éliane est une vrille incandescente dans ma chair, une fièvre qui ne quitte plus mon sang. Sa peau pâle qui luisait comme une perle dans l'obscurité, ses yeux qui défiaient et suppliaient dans le même instant, sa voix, cette mélodie maudite et envoûtante qui résonne au plus profond de mes os comme un chant ancestral oublié. Et ce baiser… ce baiser qui n'était ni doux ni tendre, mais une bataille, une morsure, une confession mutuelle de deux êtres que tout oppose et que tout attire.

Je la hais pour ce qu'elle me fait devenir. Un traître en pensée. Un roi qui doute de son propre royaume. Un mâle qui désire son ennemie héréditaire plus que la sécurité et l'avenir de son peuple.

Je serre les poings si fort que mes jointures craquent, mes sabots avant creusant des entailles profondes dans la terre sacrée de la butte.

Je suis Kaël,Roi des Grandes Étendues, Gardien de la Terre, Chef du Clan du Rocher.

Et je brûle,d'un feu qui pourrait tout consumer, pour une créature des flots maudits, une princesse d'un royaume d'eau et d'ombre qui a juré la perte de mon monde.

Cette vérité est un poison lent, déversé dans la source pure de mon royaume. Et je regarde l'horizon, perdu, ne sachant plus comment l'extraire, ni même… si je le veux encore.

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