MasukRaven
Les semaines suivant le casting de « Nyx » s’étirent, formant un étrange continuum où les frontières entre la performance et la réalité commencent à se brouiller. Nous sommes propulsées, c’est indéniable. Nos visages : son angélisme spectral, mon obscurité sauvage , s’affichent maintenant en double page des magazines. « Les sœurs de l’ombre », « Les visages de la nouvelle rébellion du luxe ». Les mots sont flatteurs, mais ils sentent le mensonge et la récupération. On nous a volé nos cicatrices pour en faire un argument marketing.
Les séances pour « Nyx » sont des rituels épuisants, des exorcismes publics orchestrés par Giovanni, le photographe italien aux mains nerveuses et aux yeux trop brillants.
— Jade ! Donne-moi cette fragilité qui tue ! Une rose avec des épines de rasoir ! Laisse-les voir la fêlure, cara ! Montre-leur à quel point il est dangereux de te désirer !
—Raven ! Je veux voir la bête ! Pas l’apparence, la vraie ! Celle qui a survécu ! Lâche-la ! Crache ton venin dans mon objectif !
Et nous obéissons. Nous donnons. Nous transpirons notre douleur sous les halogènes, la sublimons en art, la monnayons en clichés sublimes. Chaque photo est un coup de griffe porté au monde, une revendication rageuse. Mais c’est aussi une trahison. Nous sommes en train d’emballer notre enfer personnel dans du papier glacé pour le vendre au plus offrant.
L’argent. Il commence à pleuvoir, une pluie lourde et silencieuse qui inonde nos comptes. Plus que nous n’en aurions pu dépenser dans nos vies d’avant. Il ne nous brûle pas les mains ; il les alourdit, nous enchaînant un peu plus à cette table de jeu diabolique. Nous avons fui les chambres d’hôtel miteuses de King’s Cross pour un loft monumental à Shoreditch. Un espace de béton, de verre et d’acier, aux murs de brique apparente, baigné de lumière même la nuit. Notre bunker. Notre sanctuaire. Notre prison dorée. Car chaque livre sterling qui s’accumule est une pièce de monnaie jetée dans le puits sans fond des Krayton.
Ils nous laissent courir, pour l’instant. Comme on observe des poulains prometteurs, notant leur foulée, leur souffle, leur envie de gagner. Mais leur ombre est omniprésente, une basse continue sous le vacarme assourdissant de notre succès naissant. Leo nous convoque pour des « thés d’affaires » dans des salons privés aux tentures lourdes. Il nous présente à des hommes aux yeux de poisson mort et aux poignées de main molles. Des associés. Des « partenaires ». Des clients. Leurs regards nous déshabillent, évaluent le retour sur investissement.
Silas, lui, est un spectre plus menaçant. Il rôde. Il apparaît sans prévenir aux séances photos, adossé à un mur, les bras croisés. Il ne dit rien. Se contente de regarder. Son attention est comme un laser brûlant posé sur moi, cherchant la faille, l’instant de faiblesse, la trace de la peur que sa main, ce jour-là dans le couloir, n’a pas réussi à imprimer durablement.
La pression monte, jour après jour, comme un étau qui se serre par à-coups imperceptibles mais constants.
Puis vient la nuit du lancement de la campagne. Une soirée dans une galerie d’art privée, un building vertigineux sur les docks. L’endroit est noir de monde, un mélange nauséabond de l’élite artistique, de la pègre habillée en couture et de journalistes avides de scandale. Nos portraits, démesurés, sont projetés sur les murs. Nos visages, de plusieurs mètres de haut, contemplent la foule avec une froideur d’idoles.
Je suis prisonnière d’une robe de cuir rouge sang, une seconde peau qui m’étouffe. Jade, à mes côtés, flotte dans une robe vaporeuse, gris perle, qui la fait ressembler à une apparition. Nous sourions, nous serrons des mains, nous sommes le clou du spectacle. La bête de foire et la fée.
C’est alors que je le vois. Silas. Il se fraye un chemin dans la foule, son sourire une lame de rasoir. Il s’arrête devant nous, un verre de whisky à la main.
— Mes félicitations, mesdemoiselles, dit-il, sa voix couvrant le brouhaha. Vous êtes magnifiques. Tout Londres est à vos pieds.
— Pour l’instant, rétorqué-je, le sourire figé.
Son regard se fait plus intense, se posant sur le décolleté de ma robe.
— Cette robe… elle vous va à ravir. Elle a la couleur du sang frais. Ça vous va bien.
La menace est à peine voilée. Jade se raidit à mon côté. Je sens sa main chercher la mienne, nos doigts s’entrelacent, un point d’ancrage dans ce tourbillon d’hypocrisie.
— Prenez-en de la graine, Silas, lancé-je, forçant mon sourire à s’élargir. On sait très bien faire couler.
Ses yeux se plissent, son sourire se fige. Pour la première fois, je vois une lueur d’irritation, vite maîtrisée. Il se penche, son haleine chargée d’alcool effleure mon oreille.
— Profitez de la fête, Raven. Les feux d’artifice… ça ne dure jamais très longtemps.
Il s’éloigne, se fondant dans la foule, nous laissant tremblantes, le sourire toujours collé aux lèvres.
Le reste de la soirée est un cauchemar éveillé. Les regards, les compliments empoisonnés, les mains « trop amicales » sur notre taille. Nous sommes des proies dans une cage pleine de prédateurs souriants.
De retour au loft, le silence nous assaille, lourd et oppressant. La nuit de Londres scintille derrière la baie vitrée, indifférente à notre nausée. Jade se laisse tomber lourdement sur le canapé en cuir, son corps mince comme une lame brisée. Je reste debout, face à la ville, les paumes contre la vitre froide, sentant les frissons de rage parcourir mes bras.
— On devient ce qu’ils veulent, murmure sa voix, brisée, derrière moi. Des icônes. Des produits. Des putes de luxe.
Je me retourne lentement. Sa pâleur est spectrale dans la pénombre, ses yeux immenses cernés de noir. La robe gris perle la fait ressembler à un fantôme échoué sur nos rives.
— Non, corrigé-je, ma voix plus rauque que je ne l’aurais voulu. On utilise les armes qu’ils nous donnent. On apprend leur langage pour mieux leur mentir. On se sert de leur argent pour acheter notre liberté.
— À quel prix, Raven ? sanglote-t-elle soudain, les larmes silencieuses coulant sur ses joues. Regarde-nous ! J’ai vu la façon dont Silas te regardait. Ce n’est pas fini. Il va… il va vouloir se venger. Il va vouloir te casser.
Je traverse la pièce, le cœur battant la chamade. Je m’agenouille devant elle, le cuir du canapé crissant sous mes genoux. Je prends son visage entre mes mains, forçant son regard à rencontrer le mien. Sa peau est froide et mouillée, si fragile sous la rugosité de mes paumes.
— Je sais, Jade. Je sais. Mais on a un pacte, tu te souviens ? On tient le couteau. Ensemble. Ils veulent notre âme ? Ils vont devoir se battre pour chaque parcelle. Et je te promets, ils vont saigner. On va les faire saigner.
Ses yeux, deux lacs verts pleins d’une tempête intérieure, se remplissent d’une nouvelle émotion, plus forte que la peur : une rage pure, cristalline, un reflet parfait de la mienne.
— Je ne veux pas retourner là-bas, chuchote-t-elle, ses doigts s’agrippant à mes avant-bras. Dans le silence. Dans l’oubli. Dans cette maison où ma mère me vendait au plus offrant. Je préfère mourir.
— Tu n’y retourneras jamais, affirmé-je, une conviction d’acier dans la voix. Personne ne nous séparera. Personne ne nous utilisera plus. On est plus fortes qu’eux. Parce qu’on n’a plus rien à perdre.
Je l’attire contre moi. Elle se blottit contre ma poitrine, son front pressé contre mon cou. Sa respiration est chaude et rapide, son corps tremblant comme une feuille. Ce n’est pas une étreinte de consolation, de faiblesse. C’est une recharge. Une communion. Je sens ses os fragiles, sa volonté de fer, sa peur viscérale et sa force naissante se mêler, se fondre à ma propre colère, à ma propre détermination. Nos respirations se synchronisent, nos cœurs battent à l’unisson. Nous ne sommes plus deux entités séparées, deux victimes solitaires. Nous sommes un seul organisme, une créature hybride et monstrueuse née des cendres de nos enfances volées, trempée dans le venin de nos rancœurs.
Nous restons ainsi, enlacées sur le sol froid du loft, pendant que la nuit londonienne achève son cycle. En bas, les lumières de Soho clignotent, mensongères. Les frères Krayton, quelque part dans leurs repaires, ourdissent sans doute leur prochain move. Le monde, aveugle et sourd, tourne, ignorant l’alchimie ténébreuse qui s’opère ici, dans ce ventre de verre et d’acier.
Nous ne sommes plus des filles. Nous ne sommes pas encore des reines.
Nous sommes du venin en train de mûrir,lentement, inexorablement, dans le ventre du serpent. Et nous savons, au plus profond de nos âmes sœurs, que l’heure de mordre approche.
LeoJe regarde les photographies étalées sur mon bureau, et je ne peux détacher mon regard de celle de Jade. Elle est vêtue d'une robe blanche, presque vaporeuse, qui la fait ressembler à un ange tombé du ciel. Mais ses yeux... Ses yeux verts immenses ne supplient pas. Ils défient. Ils promettent une tempête sous cette surface calme. Une rage si pure qu'elle en devient magnétique.Je passe un doigt sur l'image, comme si je pouvais sentir la chaleur de sa peau à travers le papier glacé. Cette fragilité n'est pas de la faiblesse. C'est une arme. Et je suis le seul à pouvoir en apprécier la finesse, la complexité. Silas peut garder sa panthère sauvage. Moi, je veux l'ange guerrier. Celui dont la chute sera mon plus grand chef-d'œuvre.JadeLa réunion dans le bureau de Leo est un exercice de torture raffinée. Je sens son regard sur moi, constant, lourd. Ce n'est plus l'évaluation froide du businessman. C'est autre chose. Plus personnel. Plus dangereux.Quand nos yeux se croisent, un friss
RavenLe studio est un cercle de l'enfer réservé aux vanités. Un espace blanc, immense, inondé d'une lumière crue qui ne pardonne rien. Au centre, un fond de velours noir, un abîme destiné à absorber notre lumière, nos ombres, notre âme. C'est ici que nous allons nous vendre une fois de plus. Mais cette fois, ce sera différent.Je porte une robe de soie noire, fluide, qui colle à mes formes comme une seconde peau. Mes cheveux, d'un noir d'encre, sont libres, une cascade sauvage autour de mon visage. Giovanni, le photographe, tourne autour de moi comme un vautour nerveux. Il sent la tension. Il sait que cette séance n'a rien d'ordinaire.— Raven, ma chère, on va commencer doucement. Juste toi et la lumière. Montre-moi cette force sauvage. Cette… colère rentrée.Je l'ignore. Mon regard est fixé sur l'entrée. J'attends. Je l'attends.Quand Silas Krayton fait son entrée, l'air change. Il porte un costume trois pièces gris anthracite, d'une coupe parfaite qui souligne sa carrure de prédate
JadeL'invitation arrive dans une enveloppe de soie, lourde et cérémonieuse. Elle est déposée sur la table en verre de notre loft par un coursier silencieux qui disparaît avant même que nous n'ayons pu prononcer un mot. Raven la déchire, ses doigts fins et pâles contrastant avec le papier épais.— Un dîner. Chez eux. À Chelsea, annonce-t-elle, la voix neutre.Un frisson glacial me parcourt l'échine. Chelsea. Leur antre. Ce n'est pas une invitation, c'est une convocation. Après des semaines de relatif silence, les loups montrent à nouveau les dents.— On n'est pas obligées d'y aller, dis-je, sachant déjà la réponse.Raven lève les yeux, son regard noir est un puits de détermination.— Si. On y va. C'est là que le jeu se joue.La soirée arrive trop vite. La Bentley qui vient nous chercher est un cercueil roulant aux vitres teintées. Le trajet jusqu'à Chelsea se déroule dans un silence de plomb. Je me tiens raide sur la banquette de cuir, ma robe ivoire – un choix délibéré de pureté fact
Leo KraytonLa Bentley glisse dans la nuit londonienne, un poisson noir dans les eaux huileuses de la Tamise. Je regarde défiler les lumières de la ville, mais je ne les vois pas. Je vois leurs visages. Ces deux garces. Ces deux petites putes de luxe qui croient pouvoir jouer dans notre cour.— Elles deviennent ingérables, Silas. La noiraude, surtout.Mon frère, à mes côtés, roule un verre de cognac entre ses doigts. La colère émane de lui comme une chaleur malsaine.— La Raven ? Laisse-la moi. Je la briserai. Je la plierai jusqu’à ce qu’elle me supplie.Sa voix est un grognement. Il n’a pas digéré l’affront de la soirée. Moi non plus. Mais je vois plus loin que sa rage aveugle.— Ce n’est pas le but, frérot. Les briser, c’est gaspiller un investissement. Regarde les chiffres. La campagne « Nyx » a dépassé toutes nos prévisions. Elles valent de l’or. Un or qu’elles nous doivent.Je prends une longue bouffée de mon cigare, la fumée emplissant l’habitacle capitonné.— Le problème, c’est
RavenLes semaines suivant le casting de « Nyx » s’étirent, formant un étrange continuum où les frontières entre la performance et la réalité commencent à se brouiller. Nous sommes propulsées, c’est indéniable. Nos visages : son angélisme spectral, mon obscurité sauvage , s’affichent maintenant en double page des magazines. « Les sœurs de l’ombre », « Les visages de la nouvelle rébellion du luxe ». Les mots sont flatteurs, mais ils sentent le mensonge et la récupération. On nous a volé nos cicatrices pour en faire un argument marketing.Les séances pour « Nyx » sont des rituels épuisants, des exorcismes publics orchestrés par Giovanni, le photographe italien aux mains nerveuses et aux yeux trop brillants.— Jade ! Donne-moi cette fragilité qui tue ! Une rose avec des épines de rasoir ! Laisse-les voir la fêlure, cara ! Montre-leur à quel point il est dangereux de te désirer !—Raven ! Je veux voir la bête ! Pas l’apparence, la vraie ! Celle qui a survécu ! Lâche-la ! Crache ton venin
JadeLe studio sentait la sueur, le vernis à ongles et l'adrénaline. C'était le casting pour la campagne la plus convoitée de l'année : "Nyx", une marque de luxe au parfum d'ombre et de rébellion contrôlée. Une dizaine de filles, les meilleures de l'agence, se tenaient dans la pénombre, des guépards aux aguets dans leur tenue noire uniforme. Raven et moi étions parmi elles. Deux silhouettes complémentaires dans la pénombre. Moi, avec mes os saillants et ma pâleur de spectre, elle avec ses muscles tendus et son regard de braise.Leo et Silas Krayton étaient là, bien sûr. Assis à l'écart dans des fauteuils en cuir, ils observaient le défilé silencieux avec la décontraction des propriétaires d'un champ de courses. Leur présence était un rappel constant : ce casting n'était pas qu'une question de talent. C'était un test. Le premier depuis notre "partenariat".— Numéro 34. Jade.Ma gorge se serra. Je jetai un regard à Raven. Ses yeux noirs croisèrent les miens, un bref signe de tête, presq