La robe bleue flottait doucement autour des jambes d’Ambre lorsqu’elle suivit Anthony hors de la boutique. Il ne marchait ni trop vite ni trop lentement, comme s’il ajustait naturellement son pas au sien. Dehors, Paris bourdonnait de vie, de klaxons, de conversations, de vent qui soulevait les jupes et emportait les parfums.
Mais dans ce court instant, Ambre ne percevait que le son de ses talons sur les dalles et la silhouette d’Anthony, juste devant elle. Un homme inconnu, qui pourtant semblait deviner son chaos intérieur. Ils n’avaient presque pas échangé un mot depuis la boutique. Pas parce qu’il y avait un malaise, mais parce qu’aucun des deux ne voulait brusquer cet instant suspendu. Ils marchèrent deux rues plus loin, jusqu’à une petite terrasse à l’abri des regards, légèrement en retrait du tumulte. Le café, discret, semblait appartenir à un autre Paris — celui que seuls les initiés connaissaient. Anthony choisit une table d’angle, contre le mur en pierre claire, où un rayon de soleil venait caresser la nappe blanche. — Tu veux t’asseoir là ? demanda-t-il simplement. Elle acquiesça, encore un peu étonnée de tout ce qui venait de se produire. Une serveuse s’approcha, rapide, familière avec Anthony. Il passa commande pour deux cafés et un assortiment de douceurs sans même regarder la carte. Ambre le dévisagea à la dérobée. Il dégageait une confiance tranquille, sans arrogance. Une élégance naturelle, mais sans prétention. — Tu viens souvent ici ? demanda-t-elle enfin, pour briser le silence. — Quand j’ai besoin de silence. Ou de lucidité. Il sourit légèrement. Donc… assez souvent. Elle hocha la tête, pensive. — Je ne pensais pas te revoir, après hier. Il la regarda un instant, le regard plus doux. — Moi non plus. Mais on dirait que la vie a ses raisons. Un silence. Ambre détourna les yeux, troublée. — Merci… pour la boutique. Je n’ai pas su quoi dire. C’était tellement… humiliant. — Tu n’as pas à t’excuser. Ni à remercier, d’ailleurs. Ce genre de comportement me dégoûte. — Tu les connais ? — Des gens comme ça ? Il haussa les épaules. Je les croise tous les jours. Dans mon monde, ils pullulent. Mais ça ne veut pas dire qu’ils m’impressionnent. Elle fronça légèrement les sourcils. Dans son monde… Elle sentait bien qu’il n’était pas n’importe qui. Ses gestes, ses vêtements, son assurance… tout chez lui trahissait un rang élevé. Mais il n’en parlait pas. Il ne s’exhibait pas. — Et toi ? demanda-t-il doucement. Tu es souvent traînée dans ce genre de mascarades ? Elle sourit tristement. — Tous les jours. C’est ma vie. Dîner avec des gens qui me regardent comme une pièce de mobilier. Rire quand il faut. Me taire quand il faut. Porter les robes qu’on choisit pour moi. — Et lui ? demanda Anthony, sans prononcer son nom. Mais elle comprit. — Adrien ? Elle soupira. C’est un accord entre nos familles. Un contrat bien ficelé. Nos fiançailles, c’est une alliance économique. Pas une histoire d’amour. Pas même d’amitié. Anthony la regarda longuement. — Et tu acceptes ça ? Elle hésita. Le vent joua avec une mèche de ses cheveux, qu’elle repoussa machinalement. — Je ne sais pas si j’ai vraiment le choix. — Tu en as toujours un. Il la fixa avec intensité. Mais parfois, le choix demande du courage. Elle soutint son regard, un peu déstabilisée. Elle n’avait plus l’habitude qu’on lui parle ainsi. Sans masque. Sans manipulation. Comme à une femme capable de penser, de sentir, de choisir. La serveuse revint avec les cafés. Le silence reprit, mais cette fois il n’était pas gênant. Il avait la saveur de la paix. Ambre porta sa tasse à ses lèvres et savoura l’amertume, comme pour se prouver qu’elle était encore là. Présente. Réelle. — Tu fais quoi, exactement ? osa-t-elle demander après un moment. Il sourit, presque amusé. — Disons que je fais partie de ceux qu’on ne présente pas en personne. Seulement par leur nom, leur entreprise, ou leur fortune. — Et ton nom ? — Anthony R. K. Il ajouta en riant doucement : Le fameux inconnu dont personne n’a encore vraiment vu le visage dans la presse. Elle écarquilla les yeux. — C’est toi ?! Le fondateur d’ARK ? Il hocha la tête. — Oui. Mais je préfère qu’on me parle comme aujourd’hui. Sans blason, sans filtre. Juste… un homme qui prend un café avec une femme au regard triste. Elle ne savait pas quoi répondre. Une part d’elle voulait lui poser mille questions, l’autre avait peur d’en dire trop. Mais une chose était sûre : il ne ressemblait à personne qu’elle connaissait. — Tu crois que je suis une femme au regard triste ? demanda-t-elle doucement. — Je crois que tu es une femme qui s’est oubliée. Et qui cherche à se retrouver. Il posa doucement sa tasse. Et tu mérites d’être retrouvée. Ses mots la touchèrent plus qu’elle ne l’aurait cru. Ils la réchauffaient doucement, comme un feu discret, là où elle pensait que plus rien ne brûlait. — Je dois rentrer… souffla-t-elle finalement, le cœur serré. — Le déjeuner de famille. Elle hocha la tête. Il sortit un petit carnet de cuir de sa veste, y nota quelque chose, puis détacha une page et la glissa vers elle. — Appelle-moi. Ou pas. Mais si un jour tu as envie d’un vrai dîner. Pas un dîner d’affaires, pas un dîner de façade. Juste un repas avec quelqu’un qui te voit vraiment. Ce sera avec plaisir. Ambre prit le papier, les doigts tremblants. Leurs regards se croisèrent une dernière fois, longs, silencieux, lourds de ce qui n’était pas encore dit. Puis elle se leva, la robe bleue flottant derrière elle, comme un souffle d’espoir.La chambre était éclairée d’une lumière tamisée, douce et chaude, comme si le temps lui-même avait décidé de ralentir, d’offrir à Ambre et Anthony un moment suspendu, à l’écart du monde. Après des semaines de tensions, de fuites et de décisions difficiles, ils se retrouvaient enfin dans un espace où ils pouvaient se laisser aller, où ils étaient, simplement, eux.Ambre se tenait près de la fenêtre, les rideaux tirés, son regard perdu dans l’horizon nocturne. La brise légère faisait frémir ses cheveux, mais ce n’était pas le vent qui la faisait frissonner. C’était ce qui se passait en elle, une sensation nouvelle de bien-être, d’apaisement, d’amour naissant. Elle n’avait jamais cru qu’elle pourrait se sentir aussi sereine après tout ce qu’elle avait vécu.Anthony s’approcha doucement, sa présence derrière elle familière, rassurante. Il la regarda, se perdant dans la douceur de ses traits, dans la lumière de son visage. Il avait appris à la connaître, à comprendre ses peurs, ses désirs,
La voiture filait à toute allure sur l’autoroute, les phares perçant la nuit noire, tandis qu’Ambre, serrant son sac contre elle, regardait fixement l’horizon. À ses côtés, Anthony conduisait d’une main calme, sans jamais jeter un coup d’œil vers elle. Le silence pesait dans l’habitacle, mais il n’était pas oppressant. C’était un silence de compréhension, de partage, une bulle protectrice qui les isolait de tout ce qu’ils laissaient derrière eux.Ambre n’avait pas regardé en arrière. Elle savait que si elle le faisait, le poids du passé risquait de l’ancrer à cet endroit, à cette vie. C’était pour cela qu’elle avait quitté précipitamment la maison d’Adrien, sans un regard, sans un mot. Elle n’avait pas même pris le temps de répondre aux appels incessants de son fiancé. Chaque vibration de son téléphone était une piqûre de plus dans son cœur déjà meurtri.Adrien allait sans doute la chercher. Il allait peut-être l’implorer, crier, et même menacer. Mais cette fois, ce n’était plus son e
Depuis quelques semaines, Adrien observait dans l’ombre. Le regard plus sombre, les silences plus longs, les gestes plus brusques. Il n’était plus ce fiancé distant et méprisant qu’elle avait appris à ignorer. Il devenait autre chose. Quelque chose de plus dangereux. De plus dérangé.Ambre, elle, tentait de garder contenance. Elle se levait chaque jour un peu plus forte, portée par ses discussions nocturnes avec Anthony, ses promenades secrètes, ses pensées douces. Elle s’était remise à écrire, à dessiner même. Des esquisses de visages, de lieux, de rêves.Mais elle sentait, au fond de son ventre, un malaise grandissant.Adrien ne criait pas. Il ne frappait pas. Non. Il calculait. Et c’était peut-être pire.Un soir, en rentrant, elle le trouva dans le salon, un verre de whisky à la main, le regard figé vers la fenêtre.— Tu as eu une journée agréable ? demanda-t-il sans se retourner.Sa voix était posée, presque amicale. C’en était glaçant.— Oui, j’ai été au jardin. J’ai lu.Il tourn
Le temps avait cette étrange manière de filer, à la fois lentement et trop vite, comme s’il voulait étirer les instants importants, tout en précipitant ce qui devait être évité.Depuis le jour de leur rencontre imprévue sur la terrasse du café, Ambre et Anthony ne s’étaient plus vraiment quittés.Pas physiquement, non. Ils étaient restés prudents, mesurés, presque invisibles aux yeux du monde. Mais chaque soir, à la même heure, leurs messages s’enchaînaient avec une fluidité troublante, comme s’ils s’étaient toujours connus. Il n’y avait ni jeux, ni faux-semblants, juste eux, à nu, sous les mots.« Tu me racontes ta journée ? »« J’ai croisé un papillon dans le jardin, c’est étrange en février. Il s’est posé sur ma main. Il m’a rappelé que je suis encore vivante. »« Et toi ? »« Réunion. Contrats. Mais je n’ai pensé qu’à ce message que j’espérais. »Ambre s’endormait chaque nuit le téléphone entre les mains, le cœur un peu plus léger. Il ne lui avait jamais fait de promesses. Il n’av
Ambre marchait depuis plus d’une heure. Elle avait suivi la Seine, contourné le jardin des Tuileries, longé les rues tranquilles où les passants commençaient à animer la ville, comme si rien ne pouvait troubler ce matin de février aux teintes argentées.Elle s’arrêta à une terrasse de café au coin d’une petite rue calme, non loin du pont Alexandre III. L’endroit avait l’élégance simple de ces lieux oubliés du tumulte. Quelques tables, un auvent rayé, des croissants frais encore chauds. Elle s’installa dans un coin, dos au vent, face au fleuve.Son cœur, encore serré de la nuit précédente, se calmait au rythme du monde qui tournait autour d’elle. Pour une fois, elle se sentait presque invisible. Et c’était reposant.Elle venait à peine de commander un café allongé qu’une silhouette s’approcha, attirant d’abord son attention par la voix, basse, grave, familière.— Je ne pensais pas que vous suivriez mon conseil aussi littéralement.Ambre releva la tête d’un coup. Un frisson lui traversa
Le silence, après la tempête, était presque plus violent que les mots.Ambre restait assise sur le bord de son lit, la porte verrouillée derrière elle, la gorge nouée par une boule d’émotions contradictoires : colère, peur, mais aussi… lucidité.Elle n’avait plus de doutes. Adrien était allé trop loin. Et même si rien ne s’était passé, même si elle avait su garder la maîtrise de la situation, elle savait qu’elle ne pourrait plus jamais dormir sereine tant qu’elle vivrait sous ce toit.Ses doigts tremblaient légèrement quand elle attrapa son téléphone. L’écran illumina faiblement la pièce. 2 h 36 du matin.Elle hésita.Puis, comme guidée par un instinct plus fort qu’elle, elle ouvrit ses messages. Elle n’avait jamais osé l’ajouter dans ses contacts, par prudence, ou peut-être par crainte de ce que cela pourrait signifier. Mais ce soir… ce soir, elle avait besoin d’un souffle d’air, de quelqu’un qui verrait au-delà des apparences. De quelqu’un qui l’avait déjà vue, vraiment.Dans sa mes
La nuit était tombée depuis longtemps sur la maison Morel. Dans les couloirs, tout était calme, presque figé. Ambre s’était endormie tard, le cœur encore secoué par la confrontation du soir. Elle n’avait pas pris la peine de se démaquiller entièrement, ni même de retirer sa robe bleue. Le parfum flottait encore doucement dans la pièce, comme un souffle tiède sur les draps froids.Au rez-de-chaussée, la lumière du salon ne s’était jamais éteinte.Adrien, lui, n’avait pas trouvé le sommeil. Assis seul dans le fauteuil de cuir près du bar, il faisait tourner un verre de whisky entre ses doigts. Le troisième. Ou le quatrième. Il ne savait plus. Ce goût brûlant et amer, il ne le supportait pas d’ordinaire. Mais ce soir, il en avait besoin. Pour faire taire les images. Les questions. Le trouble.Il revoyait la robe bleue. La nuque d’Ambre. Son parfum. Son regard.Et surtout, ce ton assuré, cette manière de lui dire non, sans hausser la voix, sans hurler. Il l’avait toujours connue soumise,
La voiture glissait sans bruit dans les rues parisiennes. À l’arrière, le silence était presque oppressant, seulement troublé par le ronronnement du moteur et le léger bruissement de la robe bleue d’Ambre quand elle croisa les jambes.Adrien était assis à ses côtés, le visage tourné vers la vitre. Depuis leur départ du manoir familial, il n’avait pas prononcé un mot. Mais son silence n’avait rien de paisible. Il bouillait, intérieurement, et elle le sentait.Elle, au contraire, se tenait droite, calme, presque sereine. Comme si les mots échappés pendant le dîner l’avaient allégée d’un poids. Elle n’avait plus envie de courber l’échine. Elle avait passé trop de temps à raser les murs. Ce soir, elle avait existé — et elle comptait bien continuer.La voiture les déposa devant la grande maison aux volets noirs. Le chauffeur leur ouvrit la portière sans un mot. Adrien descendit en premier. Ambre suivit, prenant tout son temps, comme si elle défiait l’urgence contenue dans les gestes raides
Ambre remonta les escaliers de l’hôtel particulier avec une lenteur inhabituelle. Une partie d’elle aurait voulu s’attarder encore dans les rues de Paris, faire durer cette parenthèse précieuse. Mais l’autre — celle qu’on avait façonnée, éduquée, enfermée — la poussait à revenir, comme on revient toujours à sa cage, même quand la porte reste entrouverte.Elle portait toujours sa robe bleu pétrole. Son reflet croisa celui du miroir dans l’entrée, et elle s’arrêta un instant.Quelque chose avait changé. Elle le voyait maintenant. Ce n’était pas la robe, ni la coiffure relâchée, ni même les talons plus hauts que d’habitude. C’était son regard. Il n’était plus complètement éteint.Dans sa chambre, elle referma doucement la porte. Elle ne voulait pas entendre la voix d’Adrien. Pas maintenant. Elle voulait ce moment pour elle. Ce moment où elle allait se préparer non pas pour lui plaire, mais pour se plaire à elle-même.Elle se dirigea vers la coiffeuse. Lentement, elle défit sa coiffure, l