Majunga, fin d’après-midi. Le vent venu du canal soulevait la poussière rouge des ruelles de sable. Les cris d’enfants résonnaient dans le quartier, mêlés au tintement des casseroles et à l’odeur persistante du charbon brûlé.
Noham traversait la rue en courant, un seau d’eau à moitié rempli dans une main, une miche de pain sous l’autre bras. Il transpirait à grosses gouttes, le front barré d’une expression tendue. Il n’avait pas eu le temps de s’asseoir depuis le lever du soleil. Il avait maintenant quinze ans. Grand pour son âge, le regard sombre, le teint doré par le soleil, il portait des vêtements trop petits pour lui ou du moins, trop petit pour sa carrure. Des cheveux noirs en bataille, un corps déjà marqué par l’effort quotidien. Il n’était plus le petit garçon fragile de jadis, mais un adolescent taiseux, aux gestes précis, silencieusement fort. En arrivant devant la maison en tôle, il poussa la porte grinçante. — Maman, j’ai trouvé du pain. La voix faible de sa mère adoptive répondit depuis le matelas posé à même le sol. — Merci, mon fils… tu as pensé à boire, au moins ? Il hocha la tête sans répondre, sans lui avoué qu’il n’avait encore rien mangé depuis le matin. Puis posa le seau à côté de la jarre. Sa mère toussait de plus en plus fort ces derniers jours. La fièvre ne tombait plus. Il avait entendu le médecin du dispensaire dire que son état est stationnaire, mais il avait vu l’ombre dans le regard. Il savait. Elle ne tiendrait pas longtemps sans soins. Son père adoptif entra peu après, les épaules basses, les mains noircies par le cambouis. Il travaillait au port, sur les bateaux. Rien de régulier, rien d’assuré. Mais chaque soir, il rentrait. Et il posait toujours une main sur l’épaule de Noham en guise de salut. — On a besoin de toi demain, dit-il simplement. Noham acquiesça. À quinze ans, il portait déjà des sacs de riz, des caisses de poissons, parfois jusqu’à s’en tordre le dos. Mais il ne se plaignait pas. Il fallait survivre. Ses parents adoptifs lui ont fait comprendre depuis longtemps qu’ils n’étaient pas ses vrais parents et qu’il était à moitié mort quand ils l’ont trouvé. Cette information suffit à Noham pour tout faire pour alléger leur quotidien. De ce fait, dès qu’il a commencé à avoir de la force et un peu plus d’indépendance, il a commencé à chercher du travail ici et là pour survivre. Il leur était reconnaissant et ses parents adoptifs lui ont toujours témoigné un attachement sincère. Sans eux, il ne serait probablement plus sur cette terre.Noham est un adolescent comme les autres. Mais, physiquement, il est plus grand que les autres du même âge. Son alimentation est pour le moins qu’on puisse dire, pas du tout équilibré et pourtant, cela n’empêche pas à son corps d’avoir une stature imposante. Depuis l’année dernière, il a remarqué qu’il avait plus de force que les autres. Il y avait certains changements en lui. Cela lui intriguait mais il n’a jamais osé en parlé à ses parents, de plus, il n’en a jamais fait étalage avec son entourage. Rajouter à cela, ses cauchemars…
Ces réveils en sursaut, le corps trempé de sueur, les mains crispées sur le drap rêche. Ces images qu’il ne comprenait pas. Des cris. Des yeux jaunes. Des forêts. Du sang. La lune, toujours la lune. Et cette voix, lointaine, rauque et familière, qu’il n’avait jamais entendue mais qui semblait l’appeler. Il n’en parlait à personne. Ni à ses parents adoptifs, ni à son ami Rija avec qui il traînait parfois au terrain vague. Personne ne comprendrait. Lui-même ne comprenait pas. Ce soir-là, il sortit de la maison une fois la soupe avalée. Il s’assit sur le rebord du trottoir, face au port. L’eau luisait sous la lune montante. L’air était lourd, et pourtant il frissonna. Il resta longtemps là, immobile, à observer les reflets de la lune sur l’eau. Autour de lui, Majunga s’endormait lentement. Les derniers taxis-brousse klaxonnaient au loin, des rires épars s’échappaient d’un bar minuscule, et un chien errant fouillait dans les ordures non loin. Mais tout cela lui paraissait lointain. Il y avait en lui comme un bourdonnement, un appel sourd qui montait depuis quelques semaines. Cela avait commencé juste après son quinzième anniversaire. D’abord des maux de tête, puis des frissons sans fièvre. Et dernièrement, ses sens semblaient s’aiguiser. Il entendait des voix à travers les murs, reconnaissait les gens à leur odeur, percevait les battements de cœur de sa mère malade quand il s’asseyait près d’elle. Il se disait qu’il devenait fou. — Noham ! Tu ne vas pas dormir dehors ? C’était son père adoptif, le visage à moitié éclairé par la lampe solaire. Noham se leva lentement, épousseta son short et rentra. Le reste de la nuit fut pénible. Il rêva encore. Une forêt. Des arbres déformés par l’ombre. Des pas rapides derrière lui. Il courait sans savoir pourquoi. Une respiration animale. Une douleur dans la poitrine. Et puis cette silhouette : un homme, debout sous la lune, immense, noir comme la nuit, avec des yeux qui brûlaient. Il voulait s’approcher, mais son corps restait figé. L’homme ouvrait la bouche. Il disait quelque chose. Mais le vent étouffait les mots. Quand Noham se réveilla, il faisait encore nuit. Il avait froid malgré la chaleur. Il posa une main sur sa poitrine. Son cœur battait comme un tambour. Il sortit à nouveau. Les étoiles étaient claires ce soir-là. Il descendit vers le port. Les pêcheurs n’étaient pas encore sortis. Il n’y avait que les mouettes et le ressac. Il s’assit sur une caisse vide, là où les hommes empilaient les poissons le matin. Et soudain, il vit quelque chose. Ou plutôt… quelqu’un. Une silhouette, très loin, perchée sur la jetée. Un homme. Immobile. Presque une ombre. Il sursauta. Cligna des yeux. L’homme n’était plus là. Il se leva d’un bond. Son instinct lui criait de fuir. Mais ses pieds restaient ancrés au sol. Il sentait que cette présence ne lui voulait pas de mal. Et pourtant… c’était terrifiant. Il recula lentement, sans lâcher du regard l’endroit où la silhouette s’était tenue. Il avait froid. Un froid qui n’avait rien à voir avec le vent marin. Un froid venu de l’intérieur. Il ne doutait plus car une chose était sûre. Il se passait quelque chose.Le soleil s’était à peine levé quand le groupe quitta l’auberge. Les rues de Brickaville s’animaient doucement : les marchands installaient leurs étals, les cris des vendeurs de fruits se mêlaient aux bruits des charrettes sur l'asphalte. Mais pour Noham et les siens, ces sons familiers n’étaient qu’un écho lointain ; leur esprit était tourné vers le chemin à venir.Marc prit la tête du convoi, les cartes roulées sous son bras.— Nous devons sortir de la ville discrètement. Mon contact m’a prévenu : plus d’yeux nous observent qu’on ne le croit.— Tu penses qu’on est suivis ? demanda Elira, ses sourcils froncés.— Pas suivis, répondit Marc, mais… surveillés, oui. Disons que certains veulent savoir si nous sommes capables d’arriver vivants jusqu’à la prochaine étape.Noham garda le silence. Mais le tatouage sur sa poitrine pulsa, comme pour lui confirmer que ce qu’ils croyaient être une préparation tranquille était déjà devenu une mise à l’épreuve.Ils sortirent de la ville et reprirent
Les deux véhicules roulèrent désormais sur le goudron lisse de la RN4, le contraste avec les chemins accidentés du village était saisissant. Le paysage défilait plus rapidement, les collines et forêts laissant place à de vastes plaines. Le soleil s’élevait dans le ciel, brillant sur l’asphalte chaud et les lignes blanches parfaitement tracées, et pourtant, aucune beauté du paysage ne pouvait détourner l’attention de Noham et des siens. Chaque virage, chaque bruit inhabituel sur la route faisait battre leur cœur un peu plus vite.— Encore quelques kilomètres, dit Marc par radio, nous allons bientôt bifurquer sur la RN2. Nous ferons une halte à Brickaville, je dois rencontrer mon contact. Nous en profiterons pour nous reposer.—
Le soleil à peine levé, Noham s’éveilla, le sommeil presque absent de ses paupières. À côté de lui, Elira dormait encore, son visage doux marqué par des traits tirés, et ses paupières bougeaient légèrement, trahissant un sommeil agité. Il s’approcha, posant une main sur son épaule, hésitant un instant avant de se lever pour ne pas la réveiller.La nuit avait été courte, peuplée de cauchemars où les cris et le fracas du combat se mêlaient à des visions de ceux qu’il n’avait pas pu sauver. Il se redressa lentement, sentant le poids de la première épreuve déjà peser sur ses épaules.Sans perdre un instant, il sortit de la maison, ses yeux balayèrent le
Le temps sembla se figer dans une tempête de sang, de poussière et de rugissements. Noham, guidé par la flamme ardente de son tatouage, frappait encore et encore, chaque mouvement animé par un seul but : protéger. Autour de lui, les métamorphes tenaient bon malgré la fatigue, les balles, et les pertes.L’organisation, implacable au départ, commença à ralentir. Les soldats, surpris par la résistance farouche de simples villageois, hésitaient de plus en plus. Chacun voyait ses camarades tomber, lacérés par des crocs, renversés par des griffes. Malgré leur discipline, une peur sourde se glissa parmi eux.Puis un hurlement de Noham retentit, puissant, vibrant, traversant le champ de bataille. C’était un cri de
Aron et Noham se heurtaient comme deux tempêtes déchaînées. Leurs crocs s’entrechoquaient dans un fracas sec, leurs griffes déchiraient l’air et la terre. La clairière était devenue leur arène, et chaque impact faisait résonner le sol comme si la nature elle-même retenait son souffle.Noham, porté par la lueur dorée qui irradiait de son pelage, semblait guidé par une force plus grande que lui. À chaque bond, son corps se mouvait avec une précision surnaturelle, comme si le tatouage battant sur sa poitrine dictait ses gestes. Aron, plus massif et plus brutal, compensait par la rage et la puissance brute, chaque attaque visant à écraser, briser, annihiler.Autour d’eux, la guerre faisait rage. Les loups du village bondissaient sur les soldats de l’organisation, leurs crocs arrachant des cris d’effroi aux hommes pourtant aguerris. Certains villageois furent blessés, mais jamais ils ne reculèrent. Les plus jeunes, les moins expérimentés, protégeaient les accès aux abris où s’étaient réfug
Le souffle de l'ombreTOME 2Le sol vibrait sous les bottes et les roues blindées qui approchaient. Le duel prévu entre Noham et Aron devait commencer, mais le grondement lointain des moteurs changeait la donne. Le village, déjà en alerte, s'éparpillèrent pour se préparer à se défendre.Noham fixa Aron, son tatouage brillant toujours faiblement, pulsant comme un avertissement. Il savait que cette lumière n’était pas simplement un signal : c’était une force qui allait guider chacune de ses décisions, chacune de ses actions.Aron ricana, visiblement amusé par la tension qui montait.— Alors, petit cousin… on va voir qui mérite vraiment ce trône ?