LOGINLe matin se leva comme un rideau qu’on tire trop lentement.
Sonia, éveillée depuis l’aube, observait la mer depuis la lucarne. La surface de l’eau semblait plus calme qu’hier, mais cette paix n’était qu’un mensonge ; elle le sentait dans le frémissement invisible de l’air, dans le goût salé qui collait à ses lèvres.Elle serra le dé noir dans sa main.
Le même, identique, revenu de l’eau ou du souvenir — elle ne savait plus. Ce poids minuscule l’obsédait, comme une preuve que les choses refusent de disparaître quand on ne leur dit pas adieu.À huit heures, elle descendit ouvrir la galerie.
Les vitrines reflétaient la lumière nacrée du matin. À l’intérieur, tout semblait normal : les toiles suspendues, l’odeur de térébenthine, les ombres encore bleues. Mais sur le comptoir, quelqu’un avait déposé un bouquet de roses rouges, fraîchement coupées. Aucune carte.Elle s’en approcha lentement.
Leurs tiges tremblaient comme si quelqu’un venait à peine de les poser. Entre les pétales, elle remarqua une fine bande de papier : À ce soir. — C.Claudia.
Un frisson la traversa.
Elle eut envie de jeter les fleurs à la mer, mais un mouvement à la porte la fit sursauter. Élise entra, élégante comme toujours, vêtue de beige clair, un foulard de soie noué au cou. — Tu es déjà là, dit-elle doucement. — J’avais besoin d’air, répondit Sonia.Élise posa son sac, observa les fleurs, puis haussa un sourcil.
— Joli choix, mais pas ton style. — Je ne sais pas d’où elles viennent. — Alors elles te sont destinées.Elle s’approcha du bouquet, inspira profondément.
— Le parfum du passé, murmura-t-elle. — Tu parles souvent comme si tout avait déjà eu lieu, Élise. — Peut-être parce que tout recommence, simplement sous d’autres noms.Leurs regards se croisèrent.
Il y avait, dans les yeux d’Élise, une lueur d’intérêt qui n’avait rien de professionnel. Elle se détourna cependant et sortit une clé de sa poche. — Viens, je veux te montrer quelque chose.Elles descendirent par un escalier étroit, dissimulé derrière un rideau de velours.
Sonia n’y était jamais allée. La cave s’ouvrait sur une pièce voûtée, fraîche, éclairée par des lampes faibles. Au mur, des croquis, des photos, des fragments de lettres. Au centre, une table en verre sur laquelle reposait un carnet noir.Élise caressa la couverture du bout des doigts.
— C’est ici que je garde ce qui ne doit pas être vu. — Pourquoi me le montrer ? — Parce que tu portes déjà leurs marques.Sonia fronça les sourcils.
— Leurs marques ? — Les Héritières. Tu sais de quoi je parle. — Je ne comprends pas. — Oh si, tu comprends. Et tu as peur, comme moi, la première fois.Élise ouvrit le carnet.
Les pages étaient remplies de noms, de symboles, de dates. Des cercles reliés entre eux, comme des constellations. — Chaque femme qui entre dans le Cercle y laisse un signe. Le tien y figurera bientôt.Sonia fit un pas en arrière.
— Non. Ce monde-là est fini. — Rien ne finit, Sonia. Les flammes s’éteignent, mais la braise reste.Élise referma doucement le carnet, posa sa main sur celle de Sonia.
Le contact était tiède, presque intime. — Tu crois fuir, mais c’est déjà trop tard. Le Cercle ne te poursuit pas : il t’appelle.Sonia se dégagea brusquement et remonta à la lumière du jour.
Le vent marin la frappa au visage. Elle resta un long moment sur le trottoir, respirant à fond, jusqu’à sentir sa peur se dissoudre dans le sel.⸻
Les jours suivants, elle évita Élise autant que possible.
Mais Port-Éclipse était trop petit pour qu’on puisse vraiment fuir quelqu’un. Chaque ruelle semblait la ramener vers la galerie, chaque reflet de vitrine rejouait son propre visage, un peu plus étranger.Une nuit, en rentrant, elle trouva sa porte entrouverte.
Rien ne manquait. Seulement, sur la table, un simple verre d’eau à moitié plein. Dans l’eau flottait une rose rouge — une seule. Sur le mur, à la craie, quelqu’un avait tracé un cercle.Sonia effaça le dessin de la paume, mais la craie laissa une poussière rougeâtre qui s’incrusta dans sa peau.
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Le lendemain, Élise revint comme si de rien n’était.
— Tu es pâle, dit-elle. Tu dors mal ? — Vous le saviez ? — Quoi donc ? — Pour la rose. Pour le cercle sur mon mur. Élise la regarda longuement, puis sourit. — Les symboles sont des miroirs, Sonia. Tu les vois parce que tu les portes déjà en toi.Sonia ne répondit pas.
Elle voulait hurler, mais la voix lui manqua. Alors elle prit un chiffon, se remit à dépoussiérer les cadres. Un geste après l’autre, comme si le silence pouvait servir d’arme.Quand la nuit tomba, elle resta seule dans la galerie.
Le vent fit trembler les vitres. Les ombres s’allongeaient entre les tableaux comme des langues de suie. Elle s’assit, ferma les yeux, cherchant la paix dans le bruit des vagues.Un craquement la fit sursauter.
La porte du fond venait de s’ouvrir, lentement. Une silhouette entra, silhouette de femme, vêtue de rouge sombre.— Bonsoir, Sonia.
La voix, douce, connue, venait du passé.
Claudia.— Tu n’aurais pas dû revenir, dit Sonia.
— Et toi, tu n’aurais pas dû partir.Elles se fixèrent en silence.
Claudia s’avança, posa sur la table un petit coffret. — C’est un cadeau. Laila voulait que tu le reçoives.Sonia ouvrit.
À l’intérieur, une barrette d’onyx, la même que celle que Claudia lui avait donnée avant l’incendie. Mais cette fois, la pierre brillait d’un éclat rouge à son cœur.— Qu’est-ce que tu veux ? demanda Sonia.
— Que tu viennes. Ce soir. — Où ça ? — Là où tout recommence : La Maison de Verre.⸻
Après le départ de Claudia, Sonia resta seule dans l’obscurité.
Le vent sifflait entre les cadres, la mer grondait au loin. Elle prit la barrette dans sa main. Une chaleur étrange en émanait, comme si la pierre respirait.Elle monta sur la terrasse, la lune haute derrière les nuages.
Sur l’horizon, les lumières de la ville clignotaient doucement. Au-dessus de la mer, un rayon rouge fendit les nuées — un éclair sans tonnerre, comme un signe.Sonia ferma les yeux.
Elle sut, avec une certitude douloureuse, qu’elle irait.Demain ou ce soir, peu importait :
Le Cercle avait déjà choisi son nouveau centre.Isma partit à l’aube, sans tambour ni au revoir. Elle n’avait pas pris d’or, pas de cartes : seulement un petit sac de toile, la pierre blonde serrée contre son cœur, et le mot d’Idriss replié six fois, comme une prière. La pluie de la veille avait lavé la route ; le ciel, bas et net, dessinait une ligne dure entre la terre et la mer. On eût dit que le monde la bénissait d’un silence pur.À la Maison du Vent, la porte restée ouverte laissait entrer une brise tiède qui ramenait encore l’odeur des braises. Farah la regarda s’éloigner sans un geste, ni plainte ni joie ; une reconnaissance grave passa dans ses yeux. Soraya lui avait touché la joue tout juste avant qu’elle ne franchisse le seuil, comme on marque un passage. Alma avait plié un essuie-main et l’avait glissé dans son sac, sans rien dire. Les gestes valaient désormais plus que les lois écrites.— Va, dit Farah doucement. Mais souviens-toi : on peut chercher un homme et se perdre de soi. Ne confonds jamais la route avec l’exil.
Les nuits d’Isma prenaient la couleur des souvenirs.Sous la lune pâle, les anciennes pierres du monastère semblaient respirer encore la prière silencieuse des femmes disparues. Les flammes des bougies vacillaient, dessinant sur les murs des silhouettes qui dansaient, comme si Noor et Farah s’étaient glissées dans la chambre à travers le vent.Isma leva les yeux vers la fenêtre entrouverte. Le parfum du jasmin entrait, mêlé à celui plus âcre de la pluie. Tout en elle frémissait d’un pressentiment qu’elle ne parvenait pas à nommer — une caresse du passé, ou un avertissement.Depuis la rupture du Cercle, les liens entre les sœurs s’étaient recomposés, mais fragiles, tendus de secrets et de blessures à peine refermées. Soraya parlait moins, Alma priait davantage, et Isma… Isma aimait en silence.Cet amour, elle l’avait trouvé là où elle ne devait pas.Dans le regard d’un homme qui portait les cicatrices du même combat.Il s’appelait Idriss.Un voyageur, un ancien disciple de Farah avant
Le jour s’ouvrit sans cérémonie, mais la lumière semblait hésiter à entrer. La Maison du Vent portait encore l’empreinte de la nuit précédente : une brûlure fine, comme un parfum qu’on n’ose plus nommer. Dans la grande salle, les objets sacrés attendaient, immobiles ; la corde brûlée pendait en un demi-cercle, souvenir visible d’une douleur recentre. Autour de la table, l’air vibrait d’indécision.Les visages étaient divisés. À une extrémité, celles qui restaient fidèles au Cercle — Farah, la jeune fille aux cheveux emmêlés, la femme au foulard rouge — parlaient bas, cherchant des mots qui n’avaleraient pas la blessure. À l’autre, des novices échangeaient des regards pleins d’un feu neuf, une lumière qui n’était plus seulement héritage mais revendication. Entre les deux, un espace se formait, large comme une mer.— Nous devons nous rassembler, dit Farah, la voix contenue mais ferme. Le Cercle n’a jamais été un refuge parfait, mais il tient parce que nous acceptons la lumière et l’ombr
La mer s’étendait devant elle, vaste, argentée, indifférente. Ylena marchait sur le sable froid, le vent soulevant ses cheveux comme un voile de rébellion. Depuis qu’elle avait quitté la Maison du Vent, elle n’avait plus entendu la voix des anciennes ni senti la vibration du Cercle. Pourtant, quelque chose d’autre, plus ancien et plus sauvage, l’appelait depuis l’horizon.Elle posa la main sur la pierre qu’elle portait toujours au cou, vestige de son initiation. Elle était tiède, presque vivante. Chaque battement de son cœur faisait naître une pulsation dans la pierre — comme si le Cercle refusait de l’oublier.Dans la Maison du Vent, la jeune fille aux cheveux emmêlés s’éveilla en sursaut. Une douleur brûlante lui traversait la poitrine, comme si un fil invisible la liait encore à Ylena. Elle savait, sans comprendre comment, qu’elle n’était pas morte. Mais elle savait aussi que Ylena avait franchi une frontière que personne n’avait jamais osé traverser.— Elle n’est plus des nôtres,
Le silence tomba sur la Maison du Vent comme une couverture de cendre. Depuis le dernier rituel, les novices ne se parlaient presque plus. Quelque chose d’invisible, de brûlant, s’était glissé entre elles. Les regards étaient plus lourds, les gestes plus mesurés, et les flammes du désir, qu’elles pensaient avoir apprivoisées, revenaient comme des bêtes sauvages cherchant à mordre la chair de leurs promesses.La jeune fille aux cheveux emmêlés observait tout cela du haut de la galerie. Elle sentait la fracture venir, lente et profonde. Les anciens signes revenaient — les murmures dans les couloirs, les rituels faits en secret, les alliances formées dans l’ombre.Farah l’avait prévenue :— Le feu que vous avez allumé dans leurs cœurs, si vous ne le gardez pas pur, consumera le Cercle avant qu’il ne mûrisse.Une nuit, sous la pleine lune, une réunion clandestine eut lieu. Trois novices s’étaient retrouvées dans la cour des pierres. L’une d’elles, Ylena, portait une expression d’orgueil b
Le jour s’éleva sur la Maison du Vent comme un souffle chaud et lourd, chargé des murmures et des secrets de la veille. La lumière filtrait à travers les rideaux, dessinant sur le sol des ombres mouvantes qui semblaient danser avec les pensées et les désirs des novices. Chaque héritière de la première génération sentait le poids de sa responsabilité : guider la nouvelle génération tout en veillant à ce que les flammes de la passion et de la trahison ne consument pas le Cercle naissant.La jeune fille aux cheveux emmêlés posa ses mains sur la pierre noire. La vibration était différente aujourd’hui : plus intense, plus vivante, comme si les désirs et les secrets des novices s’étaient déposés en elle et sur le Cercle. Elle comprit que la leçon d’hier n’était qu’un prélude à ce que chaque héritière devrait traverser.— Aujourd’hui, dit Farah d’une voix grave, vous apprendrez que la loyauté et le désir sont des flammes qui se nourrissent l’une de l’autre. Si vous ne savez pas les tenir, el







