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Le soir de l’inauguration, la galerie vibrait d’une lumière dorée. Les verres tintaient, les conversations se mêlaient à la musique douce d’un quatuor.
Sonia, en robe noire simple, passait entre les invités avec un plateau de coupes. Les visages étaient beaux, lisses, presque interchangeables. Tous semblaient connaître Élise, lui parler comme à une reine discrète.Au mur, la toile signée L.V. attirait toujours le même attroupement.
Un homme, costume clair, observa Sonia s’en approcher. — On dirait que ce tableau vous regarde, dit-il avec un sourire. — Peut-être, répondit-elle. Certains souvenirs ont des yeux. Il rit, puis s’éloigna, laissant dans l’air une odeur de tabac blond et de pluie.Élise, de loin, la suivait du regard.
À la fin de la soirée, lorsque les invités se dispersèrent, elle s’approcha. — Vous l’avez reconnue, n’est-ce pas ? Sonia releva la tête. — Qui donc ? — Cette façon de peindre. Ces lignes qui ne cherchent pas la beauté mais la mémoire. C’est une œuvre de Laila Voss. Le nom tomba comme une pierre dans un puits.— Je ne pensais pas qu’elle… qu’il restait des toiles d’elle, balbutia Sonia.
— Celle-ci est arrivée anonymement. Un collectionneur du Nord, paraît-il. Élise marqua une pause, puis ajouta d’un ton presque bienveillant : — Parfois, les fantômes voyagent plus vite que nous.Elles éteignirent les lampes ensemble. Dans le noir, la toile semblait luire d’un éclat propre, comme si le feu en elle n’avait jamais cessé.
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Les jours suivants s’écoulèrent dans une routine trompeuse : le matin, la lumière froide sur la mer ; l’après-midi, les clients de passage, curieux, polis, éphémères.
Sonia commençait à respirer de nouveau. Mais chaque nuit, avant de dormir, elle revoyait le lac — non plus noir et tranquille comme jadis, mais mêlé au sel, immense, dévorant. Parfois, elle croyait entendre la voix de Laila dans le bruit des vagues, articulant les mêmes mots qu’au moment de l’incendie : Les cercles ne se ferment jamais.Une semaine plus tard, une lettre attira son attention dans la boîte de la galerie.
Pas de timbre. Juste son nom, écrit à l’encre écarlate : Sonia R. À l’intérieur, une carte cartonnée, sans signature : Ce que l’eau prend, elle rend autrement. Et, en dessous, une adresse : Allée des Pins, 3 — 21h.Sonia resta longtemps immobile, la carte entre les doigts.
Elle pensa la jeter, puis la glissa dans sa poche. Ce soir-là, elle se promit de ne pas y aller. Et pourtant, à vingt heures cinquante, elle sortit.⸻
La ville dormait déjà.
La mer battait les rochers d’un rythme lent, presque humain. L’Allée des Pins serpentait jusqu’à un vieux manoir à demi caché derrière des cyprès. Les volets étaient clos, mais une lumière rouge filtrait par les interstices.Sonia frappa une fois.
La porte s’ouvrit sur une femme qu’elle ne connaissait pas : cheveux argentés, robe de velours sombre. — Vous êtes venue, dit-elle simplement. Entrez.L’intérieur sentait la cire et le vin chaud. Une dizaine de femmes se tenaient là, formant un cercle silencieux.
Leurs visages étaient graves, presque sereins. Au centre, sur une table, brûlait une coupe remplie d’eau et d’huile — une flamme y dansait sans se consumer.La femme aux cheveux d’argent leva la main.
— Bienvenue à celles qui se souviennent, dit-elle. Nous sommes Les Héritières.Le mot résonna.
Sonia voulut parler, mais sa gorge se serra. La flamme de la coupe vacilla, projetant un éclat rouge sur son visage. Pendant un instant, elle crut voir, à travers le reflet liquide, le visage de Laila lui sourire.⸻
Quand la réunion se termina, Élise l’attendait dehors, appuyée contre sa voiture.
— Tu ne m’as pas dit que tu ferais partie de ces femmes, lança-t-elle doucement. — Je ne savais pas moi-même. — Tu mens mal, Sonia. Mais je t’aime bien. Viens, je te ramène.Sur le chemin du retour, la route longeait la mer.
Élise conduisait sans parler. Soudain, elle dit : — Tu crois qu’on peut échapper à ce qu’on a été ? — Je l’espérais, répondit Sonia. — Alors tu es déjà perdue.Elles ne dirent plus rien.
Devant la galerie, Élise la laissa descendre et ajouta : — Si quelqu’un t’écrit encore, montre-le-moi. Les fantômes aiment les complices.⸻
La nuit suivante, Sonia rêva qu’elle marchait sur la plage.
La mer s’était retirée loin, très loin, laissant un sol noir couvert de miroirs d’eau. Dans chaque miroir, un visage différent la regardait : Laila, Claudia, Élise, puis le sien — multiplié à l’infini. Elle sentit une main sur son épaule. La voix de Laila chuchota : Tu n’as rien perdu, Sonia. Tu n’as fait que commencer.Elle se réveilla en sursaut, le cœur battant.
Dans l’obscurité, un détail la glaça : sur la table de chevet, la carte rouge qu’elle avait jetée la veille reposait de nouveau, intacte.⸻
Le lendemain, la galerie était vide. Élise n’était pas venue.
Sur le comptoir, une note écrite à la hâte : Reviens ce soir. Quelqu’un veut te parler.À vingt heures, Sonia entra.
La lumière du couchant traversait les grandes vitres, projetant sur les murs des bandes rouges et or. Une silhouette se tenait au fond de la salle, tournant le dos à la mer. Quand elle se retourna, Sonia sentit tout l’air sortir de sa poitrine.— Claudia.
L’ancienne complice s’avança, un sourire fatigué aux lèvres.
— Tu vois, je t’avais dit : les cercles ne se ferment jamais. — Tu es en vie… — On n’appelle pas ça vivre. On appelle ça continuer.Claudia posa sur le comptoir un petit paquet enveloppé dans un tissu noir.
— Laila t’a laissé ceci. Elle disait que tu comprendrais quand le moment viendrait. Sonia défit le tissu. Un dé noir, sans chiffres. Identique à celui qu’elle avait jeté dans le lac. Claudia ajouta : — Ce que l’eau prend… — …elle le rend autrement, murmura Sonia.Elles se regardèrent longtemps, puis Claudia s’éloigna vers la sortie.
Avant de franchir la porte, elle se tourna une dernière fois : — On t’attend à La Maison de Verre. Ne sois pas en retard.⸻
Sonia resta seule.
Dehors, la mer montait lentement, recouvrant la plage. Le vent portait une odeur de sel et de cendre mêlés. Elle prit le dé dans sa main. Le contact en était tiède, presque vivant.Elle ferma la galerie, sortit sur la terrasse, et regarda l’horizon.
Le soleil se couchait dans un éclat sanglant, et l’eau, sous ses yeux, semblait murmurer. Une phrase revint, claire, irrévocable : Les cercles ne se ferment jamais. Ils changent seulement de centre.La brume se leva lentement, comme une révérence retenue, et la vallée entière sembla écouter. Ce matin-là, la mer tenait sa respiration ; les oiseaux, timides, revenaient sur la falaise. Les lampes du temple jetaient des lueurs timides sur la pierre humide. On aurait dit que le monde s’était mis en attente pour voir comment s’achèverait cette histoire tissée de sel, de brûlures et de chansons.Noor marcha la première, pieds nus, le manteau lâche autour des épaules. Elle portait la plume blanche, maintenant un peu grise aux bords, et la spirale d’argent sur la paume — marques des vies qu’elle avait tenues, des serments qu’elle avait dits et défaits. Ses sœurs la suivaient : Aïna au pas mesuré, Isma le regard tout à la fois dur et tendre, Zahara aux lèvres closes, Leila qui pleurait parfois sans bruit, Myrrha qui avait appris la modestie du pouvoir. Amina, depuis longtemps, n’était plus seulement une femme ; elle était devenue légende et présence — et pourtant, si fragile. Céleste n’éta
Le vent d’hiver portait encore les échos des anciennes batailles, mais dans le cœur des femmes du cercle, une flamme nouvelle s’élevait — silencieuse, souveraine, invincible. Noor, drapée d’une robe couleur de lune, marchait au centre du temple reconstruit, là où jadis la douleur avait régné. Autour d’elle, les visages familiers de ses sœurs — Aïna, Lysandra, Éméraude — brillaient d’une force tranquille. Elles n’étaient plus des survivantes : elles étaient des reines d’une ère nouvelle.— Le temps de l’ombre est terminé, murmura Noor, sa voix douce mais ancrée d’un pouvoir ancien. Ce que le feu a détruit, notre lumière le refera naître.Aïna s’avança, un sourire à la fois tendre et blessé. — Mais que faire des cicatrices ? Les nôtres… et celles du monde ?Noor la regarda avec compassion. — Les cicatrices sont les signatures du destin. Nous n’avons pas à les cacher. Elles prouvent que nous avons vécu, aimé, et survécu à ce que d’autres n’auraient pas osé affronter.Un silence sacré sui
La terre avait retenu son souffle depuis des lunes. Partout, des rumeurs de lumière et d’ombre couraient comme des oiseaux blessés : des femmes qui s’éveillaient à l’aube avec la marque d’un feu sur la paume, des rêves où des villes entières se transformaient en braseros de mémoire, des prières anciennes qui revenaient au goût du sel. Les Filles du Feu n’étaient plus une légende — elles étaient une armée de cœurs qui battait à l’unisson, une constellation en marche.Amina avait envoyé des messagères partout — des caravanes de femmes portant la braise sacrée, des chants et des pictogrammes, des feux allumés sur des collines oubliées. Les flammes naissaient comme des étoiles neuves, et la nuit, les chemins brillants formaient des constellations que même les marins consultaient. Mais la lumière attire le regard des prédateurs. Là où l’on rallume, les ombres apprennent à guetter.On les retrouva d’abord dans les ports : des pêcheurs virent des silhouettes noires glisser au bord des quais,
La falaise n’était plus qu’un champ de cendres et de lumière. Là où Amina s’était consumée dans le feu noir, il ne restait qu’un cercle parfait, gravé dans la pierre, respirant comme une plaie vivante. Le vent portait encore son nom — Amina… Amina… — comme une prière que la terre refusait d’oublier.Zahara s’agenouilla à l’endroit exact où son amie avait disparu. Ses mains tremblaient, couvertes de suie.— Elle ne pouvait pas mourir, murmura-t-elle. Pas comme ça.Leila posa une main sur son épaule.— Peut-être qu’elle n’est pas morte, Zahara. Peut-être qu’elle est devenue quelque chose d’autre.Le vent s’intensifia. Une pluie fine, argentée, commença à tomber, lavant les visages en pleurs du cercle. Chacune des femmes sentit un frisson étrange courir sur leur peau — comme si une présence invisible les effleurait. Leila leva les yeux.— Regardez !Dans le ciel, une lumière rouge et or se forma, descendant lentement vers elles. C’était un feu, mais un feu doux, vivant, dansant avec grâc
La pluie tombait sur les ruines du vieux monastère, une pluie épaisse, presque rouge, mêlée à la poussière et à la cendre. Le vent faisait gémir les pierres, comme si les esprits de celles qui avaient péri dans les guerres spirituelles revenaient pleurer leur liberté volée.Amina se tenait au centre du cercle, la tête levée, les bras ouverts, sa robe blanche collée à sa peau trempée. Autour d’elle, les nouvelles femmes du cercle se tenaient en silence, chacune portant une flamme dans une lanterne de cristal. Ces flammes représentaient les âmes de leurs mères, de leurs sœurs, de toutes celles que la douleur avait brisées avant elles.Zahara s’approcha lentement, tenant entre ses mains un vieux grimoire couvert de symboles d’or et de sang séché.— Tu es sûre de vouloir le faire ? demanda-t-elle d’une voix grave.Amina hocha la tête.— Je n’ai plus peur. Le feu ne me consume plus. Il m’éclaire.Depuis la mort de Leandro, le silence s’était installé dans le cercle comme une malédiction. L
La route vers l’est était longue, froide et silencieuse. Pendant des jours, elles marchèrent sans dire un mot, le souffle mêlé au vent, leurs ombres étirées par la lueur d’un soleil timide. Les montagnes s’élevaient devant elles comme une muraille faite de souvenirs, trop hautes, trop vieilles pour appartenir encore aux vivants.Naomi ouvrait la marche, guidée par une intuition qui ne la quittait plus depuis la nuit du fragment. Derrière elle, Céleste portait une amulette faite des éclats rouges, rassemblés dans un pendentif scellé de prières. Amara, silencieuse, murmurait sans cesse des paroles de protection, tandis que Léa observait les nuages, lisant dans leurs formes des présages qu’elle seule comprenait.Le froid mordait leurs doigts, mais aucune ne se plaignait. Elles savaient qu’à chaque pas, elles se rapprochaient non pas d’un sanctuaire, mais d’une vérité trop lourde pour le monde.Le troisième jour, alors que la lune se levait, elles virent une lumière au loin. Faible, oscil







