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Chapitre 9 — Le Feu et la Nuit

Author: sonia yayock
last update Last Updated: 2025-10-13 00:02:11

Le soir tomba sans prévenir, avalant le ciel en quelques minutes.

Sur Willowridge, le vent s’était levé, charriant l’odeur du bois mouillé et des orages d’été.

Le lac, lui, n’était plus qu’un miroir agité où les lanternes s’éteignaient une à une.

Dans cette obscurité, on aurait dit que chaque lumière qui mourait emportait un souvenir.

Je marchais vers le Boathouse, les doigts serrés sur le dé noir — ce dé sans chiffre, sans règle.

Il paraissait plus lourd que la veille, comme s’il contenait toutes les réponses qu’aucune question ne voulait plus formuler.

La porte céda d’un léger craquement.

À l’intérieur, un parfum de cendre et de cire.

Des bougies alignées sur le sol traçaient un cercle, le même que lors des premières nuits, mais cette fois les flammes vacillaient, indisciplinées, prêtes à s’éteindre.

Au centre, Ivy m’attendait.

Ses yeux rougis disaient la veille, la peur, la loyauté malmenée.

— Tu es venue, souffla-t-elle.

— J’ai promis de comprendre.

— Alors regarde.

Elle désigna la cheminée.

Sur les braises, brûlait lentement un tas de papiers — lettres, photos, symboles du Cercle.

Les flammes les dévoraient sans bruit, comme si même le feu respectait ce qu’il consumait.

— C’est Laila qui m’a demandé de tout brûler, murmura Ivy. Avant de partir.

— Partir ?

— Elle savait que Claudia ne s’arrêterait pas. Elle voulait que tout meure avec elle.

Je m’approchai du feu.

La chaleur mordait, mais je ne reculai pas.

— Elle t’a laissée vivante, Ivy. Pourquoi ?

— Parce que je n’avais jamais menti au lac. Pas vraiment.

Un bruit de pas interrompit nos mots.

Claudia entra, trempée, le visage éclairé par le reflet des flammes.

Elle ne portait plus de masque.

— Il n’est plus temps de brûler, dit-elle. Le feu ment aussi.

Elle sortit de sa poche la barrette d’onyx de Laila, l’objet que j’avais cru voir dans l’eau.

— Tu veux la vérité, Sonia ? La voilà.

Je tendis la main, mais elle la retira.

— Le Cercle n’a jamais été une confrérie de femmes libres. C’était une expérience. Celle de Laila. Elle voulait prouver que le désir pouvait être discipline, que la peur pouvait se dompter. Maëlle a compris trop tard que personne ne sortait indemne.

— Et toi ?

— Moi ? J’étais sa preuve vivante. Son erreur aussi.

Elle posa la barrette dans ma paume.

— Quand elle a su que tu viendrais, elle m’a dit : Laisse-la aller jusqu’au bout, même si le bout, c’est moi.

Le feu craqua violemment. Une bougie tomba, répandant la cire sur le parquet.

L’odeur de bois brûlé se mêla à celle de la pluie qui s’infiltrait par les vitres.

— Claudia, arrête, dit Ivy.

— Non. On doit finir.

Elle s’accroupit, saisit le dé noir dans ma main et le lança au centre du cercle de feu.

Il roula, hésita, s’arrêta net sur sa tranche.

Une ligne fine, droite, parfaite : ni un chiffre, ni un vide.

— Tu vois ? souffla-t-elle. Le Cercle est brisé. Plus personne ne décide.

Le vent entra par la porte ouverte.

Les flammes montèrent, hautes, bleues, comme si le lac lui-même venait réclamer sa part.

Ivy recula, paniquée.

— Il faut sortir !

Mais je restai.

Je fixai le feu et, dans la lumière mouvante, je crus distinguer Laila.

Son visage, paisible, se dessinait dans la fumée, ses yeux pleins de ce mélange de douceur et de défi que je connaissais trop bien.

Elle sembla murmurer : Maintenant, tu sais.

Je pris le dé incandescent avec un linge.

La chaleur me traversa jusqu’à l’âme.

Je le jetai dans le lac, à travers la fenêtre ouverte.

L’eau siffla en l’avalant.

Le feu perdit aussitôt de sa vigueur, comme s’il avait reçu l’ordre de se taire.

Claudia tomba à genoux, épuisée.

Ivy pleurait en silence.

Je sortis sur la terrasse.

Le vent avait tourné, ramenant une odeur de terre lavée.

Le lac se calmait peu à peu, lisse, docile, comme un animal rassasié.

Sous la surface, une dernière flamme glissa, puis disparut.

Je compris alors :

Le Cercle n’avait jamais été une prison.

C’était un miroir.

Chacune de nous y avait vu ce qu’elle craignait le plus.

Laila, sa culpabilité. Claudia, son obéissance. Ivy, son silence.

Et moi, ma vérité : le besoin d’appartenir à quelque chose, même dangereux, pour me sentir vivante.

Le feu s’éteignit derrière moi.

Je restai longtemps face au lac, la barrette d’onyx serrée dans ma main.

L’eau brillait d’une lueur rouge à peine visible, comme un adieu ou une promesse.

Quand le jour se leva enfin, j’étais toujours là.

Et dans la lumière grise de l’aube, j’eus la certitude que Laila Voss n’était pas morte.

Pas vraiment.

Elle vivait désormais dans le reflet du lac…

et dans la part de moi qu’elle avait révélée.

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