Quand le bus s’est arrêté dans un quartier cossu, aux larges avenues bordées d’arbres parfaitement taillés, aux immeubles modernes et élégants, je suis descendue. Ici, tout brillait d’une propreté presque irréelle. Le genre d’endroit où je n’avais jamais mis les pieds avant.
Je ne savais pas ce que je cherchais. Un banc. Un endroit où pleurer. Une réponse. Mais ce que j’ai trouvé, c’est une affiche discrète, collée sur la vitrine d’un bar chic et discret, au décor soigné, avec des tables en bois verni et des luminaires modernes :
“Recherche agent d’entretien — Poste avec logement et repas inclus. Se présenter sur place.”Mon cœur a bondi dans ma poitrine.
J’ai hésité. Moi, dans un quartier pareil ? Qui voudrait embaucher une ancienne détenue, sale et cassée, dans un endroit où chaque détail compte ? Mais je n’avais pas le luxe de reculer.
Je suis entrée.
Je franchis la porte du bar avec une boule au ventre, le cœur battant trop vite, les mains moites. À l’intérieur, l’air était frais, parfumé au citron et au bois ciré. C’était un endroit propre, élégant, avec des luminaires en cuivre et des banquettes en velours bordeaux. Je ne m’attendais pas à un lieu aussi huppé. Immédiatement, je me sentis de trop.
Un homme d’une quarantaine d’années, en chemise impeccable et lunettes carrées, s’approcha de moi avec un regard suspicieux.
— Vous venez pour l’annonce ? demanda-t-il.
J’acquiesçai d’un hochement de tête. Il me détailla de haut en bas.
— Vous avez une pièce d’identité ?
Je sortis doucement la vieille carte que j’avais gardée, abîmée, presque effacée. Il la prit, la consulta, puis me rendit un regard incertain.
— Vous avez quel âge… Lila ?
— Vingt-sept ans, répondis-je. Ma voix sortit rauque, brisée, comme si mes cordes vocales avaient oublié comment vibrer.
Il haussa un sourcil.
— Votre voix… Qu’est-ce que vous avez ? Un rhume ? Une opération ?
Je baissai les yeux, hésitai. Puis je murmurai :
— Un incendie.
Il fronça les sourcils.
— Un incendie ?
— J’ai inhalé beaucoup de fumée. Ma voix ne s’en est jamais remise.
Je regrettai aussitôt d’avoir dit ça. Trop d’informations, trop tôt. Mais il ne posa pas plus de questions.
Il consulta sa montre.
— Vous avez quelques minutes pour un court entretien ?
— Bien sûr, dis-je en redressant légèrement les épaules.
Il m’indiqua une table au fond, à l’écart, et s’assit face à moi. Son ton devint un peu plus professionnel.
— Bien. Nom complet ?
— Lila Anderson.
— Expériences professionnelles ?
Je marquai un temps. Il me fallait choisir mes mots avec précision.
— J’ai fait pas mal de ménages… dans des cuisines collectives, des dortoirs, des sanitaires. J’ai travaillé à l’entretien dans une grande structure pendant plusieurs années. Nettoyage quotidien, lessive, désinfection… tout ce qui touche à l’hygiène.
Ce n’était pas un mensonge. C’était juste… un pan de vérité déguisé. Je prie le ciel pour qu’il ne me demande pas le nom ce soi-disant “grande-structure”.
Il prit des notes.
— Formation ? Diplôme ?
Je sentis mon estomac se nouer. Là, je dus faire un choix.
J’avais un bac professionnel, quelques modules de gestion, une licence en administration et même un master en gouvernance d’entreprise. J’avais travaillé dur pour ça. Mais tout avait été effacé le jour où Dante Whitemore avait déclaré que mes diplômes étaient faux, que je les avais achetés, falsifiés… Ce mensonge avait suffi à entacher tous mes dossiers.
Depuis, c’était comme si mon nom était synonyme de fraude. Même si ce n’était pas vrai. Même si je les avais obtenus honnêtement, avec des nuits blanches.
Mais qui me croirait maintenant ?
Je baissai les yeux, et choisis la sécurité.
— J’ai le brevet. Et j’ai appris le reste sur le terrain. Beaucoup de travail manuel.
Juste ce qu’il fallait. Pas trop. Pas assez pour attirer l’attention. Après tout, c’était un poste de ménage. On ne demande pas de bac +5 pour laver des sols.
Je sentais pourtant mon cœur battre plus fort dans ma poitrine. Le goût amer du mensonge me restait sur la langue. Mais la peur… La peur de perdre cette chance, si maigre soit-elle, me faisait taire le reste.
Il hocha la tête, toujours concentré sur son carnet.
— Famille, proches dans le coin ?
Je secouai la tête, gardant mes traits neutres.
— Non. Je suis seule.
Son regard se fit un peu plus perçant, mais il n’insista pas.
— Vous avez déjà travaillé dans un bar ?
— Non. Mais je peux apprendre vite.
Il hocha lentement la tête.
— À votre âge, on place généralement comme serveuse. Les pourboires sont bons, surtout ici. On a une clientèle fidèle, assez chic. Mais vous avez l’air…
Il ne termina pas sa phrase. Je devinai ce qu’il pensait. Usée. Éteinte. Pas le genre qu’on met devant les clients pour faire bonne impression.
— Vous êtes plutôt discrète, hein ? Peu sociable ?
Je ne répondis pas. Mon silence était une réponse en soi.
Il soupira et posa son carnet.
— Bon. Il reste un poste d’agent d’entretien. Nettoyage avant et après les services. Toilettes, cuisines, sols. Ce n’est pas très glorieux, le salaire est minimal. Mais le poste inclut une chambre à l’arrière et deux repas par jour.
Il me regarda comme pour me laisser une porte de sortie.
— C’est toujours mieux que rien, ajouta-t-il.
Je relevai les yeux vers lui. Il n’avait aucune idée à quel point il avait raison.
— Je prends, dis-je, simplement.
Il me fixa un instant, puis hocha la tête.
— D’accord. Je vous montre votre chambre.
Je le suivis en silence, à travers un couloir propre et carrelé. Mon cœur battait fort. J’avais un toit. Un lit. De quoi manger.
Je l’ai remercié d’un murmure. Ce n’était pas grand-chose mais pour moi, c’était un début.
Un premier pas vers quelque chose de nouveau.
Dante m’a poussée à l’intérieur de sa voiture comme une poupée désarticulée, sans me regarder, sans un mot. Il a claqué la porte avec force. J’ai sursauté, les larmes brûlant encore mes joues.Ses hommes se sont activés autour du véhicule comme des soldats en mission. Un claquement sec, puis sa voix, froide et autoritaire :— Retrouvez le taxi. Ramenez ses affaires.Il a murmuré quelque chose à l’un de ses hommes. Je n’ai pas entendu ce qu’il disait. Ce que je savais, en revanche, c’est que j’étais prise au piège. Encore une fois. Mais là… je n’avais plus la force pour me battre.Je me suis blottie contre la portière. Mes mains couvraient mon visage, mais elles tremblaient trop pour m’apporter le moindre réconfort.Et les larmes… elles coulaient toutes seules, incontrôlables.Je détestais pleurer devant lui. C’était une faiblesse qu’il adorait observer. Une chute silencieuse qu’il provoquait sans même lever la voix.— Conduis jusqu’au bar, ordonna-t-il au chauffeur, sans me jeter un s
— La fille que tu as connue… elle est morte.Un silence puis je continuai, plus bas :— Il ne reste plus rien à humilier, Dante. Tu peux me piétiner encore, ça changera quoi ? J’ai déjà tout perdu.Il resta figé devant moi. Le vent fit claquer sa veste ouverte.Je crus percevoir une hésitation dans son regard, mais elle fut vite balayée par cette flamme froide, celle qu’il allumait chaque fois qu’il voulait m’anéantir sans lever la main.— Tu m’en veux ? souffla-t-il. D’avoir fait ce que j’ai fait ?Je ne répondis pas. Pas tout de suite. Je savais où il voulait en venir.— D’avoir appelé la police, Lila ? D’avoir laissé les juges te condamner ?Ma gorge se serra. Mes mains tremblaient doucement contre mes hanches, mais je les plaquai contre ma robe pour les cacher.— Tu n’as fait que payer pour ce que tu avais fait. Rien de plus. Rien de moins.Il marqua une pause, me détailla, me scruta comme on inspecte les ruines après un incendie.— Si tu respires encore aujourd’hui… c’est unique
— Sortez, mademoiselle Anderson.Je sursautai.La voix tranchante venait de la droite, juste derrière la vitre.Mon regard se leva lentement… et mes entrailles se nouèrent.C’était Clarisse. La secrétaire personnelle de Dante. Robe noire stricte, chignon tiré à en faire mal, rouge à lèvres carmin impeccable. Chaque fois que je l’avais croisée dans les couloirs de la tour Withemore, elle me lançait ce même regard… Ce mélange de mépris élégant et de dégoût poli. Comme si ma simple existence salissait l’air qu’elle respirait.Et là, devant la vitre, elle m’observait comme une chose insignifiante. Son doigt parfaitement manucuré tapota contre le verre.— Allez. On ne va pas jouer à cache-cache. Sortez de là.Je secouai la tête, le cœur en feu. — Non… Je vous en prie… je ne veux pas...Ma voix s’étrangla, inaudible.Je me retournai vers le chauffeur. Je fouillai mon sac. Je rassemblai tous les billets que j’avais.— Je vous en supplie. Partez. Je vous donne tout. Je vous paierai plus, j
Il s’approchait de moi lentement. J’étais incapable de bouger. Sa silhouette me dominait, son regard me terrifiait. J’aurais voulu crier, fuir, disparaître mais à la place, j’ai fermé les yeux.Une seconde. Deux. Je me suis préparée au pire et puis… j’avais l’impression de retrouver le Dante qui me fascinait. Je me revoyais folle amoureuse de lui ... comme si ces trois années n’ont pas existé ... Je crus qu’il allait m’embrasser.Et puis…— T’es vraiment pathétique.J’ai rouvert les yeux. Il me regardait comme une ordure qu’on trouve collée sous sa semelle.— Tu croyais quoi, Lila ? Que j’allais t’embrasser ? Il ricana. Un rire froid, cruel, tranchant. — Tu me dégoûtes.Mes jambes ont failli me lâcher.— Tu crois que je vais poser mes lèvres sur une fille que le premier venu reluque comme une serveuse de bar à strip-tease ? Tu crois que j’ai envie de toi après ce que t’as fait ?Il s’approcha encore, tout près, si près que je sentais son souffle contre mon front.— T’es sale, Lila.
Ce n’était plus une simple humiliation. Un courant électrique, insidieux. Je ne savais pas ce que c’était mais mon corps, lui, avait compris.— Tu parles sérieusement ? lança Jason, le sourcil levé. C’est juste une femme, Dante. Une femme qui travaille ici. Depuis quand tu t’énerves pour si peu ?“Juste une femme.” Je mordis l’intérieur de ma joue pour ne pas flancher.Dante se tourna et croisa son regard.— Tu ne comprends pas. Reste en dehors de ça, dit-il d’une voix grave.Jason haussa les épaules, toujours intrigué.— Attends… tu ne me la présentes même pas, et maintenant tu me l’arraches comme si elle t’appartenait ? Comment elle s’appelle, au juste ?Mon cœur se serra. Je voulais disparaître, devenir invisible.— Lila Anderson, répondit Dante, les dents serrées.Jason cligna des yeux, interloqué. Puis l’homme de l’escalier me regarda autrement, avec plus d’attention.— Anderson ? Lila ?Ses yeux descendirent lentement sur moi.Comme s’il cherchait à voir quelque chose que les au
bouffon.Puis, il parla d’un ton sec. Un ton qui ne laissait aucune place à l’humanité.— Embrasse le garde à l’entrée.Je crus mal entendre.— Quoi… ? soufflai-je, la gorge nouée.— Tu m’as supplié, Lila. Très bien. Je t’accorde mon silence mais à une condition.Il se pencha légèrement, comme s’il voulait s’assurer que je comprenais bien :— Tu veux jouer à la soumise ? Montre-le-moi. Embrasse-le. Devant tout le monde.C’était trop.J’étais une femme de ménage, pas une poupée de foire.Mais à cet instant, je n’étais plus qu’un corps.Un corps que l’on déplace, qu’on utilise.Je me sentais comme une fille de spectacle, forcée de faire sa pirouette.Une humiliation publique, parfaitement orchestrée.Je secouai la tête, vacillante.— S’il te plaît… murmurai-je. Je ne peux pas…— Tu n’as rien à négocier, trancha-t-il. Absolument rien.Alors, j’avalai ma fierté. Encore.Je me levai, le souffle court.Et je fis ce que j’avais appris à faire depuis que j’étais en prison : OBÉIR.Je me dirig