Le loup et la panthère

Ewan 

La fraîcheur de la nuit enveloppe la clairière. L’herbe humide colle à ma peau, et un frisson me parcourt alors que je reprends mon souffle. Mon corps est encore endolori, engourdi par la transformation qui vient de s’achever.

Je m’assois lentement, sentant mes muscles protester sous le poids de l’effort. Une main tremblante passe sur mon visage, essuyant la sueur froide qui perle sur mon front. Autour de moi, la forêt semble figée, baignée par la lumière spectrale de la lune qui filtre à travers les branches entrelacées.

Tout est silencieux. Trop silencieux.

D’habitude, après une nuit comme celle-ci, l’odeur du sang flotte dans l’air, m’enveloppant comme un parfum macabre. J’ai appris à reconnaître ce goût métallique sur ma langue, cet arrière-goût de violence incontrôlée. Mais cette fois… rien.

Je plisse les yeux, cherchant dans ma mémoire les fragments épars de la nuit passée. Ai-je vraiment réussi à me contrôler ? L’idée est à la fois exaltante et terrifiante.

Un bruissement léger me tire brusquement de mes pensées.

Mon regard se lève immédiatement, balayant la lisière de la forêt. Les ombres s’étirent entre les troncs, profondes et mouvantes. Une présence.

Mes sens, encore embrumés par la transformation, s’aiguisent progressivement. Je capte une odeur. Différente. Un parfum qui ne fait pas partie de la forêt habituelle. C’est une fragrance singulière, un mélange de terre humide, de feuilles froissées et d’une chaleur animale intrigante.

Un craquement de brindille me fait tressaillir.

Mon instinct me hurle de me lever, de fuir ou d’attaquer. Pourtant, je reste figé. Une silhouette glisse entre les arbres, presque imperceptible, si ce n’était ces yeux.

Deux prunelles dorées brillent dans l’obscurité.

Mon souffle se suspend.

Lentement, la créature s’avance, sortant des ombres avec une fluidité hypnotisante.

C’est une panthère. Mais pas une panthère ordinaire.

Son pelage n’est pas uniformément noir comme celui des félins que j’ai pu apercevoir par le passé. Non, il est constellé de nuances. Sous la lueur argentée de la lune, je distingue un jeu subtil de couleurs qui semblent danser sur sa fourrure.

Le noir d’encre domine, absorbant la lumière et accentuant la puissance féline de son corps élancé. Mais à chaque mouvement, à chaque respiration, des reflets pourpres et indigo apparaissent sur son dos et ses flancs, comme si la nuit elle-même s’accrochait à elle. Des ombres mouvantes, presque irréelles.

Ses pattes, d’un noir profond, sont marquées de discrètes taches argentées, semblables à des éclats d’étoiles dispersés sur sa peau. Sa queue, longue et souple, se meut lentement, comme le pinceau d’un peintre traçant des arabesques dans l’air.

Puis il y a ses yeux.

Deux pierres dorées, liquides, brillantes comme du métal en fusion. Leur éclat est hypnotisant, presque surnaturel, comme si le feu des astres y brûlait encore.

Elle est magnifique. Inexplicablement belle.

Je n’ose pas bouger.

Elle non plus.

Elle s’arrête à quelques mètres de moi, son corps tendu, mais sans agressivité. Ses yeux dorés me scrutent avec une intensité troublante, comme si elle cherchait à percer mes pensées.

Nous restons ainsi un moment, figés, à nous observer.

Puis, doucement, je lève une main.

— Tu es magnifique… dis-je à mi-voix, comme une évidence échappée de mes lèvres.

Ses oreilles frémissent légèrement, mais elle ne recule pas.

Un pas après l’autre, je m’avance légèrement, le cœur battant à un rythme incertain. Mon instinct ne crie pas au danger. Au contraire, il m’attire vers elle.

Depuis combien de temps est-elle là ?

A-t-elle été témoin de ma transformation ? A-t-elle vu ce que je suis vraiment ?

Ces questions se bousculent dans mon esprit, mais aucune réponse ne vient.

Et puis, sans crier gare, elle bouge.

Dans un bond fluide, elle fond sur moi.

Je n’ai pas le temps de réagir. L’air m’échappe dans un souffle brutal lorsque mon dos heurte l’herbe. Son poids chaud me cloue au sol, sa respiration effleurant ma peau.

Elle est là. Juste au-dessus de moi.

Mon cœur tambourine contre mes côtes, non pas sous l’effet de la peur, mais d’un étrange mélange de fascination et d’adrénaline.

Ses yeux brillent dans l’obscurité, captant chaque frémissement de mon corps. Je sens son souffle chaud sur mon visage, l’odeur de sa fourrure, l’énergie brute qu’elle dégage. Pourtant, elle ne griffe pas, ne mord pas. Elle se contente de m’évaluer, m’observer avec une intensité presque humaine.

Un long moment s’écoule.

Puis, aussi brusquement qu’elle m’a plaqué au sol, elle se redresse et recule de quelques pas, me libérant.

Je reste allongé un instant, cherchant à reprendre mon souffle. Puis je me redresse lentement, passant mes mains sur l’herbe humide pour chasser le tremblement qui m’agite encore.

— Tu es vraiment spéciale… murmuré-je, plus pour moi-même que pour elle.

Elle me fixe encore une seconde, comme pour s’assurer de quelque chose.

Puis, sans un bruit, elle tourne la tête et disparaît entre les arbres, engloutie par les ombres.

Je reste là, le regard perdu vers l’endroit où elle s’est volatilisée.

Une rencontre étrange, irréelle presque.

Mais au fond de moi, je le sais.

Ce n’était pas un hasard.

Et ce n’était certainement pas la dernière fois que je la verrai.

Les jours s’écoulèrent, rythmés par la danse nocturne d’Ewan et Nyx. Chaque nuit, ils arpentaient la forêt, lui apprenant à dompter la bête en lui, à ne plus craindre la lune mais à l’embrasser comme une partie de son être. Pourtant, malgré leurs progrès, un silence pesait encore entre eux. Une question sans réponse, un mystère qu’Ewan ne pouvait ignorer.

Ce soir-là, la lune était haute et pleine, baignant les cimes d’une lueur argentée. La brise nocturne portait les murmures des feuillages, un chant ancestral que seuls ceux liés à la nature pouvaient comprendre. Ewan, assis sur un rocher, observait Nyx, tapie dans l’ombre des arbres. Son pelage d’ébène semblait absorber la lumière, ne laissant briller que ses yeux dorés, luminescents dans l’obscurité.

Le silence entre eux s’étira jusqu’à ce qu’Ewan cède à l’impatience.

— Qui es-tu, réellement ? finit-il par demander, brisant l’équilibre fragile de la nuit.

Nyx ne répondit pas tout de suite. Elle détourna les yeux vers la voûte étoilée, comme si elle cherchait ses mots dans l’infini du ciel.

— Je suis Nyx, la Gardienne. C’est tout ce que tu as besoin de savoir.

Ewan plissa les yeux, méfiant.

— Une Gardienne de quoi ?

Cette fois, elle le regarda directement. Quand elle parla, ce ne fut pas avec sa voix ordinaire. Sa réponse résonna dans l’esprit du loup, portée par une douceur teintée d’une gravité ancienne.

— De l’équilibre. De la frontière entre l’ombre et la lumière, entre la nature et ceux qui la défient.

Ewan se leva, agacé.

— Tu parles comme une oracle. Mais ça ne me dit pas pourquoi tu es intervenue cette nuit-là. Pourquoi tu m’aides, moi.

Nyx s’approcha, ses pas silencieux sur le tapis de feuilles mortes.

— Parce que tu n’es pas un monstre, Ewan.

Il éclata d’un rire amer.

— Ah oui ? Tout le monde pense le contraire.

Nyx s’assit gracieusement, enroulant sa queue autour de ses pattes avant de répondre.

— Tout le monde voit ce qu’il veut voir. Moi, je vois un homme qui lutte. Un homme qui refuse de se laisser dévorer par sa propre nature. Et c’est cette lutte qui prouve que tu n’es pas perdu.

Un frisson parcourut Ewan. Personne ne lui avait jamais parlé ainsi. Pour la plupart, il n’était qu’une menace à abattre, un danger à fuir.

— Si je ne suis pas un monstre, alors qu’est-ce que je suis ? murmura-t-il, la voix plus basse.

Nyx pencha légèrement la tête, ses yeux fauves brillant d’une lueur insondable.

— Un être en équilibre. Comme moi.

Un long silence s’installa entre eux, seulement troublé par le bruissement du vent dans les feuillages et le hululement d’une chouette lointaine. Ewan se sentit presque apaisé, comme si, pour la première fois depuis longtemps, quelqu’un voyait en lui autre chose qu’une bête incontrôlable.

Mais cette trêve ne dura pas.

Soudain, un hurlement perça la nuit.

Il était profond, rauque, et chargé d’une douleur brute. Un appel qui fit vibrer chaque fibre du corps d’Ewan.

Ce n’était pas un cri ordinaire.

Il était empli de rage. De souffrance.

Le loup-garou se tendit aussitôt. Son instinct primal s’éveilla, prêt à répondre à cet appel, mais une part de lui le retint.

— D’autres loups… murmura-t-il.

Nyx hocha lentement la tête.

— Oui. Et ils approchent.

Ewan sentit ses muscles se contracter sous l’adrénaline. Il connaissait ces hurlements. Ce n’étaient pas ceux de loups ordinaires.

— Ils ne sont pas comme moi, souffla-t-il. Eux, ils ont cédé à la bête.

Il pouvait les sentir, ces créatures qui arpentaient la nuit sans plus aucune humanité. Des ombres enragées, avides de sang et de destruction. Lui-même avait failli sombrer de la même manière, plus d’une fois.

Nyx se redressa, les muscles tendus, prête à agir.

— Alors il est temps pour toi de choisir, Ewan. Es-tu un loup qui protège… ou un loup qui détruit ?

Son cœur battait à tout rompre. Il savait que ce choix définirait le reste de son existence.

Un bruit de pas lourds se fit entendre à travers la forêt, brisant la quiétude de la nuit.

Puis une paire d’yeux rouges apparut dans l’ombre des arbres

Ils étaient là.

Ewan inspira profondément.

Il savait une chose : il n’était plus seul.

Et, pour la première fois depuis longtemps, il se sentait prêt à affronter la nuit.