L'homme dans la brume

Lana sortit du cimetière sans se retourner.

La boîte contre elle, elle marchait vite, les jambes tremblantes, le souffle court. Le SMS n’avait pas de signature. Pas de numéro. Juste des mots glaçants. Quelqu’un l’observait. Quelqu’un savait.

Elle monta dans la voiture, verrouilla les portières et démarra aussitôt. En quittant l’allée bordée de pierres tombales, elle vit, dans le rétroviseur, une silhouette. Loin. Immobile. Trop nette pour être une illusion. Mais lorsqu’elle s’arrêta brusquement pour mieux voir… il n’y avait plus rien.

La route du retour fut silencieuse. Le moteur grinçait, les essuie-glaces peinaient à chasser les premières gouttes d’une pluie fine. Les rues de Tamatave semblaient la repousser, comme si la ville elle-même voulait lui cacher quelque chose.

Elle ne rentra pas chez elle. Trop risqué. Elle choisit un petit hôtel discret près du vieux port. Une chambre au dernier étage, avec vue sur la mer déchaînée. À peine la porte refermée derrière elle, elle déposa la boîte sur la table du salon, et verrouilla chaque entrée. Rideaux tirés. Silence total.

Là, enfin seule, elle saisit la boîte, s’installa sur le lit et prit une profonde inspiration.

Elle ouvrit le journal.

« 4 novembre.

Si tu lis ces lignes, c’est que je n’ai pas survécu. Ne fais confiance à personne. Même les visages familiers peuvent être des masques. »

Le style de son père biologique, Rabe Gary, était sec, précis. Chaque phrase sonnait comme un avertissement. Un homme traqué.

« Le Cercle n’a pas changé. Toujours les mêmes rituels, les mêmes ombres. Mais ils sont plus prudents, plus silencieux. Ils ne laissent plus de traces. »

Page après page, Lana sentait monter une angoisse sourde. Il y était question de réunions nocturnes, de rituels au clair de lune, de pactes signés dans le sang.

Un passage lui glaça le sang :

« Ils appellent cela l’Héritage. Une transmission de savoir, disent-ils. Mais c’est un poids. Une dette. Et chaque génération doit payer. »

Et plus loin :

« J’ai volé une clé. Elle ouvre une pièce cachée, sous la vieille bibliothèque du centre-ville. Là, ils gardent ce qu’ils ne veulent pas brûler. Des enregistrements. Des noms. Les vrais. »Les lignes tremblaient. L’écriture de Rabe s’enfonçait parfois dans le papier, comme s’il écrivait en colère… ou sous la menace.

Lana ferma le carnet. La clef rouillée dans la boîte… était-ce celle dont il parlait ?

Lana vit la K7 dans la boîte, l’examina sous la lumière tamisée de la chambre d’hôtel. Une vieille K7 audio, presque désuète.

Un soupir de frustration lui échappa.

Elle décrocha le combiné et appela la réception.

— Bonjour, c’est Lana Raymond, dans la chambre 307. J’ai une question un peu étrange... Est-ce que par hasard vous auriez un lecteur de K7 ici, ou quelqu’un dans l’hôtel qui pourrait m’aider à en écouter une ?

Un silence léger s’installa, avant qu’une voix chaleureuse ne lui réponde.

— Bonjour, Mademoiselle Lana. En fait, non, nous n’avons pas ce genre d’appareil à l’hôtel. Mais ma grand-mère, elle, en possède un. Elle habite ici avec moi. Une vieille radio avec un lecteur K7 intégré. Je peux vous la prêter, si vous voulez.

Un sourire monta aux lèvres de Lana.

— Ce serait parfait, merci beaucoup.

— Je vous apporte ça tout de suite, ne vous inquiétez pas.

Quelques minutes plus tard, la réceptionniste frappa à sa porte, tenant dans les mains un appareil un peu usé mais encore fonctionnel.

— Voilà, dit-elle en souriant. Mon grand-père en prenait grand soin, et ma grand-mère continue de l’utiliser de temps en temps. Je suis sûre que ça vous aidera.

Lana la remercia chaleureusement. L’appareil, bien que rétro, semblait prêt à révéler les secrets enfermés dans cette petite K7 poussiéreuse.

Le bruit du moteur grinça, le son grésilla. Puis une voix se fit entendre, rauque, tremblante, chargée d’émotion.

« Lana, ma fille… Si tu entends ça, c’est que je suis mort. Tu dois savoir. »

C’était lui. Rabe. Malgré le fait de n’avoir jamais entendu sa voix, elle le reconnaissait immédiatement. Chaque mot était un écho du passé enfoui.

Il commença à raconter. L’initiation au Cercle de la Lune, l’angoisse qui s’était emparée de lui, la trahison de son propre frère. Puis, le refus d’obéir à leurs sombres desseins. Le tournant fatal.

« Ils m’ont ordonné d’éliminer mon propre frère… Mais c’est Liva qui a donné l’ordre final. »

Le cœur de Lana battait si fort qu’elle crut qu’il allait percer sa poitrine.

La voix de Rabe se brisa un instant, la K7 grésilla.

« Je ne pouvais pas… Je ne voulais pas. Alors j’ai fui. Mais ils ne m’ont jamais oublié. Toi non plus, tu ne dois pas oublier. Le Cercle est partout, Lana. Il te traque. Ils cherchent à effacer notre sang. »

Un silence pesant suivit, comme si le mort lui-même retenait son souffle.

Puis, une dernière phrase, lourde de menace :

« Sois prudente. Et surtout… ne fais confiance à personne. »

Le message s’interrompit brusquement, remplacé par un silence pesant.

Soudain, un bruit. Juste derrière la porte.

Un frottement discret. Un craquement de bois.

Lana saisit son téléphone, mais aucun réseau ne passait.

Elle recula lentement vers la fenêtre, son regard cherchant désespérément une issue, jusqu’à ce que la poignée de la porte tourne.

Un déclic.

Et puis… rien.

La porte resta fermée. Mais Lana sentait une présence, palpable, menaçante.

Soudain, une voix, juste de l’autre côté :

— Tu n’aurais pas dû l’ouvrir seule.

Elle agrippa la boîte contre sa poitrine, la gorge nouée.

— Qui êtes-vous ? cria-t-elle. Qui m’a envoyé ce message ?

Silence.

Puis un mot, presque doux, presque triste :

— Quelqu’un qui t’a connue avant que tout commence. Ouvre-moi, Lana.

Elle resta figée. Cette voix… elle ne l’avait jamais entendue. Mais elle en connaissait le timbre. Grave. Contrôlé. Glacial. Et pourtant... étrangement familier.

— Ton père m’a fait une promesse. Moi, je n’ai pas pu tenir la mienne.

Hésitante, les mains tremblantes, elle ouvrit la porte.

Il était là.

Grand. Vêtu d’un manteau sombre trempé par la pluie. Le regard noir. Une cicatrice au menton. L’homme qu’elle avait peut-être aperçu dans le rétroviseur.

Il la regardait avec calme, comme s’il la connaissait déjà.

— Tu peux m’appeler Mika.