Les ombres de Valvery

Éléonore

La nuit tombe sur Valmeray, drapant le village d’un voile de brume et de silence. Le vent s’engouffre entre les maisons de pierre, chuchotant aux âmes superstitieuses que quelque chose veille au-delà de leur monde. Mais ici, au cœur de la forêt qui borde le village, c’est moi qui veille.

Les bougies disposées en cercle vacillent sous la brise. Leur lueur danse sur les murs de ma cabane, projetant des ombres mouvantes qui semblent douées de vie. Devant moi, un vieux grimoire repose sur une table en chêne, ses pages jaunies par le temps.

Ce soir, je ne devrais pas être là.

Je le sais.

Ce rituel n’aurait jamais dû être tenté.

Mais une force inconnue me pousse, une voix silencieuse qui murmure au creux de mon âme. Depuis plusieurs nuits, mes rêves sont hantés par des visions d’un homme que je ne connais pas, un regard sombre qui me transperce, un murmure qui m’appelle.

Je passe une main tremblante sur les lettres gravées dans le grimoire, des mots oubliés depuis des siècles.

Revient des limbes, âme égarée. Reviens à moi et révèle ton secret.

Mon cœur bat plus vite. C’est une folie. Mais si mes songes ont un sens, alors cet être hante cet endroit. Peut-être suis-je destinée à le retrouver.

Je prends une profonde inspiration et tranche mon doigt avec la lame d’un athamé. Une goutte de sang perle et tombe sur le cercle tracé à la craie.

— Que les ombres me répondent…

Le vent s’intensifie. La flamme des bougies s’étire, vacille, avant de se tordre vers l’intérieur du cercle comme si elles étaient attirées par une force invisible. Mon souffle se coupe.

Puis, un grondement sourd résonne sous mes pieds.

La pièce se refroidit brutalement. Je serre les poings en sentant un frisson glacial remonter ma colonne vertébrale. L’air devient lourd, chargé d’électricité et de quelque chose d’ancien, d’inconnu.

Un murmure s’élève, comme un écho venu d’un autre monde.

— Qui… m’appelle ?

Un courant d’air effleure ma peau, caresse mes cheveux.

La brume s’épaissit au centre du cercle, prenant forme.

Une silhouette se détache lentement de l’ombre, comme sculptée par la nuit elle-même. Grand, élancé, vêtu d’un manteau d’un autre temps. Ses traits sont d’une beauté troublante, mais marqués par une gravité infinie.

Ses yeux s’ouvrent.

Deux abysses sombres qui me fixent avec une intensité glaçante.

Je recule d’un pas, mais mon corps refuse de fuir.

Il m’observe longuement, comme s’il tentait de comprendre pourquoi je suis là, pourquoi je l’ai ramené.

Puis, d’une voix rauque, à peine plus qu’un souffle, il prononce ces mots qui feront basculer mon existence.

— Je suis Andréas de Valmeray… Seigneur assassiné en l’an 1623.

Mon sang se fige.

Je viens d’invoquer un mort.

Et il me regarde comme si j’étais la clé de son salut… ou de sa damnation.

Éléonore

Le silence s’étire, oppressant. Mon souffle est suspendu, mon cœur battant si fort que j’ai l’impression qu’il va briser ma cage thoracique. L’homme – non, l’esprit – se tient devant moi, enveloppé d’ombres mouvantes qui semblent frémir avec lui.

Andréas de Valmeray.

Ce nom sonne comme un avertissement.

Je l’ai déjà entendu dans les murmures du village, parmi les légendes chuchotées au coin du feu, entre superstition et vérité occultée. Un seigneur mort depuis des siècles, assassiné de façon atroce. Un nom maudit que plus personne n’ose prononcer à voix haute.

Et pourtant, il est là.

Son regard sombre m’évalue sans un mot.

— Tu as osé troubler mon repos.

Sa voix est grave, empreinte d’une lassitude infinie, comme si chaque syllabe pesait une tonne. L’écho de ses paroles semble résonner au-delà de cette pièce, dans un autre monde que je ne perçois pas encore.

Je ravale ma peur.

— Je voulais comprendre.

— Comprendre quoi ?

Je serre les poings. Moi-même, je ne suis pas sûre de la réponse.

— Pourquoi tu me hantes.

Un frisson traverse son regard, imperceptible, mais je le vois.

Il fait un pas vers moi. Instinctivement, je recule, mais mon dos heurte la table derrière moi. Un silence lourd s’installe, comme si l’air lui-même se tendait, retenait son souffle avec nous.

— Tu ne devrais pas me voir.

Ses traits se durcissent, et soudain, sa voix devient un murmure menaçant.

— Tu ne devrais pas me sentir.

Il lève la main. Je sens une caresse glacée frôler ma joue. Un frisson me traverse de la tête aux pieds.

Ce n’est pas un simple spectre.

Il est là, presque tangible.

Et il ne comprend pas pourquoi.

— Ce n’est pas moi qui ai choisi, soufflé-je, ma gorge nouée. C’est toi.

Il écarquille les yeux, comme si mes mots venaient d’ébranler quelque chose en lui. Pendant un instant, l’obscurité qui l’entoure vacille, se déchire légèrement…

… et je le vois.

Pas le spectre, mais l’homme qu’il était.

Sa peau, jadis hâlée par le soleil, son regard intense, non pas hanté mais vivant. Ses lèvres, dures mais pleines, comme si elles avaient souvent esquissé un sourire autrefois.

Un battement de cils, et l’illusion disparaît.

Il n’est plus qu’une ombre.

— Que veux-tu de moi ? demande-t-il enfin, d’un ton moins dur.

Je me mords la lèvre. Que répondre ?

La vérité semble trop insensée.

— Je veux savoir ce qui t’est arrivé.

Un long silence.

Il détourne le regard. Ses épaules se tendent, comme s’il portait un fardeau invisible.

— Tu n’es pas prête à entendre cela.

— Essaie-moi.

Son rire est bref, amer.

— Il y a des vérités qui brûlent plus que le feu, sorcière.

Le mot claque, et pourtant, il ne le prononce ni avec mépris ni avec crainte. Juste avec un constat.

Il sait ce que je suis.

Et moi, je veux savoir ce qu’il est.