Moira ouvre les yeux avant même que son réveil ne sonne. Son corps est programmé pour ça depuis des années. Elle reste étendue quelques secondes, à écouter le silence tiède de son appartement. Un silence presque rassurant, qui l’enveloppe comme une couverture.
Ses pieds touchent le parquet un peu usé qui grince sous son poids. Elle aime ces bruits familiers, ces petites plaintes du bois. La cuisine l’accueille avec ses carreaux dépareillés, ses rideaux couleur miel et l’odeur persistante des herbes qu’elle fait sécher. Elle met l’eau à chauffer, sort son vieux mug préféré — celui dont une fine fissure court jusqu’à l’anse. Quand le thé infuse, la vapeur monte et lui caresse le visage. Elle ferme les yeux, respire profondément.
Dans la salle de bain, elle attrape sa brosse et ramène ses cheveux bruns en une queue-de-cheval un peu trop haute. Quelques mèches s’en échappent déjà, venant chatouiller son cou pâle. Elle se regarde à peine dans le miroir, juste le temps de s’assurer qu’elle a l’air à peu près éveillée. Ses yeux gris, presque translucides sous la lumière froide, semblent fixer quelqu’un d’autre.
Elle enfile un jean taille haute, un pull noir simple, et sa vieille veste en cuir. Ses gestes sont rapides, précis. Elle ajuste le col, se redresse : pas bien grande, mais son corps élancé a cette allure nerveuse de ceux qui courent souvent, chaque muscle prêt à bondir. Avant de quitter la pièce, son regard croise une dernière fois le miroir. Ses lèvres esquissent un sourire léger, aussitôt fané. Puis elle sort, laissant derrière elle le parfum du thé fumant et la chaleur de son refuge.
Elle prépare deux tartines, s’installe à sa table de bois marquée par les cicatrices de repas passés. Son livre l’attend, grand ouvert sur des passages consacrés aux civilisations disparues, aux rituels funèbres, aux offrandes brûlées pour apaiser des dieux silencieux. Des histoires vieilles de plusieurs millénaires qui, étrangement, la font se sentir moins seule.
Une fois son petit-déjeuner terminé, elle verse son thé dans un gobelet isotherme cabossé, attrape ses clés et son sac en toile. Avant de partir, elle jette un dernier coup d’œil à son salon — aux coussins un peu trop nombreux, aux étagères chargées de livres, de pierres, de statuettes, de souvenirs ramenés de voyages. Un sourire lui effleure les lèvres. Cet endroit est son sanctuaire.
Dehors, l’air est piquant. Octobre a plongé la ville dans un froid qui mord les joues. La lumière peine à traverser la brume matinale, et Moira resserre son écharpe autour de son cou, comme pour protéger une flamme fragile. Dans la rue, les lampadaires éteints laissent place à un ciel gris perle, et les feuilles mortes forment des flaques rousses sur les trottoirs humides.
À l’université, son bureau est un prolongement d’elle-même : chaleureux mais encombré, avec des piles de livres, des dossiers, des affiches de sites archéologiques et des cartes aux contours effacés. C’est bientôt l’heure de son cours sur les croyances des anciennes civilisations.
Elle entre dans la salle, une trentaine d’étudiants l’attendent déjà, assis, impatients. Elle fait glisser son regard sur eux. On est loin des amphis bondés où l’on dissèque le droit, la médecine ou la psychologie. Ici, les visages sont curieux, passionnés, avides d’entendre parler de mythes et de rituels oubliés. Moira s’installe derrière son bureau, pose ses notes, puis s’éclaircit la voix.
— Bonjour à toutes et à tous, j’espère que vous allez bien.
Elle observe l’assemblée, un calme teinté d’impatience. Si seulement ils savaient… S’ils savaient que la voie qu’ils empruntent est un cul-de-sac, qu’il n’y a plus de places dans les musées, que seuls les meilleurs d’entre eux pourront enseigner — les autres enchaîneront les petits boulots pour payer leurs factures. Mais pour l’instant, ils ont soif. Alors elle les abreuve. De connaissances, de légendes, de Wicca. Elle leur raconte que le mythe de la sorcière traverse les âges et les pays, que malgré toutes les différences culturelles et religieuses, l’image est toujours la même : une femme puissante, qui fait peur. On en vient à se demander si elle est un mythe ou quelque chose de plus ancien, plus profond.
Ses élèves boivent ses paroles. Ils prennent des notes, posent des questions. Un jeune homme lève la main — un blondinet au visage angélique, yeux bleu clair qui semblent la transpercer. Elle doit presque se forcer à ne pas perdre contenance. Elle lui sourit chaleureusement.
— Oui, Adam ?
Elle connaît le nom de tous ses élèves. Ils ne sont pas nombreux, alors elle devient pour eux une référence. Ils viennent la voir après le cours, lui poser des questions, lui demander des conseils pour leurs mémoires, et elle les aide toujours avec plaisir. Adam prend la parole, sa voix est douce.
— Trouve-t-on réellement des images de sorcières dans toutes les cultures ?
Moira lance un diaporama, montre peintures et gravures venues d’âges et de lieux différents. Explique qu’il y a plusieurs types de sorcières, mais qu’à chaque fois, c’est une femme, savante, souvent très belle ou très vieille, mais toujours avec quelque chose de terriblement attirant.
— Un peu comme vous, Madame…
La voix d’Adam résonne à nouveau, moqueuse. Moira sourit, choisit d’ignorer le flirt.
— Je ne suis pas aussi vieille que ça, et pas aussi puissante non plus.
L’assemblée éclate de rire, le cours continue. Elle les noie sous un flot d’informations qu’ils boivent jusqu’à la dernière goutte. À la fin, ils restent là, un peu plus longtemps, pressés d’en apprendre encore davantage.
— Nous nous revoyons la semaine prochaine pour la suite. Pour toutes questions, vous savez où trouver mon bureau. En attendant, je vous demande de bien vouloir me déposer vos devoirs avant de partir.
Les étudiants passent un à un devant elle, fiers ou honteux. Adam lui lance un grand sourire.
— Je ne vous trouve pas vieille…
Toujours ce ton taquin. Adam a la vingtaine, ses cheveux blonds sont un peu trop longs, souvent en bataille, retombant sur ses yeux pétillants.
— Merci Adam. J’espère que ton devoir sera à la hauteur.
— Mes devoirs sont toujours bons, Madame ! (Il se penche un peu.) Ou alors… j’aurai droit à une punition ?
Moira ne relève pas, récupère la pile de copies, tourne les talons.
— À la semaine prochaine, Adam.
Moira s’éveille en sursaut, le souffle coupé, le cœur tambourinant dans sa poitrine. Le réveil clignote en rouge, furieux. En retard. Elle est en retard. Ce n’est jamais arrivé. Ce n’est pas censé arriver.Elle bondit hors du lit, attrape ses vêtements au hasard, enfile un jean et un pull sans vraiment regarder ce qu’elle fait. Ses cheveux ? Tant pis. Son visage ? Elle ne le croise même pas dans le miroir en quittant l’appartement, sac en bandoulière, les clefs claquant contre la porte d’entrée.Les transports sont un cauchemar. La rame de métro s’éternise à chaque station, les arrêts sont interminables, les gens trop nombreux, trop bruyants, comme une marée grise qui l’enfonce. Chaque minute qui s’écoule la presse un peu plus. Elle se mord la lèvre, mâchoire crispée, incapable de calmer cette angoisse qui la tord de l’intérieur. Elle déteste arriver en retard. Perdre le contrôle.Quand enfin elle arrive devant les portes de l’université, ses pas claquent sur le sol comme des coups de
Moira se glisse sous ses draps, le corps vidé, l’esprit épuisé. Elle a l’impression d’être un pantin qu’on secoue dans tous les sens, sans répit. Pourtant, le sommeil l’angoisse. Ce n’est plus un refuge. Plus depuis qu’il est là. Mais ce soir, elle n’a plus la force de lutter.Quand ses paupières se ferment, l’obscurité la saisit brutalement. Pas de salle d’obsidienne. Pas de trône. Elle est dans sa chambre. Son lit. Mais elle n’est pas seule.Il est là.Nocten.Elle le sent avant de le voir. Son odeur chaude, métallique, entêtante. Ses doigts, qui glissent sur sa peau nue, avec cette lenteur exaspérante, comme s’il savourait chaque centimètre de son corps. Ses mains remontent le long de ses cuisses, s’attardent à l’intérieur, jouent avec la fine frontière entre l’intime et l’insoutenable. Elle frissonne, mais ne bouge pas. Elle n’y arrive pas.Ses caresses s’égarent sur ses flancs, son ventre, ses seins qu’il effleure du bout des doigts, les paumes rugueuses contre la douceur de sa p
Elle rentre chez elle, les épaules basses, vidée. Le ciel est encore pâle, hésitant entre la fin de l’après-midi et la nuit. L’appartement est silencieux. Trop silencieux. Moira dépose ses clés sur la console, se débarrasse de son manteau comme d’un poids mort et s’installe devant son ordinateur. Elle ouvre son fichier de thèse. Les mots défilent, les pages se succèdent, vides de sens. Elle tape deux phrases, les efface aussitôt. Rien ne vient. Rien n’a de saveur. C’est comme si tout en elle était en pause.Elle referme brutalement l’ordinateur, le bruit sec résonne dans le petit appartement. Une bouffée d’agacement lui monte à la gorge. Elle a envie de crier, de jeter l’ordinateur par la fenêtre. Mais elle se lève simplement et va faire couler un bain.Elle reste longtemps dans l’eau, trop longtemps. L’eau a perdu toute sa chaleur, mais Moira ne bouge pas. Elle fixe le plafond, les bras flottants, le regard vide. C’est comme si elle s’était détachée d’elle-même, comme si son corps ét
Moira n’a pas envie de rentrer. Pas encore. L’idée de retrouver son appartement silencieux lui vrille l’estomac. Alors elle marche. Elle ne sait même pas où elle va. Ses pieds la guident d’eux-mêmes, comme si la ville avait décidé pour elle. Lille est grise, froide, et le vent s’infiltre sous son manteau. Mais au moins, il y a du monde. Des gens. Du bruit. Tout ce qu’il faut pour oublier le vide à l’intérieur.Le marché de Noël s’étale devant elle. Les mêmes chalets en bois, les mêmes guirlandes électriques qui clignotent. Et les mêmes souvenirs. Elle s’arrête devant la grande roue, se rappelle du rire d’Adam, du froid sur ses joues, de cette soirée où tout lui semblait simple. C’était avant. Avant Nocten. Avant la chute.Elle déambule entre les étals, s’arrête devant un stand de vin chaud sans rien acheter, regarde les passants. Les odeurs de cannelle et de sucre l’enveloppent mais ne la réconfortent pas. Elle sent son cœur battre trop vite. Comme si chaque pas la rapprochait d’un go
— Tu te souviens de la fois où t’as failli mourir pour des cerises ? lâche Théo, les yeux fixés sur l’écran.Moira rit doucement, la tête toujours appuyée contre son épaule.— C’était pas pour mourir, c’était pour vivre dangereusement.— Ouais, à trois mètres de haut, bloquée sur une branche à appeler à l’aide. Très aventurière.— Si t’avais pas été là, j’y serais encore.— C’est ça. C’était surtout une stratégie pour me faire grimper et tomber avec toi.Moira rit plus franchement, ses doigts triturant machinalement un coussin.— Et ce mariage, tu t’en souviens ? La tente, le prêtre, le programme ?Théo s’esclaffe.— On aurait dû finir excommuniés.— On était deux anges, voyons.— Deux anges qui faisaient des boulettes de papier avec le programme pour les balancer sur le curé, Moira.— Discrètement !— T’es nulle en discrétion.Le rire de Moira se fait plus doux, chargé d’une tendresse qu’elle réserve à peu de gens. Ces souvenirs-là sont des bouées auxquelles elle se raccroche pour ne
Moira gare sa voiture devant l’immeuble de Théo, dans ce quartier chic qu’elle trouve toujours trop propre, trop bien rangé. Mais à cet instant, l’idée de se laisser envelopper par l’appartement de son ami la réconforte plus que tout. Elle monte les étages d’un pas traînant, la fatigue pesant sur ses épaules comme une chape de plomb.Quand la porte s’ouvre, c’est l’odeur qui la frappe d’abord. Une alliance redoutable de pizza fondante, de popcorn au beurre, et… oui, des hot-dogs. Son estomac, jusque-là endormi, se réveille brusquement.— C’est pas humain de faire ça à onze heures du matin, Théo.Il lui lance un sourire victorieux, tiré à quatre épingles comme toujours, jean brut et chemise parfaitement ajustée.— La tradition, Moira. On ne rigole pas avec ça.— Sérieusement, t’as prévu de nourrir un régiment ?Il s’écarte pour la laisser entrer, désignant d’un geste grandiloquent la table basse croulant sous les cochonneries. Bonbons, chips, soda, sauces en tout genre. Tout est prêt.