Quand elle pousse la porte du bar, une bouffée de chaleur et de rires l’enveloppe aussitôt. L’intérieur est baigné d’une lumière ocre, un peu tamisée, qui fait scintiller les verres derrière le comptoir. Ça sent la bière, le cuir des banquettes usées, et quelque chose d’un peu sucré — peut-être le vieux parquet imbibé de tous les alcools renversés au fil des années.
Dans un coin, un petit poste diffuse du jazz un peu rauque, le genre de vieux morceaux où la contrebasse ronronne et la trompette accroche l’air comme une voix cassée. Les conversations bruissent autour d’eux, ponctuées de rires, de tintements de verres qu’on choque trop fort.
Elle trouve déjà Émilie, Théo et Lisa installés à « leur » table, au fond, contre la vitre constellée de gouttes de pluie. Lisa a les joues encore un peu pâles, mais ses yeux pétillent. Elle tient son verre à deux mains comme pour s’y réchauffer.
— Ah ! La voilà, s’exclame Émilie en levant son demi. Moira, t’es en retard. On va finir par croire que t’as une double vie.
— Juste la fac… et ses étudiants, rétorque Moira en retirant son manteau.
Théo arque un sourcil, tout sourire.
— Des étudiants charmants, d’après ce que j’ai compris…
Moira roule des yeux, mais avant qu’elle n’ait le temps de protester, Émilie s’exclame, malicieuse :
— Adam, non ? Mon dieu, qu’est-ce qu’il est mignon celui-là. Si tu veux pas, Moira, je prends, hein.
Lisa éclate de rire, un peu fragile mais sincère, pendant que Théo se fend d’un sourire goguenard.
— Vous êtes terribles, soupire Moira, s’adossant à sa chaise.
— Mais toi, t’es sa prof. Moi, je le suis pas, souligne Émilie en levant un index professoral. Donc pas de problème d’éthique. Cela dit… même à ta place, je crois que je me serais laissée tenter. Juste une fois. Pour voir.
Théo lève son verre.
— Faut bien vivre un peu, Moira.
Lisa hoche doucement la tête, son regard s’embrume un instant avant de retrouver un fragile éclat.
— Parfois… c’est bien de juste se laisser aller.
Moira pose une main sur la sienne, la serre, puis esquisse un sourire.
— Peut-être. Mais pas moi. Pas encore.
Alors ils trinquent quand même, la mousse déborde un peu sur leurs doigts. Théo commande une deuxième pinte « pour compenser l’absence de Marc », qui est de garde ce soir à l’hôpital. Autour d’eux, les gens parlent fort, quelqu’un rit à gorge déployée, un serveur glisse entre les tables avec un plateau bancal.
Et toujours, la trompette accroche l’air dans un solo un peu triste, pendant que la pluie continue de zébrer la vitre, morcelant les lumières du dehors en éclats mouvants. Moira se laisse envelopper par cette atmosphère familière, un peu éraillée, et se surprend à se dire que malgré tout, elle est bien, ici, à cet instant précis.
Le soir, en rentrant chez elle, Moira sent encore sur sa peau l’odeur du bar : un mélange de houblon, de bois vieilli et du parfum léger d’Émilie quand elles se sont embrassées pour se dire au revoir. Son appartement l’accueille avec son silence paisible, son halo doré. Elle allume quelques lampes, juste assez pour chasser l’ombre sans la rendre trop crue.
Elle dépose son sac, retire ses bottines, et se prépare une tisane aux herbes qu’elle boit toujours avant de dormir. Puis, sans vraiment réfléchir, elle ressort la pile de copies corrigées, les étale sur la table du salon. La vapeur de sa tasse monte lentement, se perd dans l’air.
Son regard s’attarde sur celle d’Adam. Elle soupire, la prend entre ses doigts, la relit comme pour vérifier qu’elle n’a rien oublié. À la lueur tamisée, son écriture rouge danse un peu sur le papier.
Et puis, presque malgré elle, un petit sourire lui échappe. Elle attrape son stylo, hésite, puis note dans un coin discret :
“1 point pour tentative de charme. ;p ”
Elle repose son stylo, reste un instant à contempler le clin d’œil minuscule qu’elle vient de dessiner. Son cœur bat légèrement plus vite, sans qu’elle ne sache pourquoi.
— Quelle idiote, murmure-t-elle pour elle-même.
Elle secoue la tête, range les copies dans la chemise cartonnée, et file sous la douche. L’eau chaude glisse sur sa nuque, chasse un peu cette drôle de chaleur qu’elle sent encore dans sa poitrine.
Plus tard, allongée dans ses draps frais, la tête enfoncée dans l’oreiller, elle repense à son trait de stylo, à ce clin d’œil ridicule.
Pourquoi ? Pourquoi avait-elle fait ça ?Elle soupire, se tourne sur le côté, ferme les yeux.Moira est endormie, affalée sur son bureau, la tête nichée dans le creux de ses bras. Mais elle n’est pas seule. Elle ne se sent pas seule.Toujours prisonnière des bras de Morphée, un frisson s’enroule soudain le long de sa colonne, glissant sous son pull comme une caresse indésirable.Ses yeux papillonnent, lourds de sommeil, et elle se redresse lentement, essuyant d’un geste paresseux la commissure de ses lèvres.Autour d’elle, tout est trop sombre. Seul l’écran de son ordinateur diffuse une pâle lueur maladive qui découpe son visage dans la pénombre. Elle passe la main dans ses cheveux pour chasser ce malaise grandissant. Une étrange certitude s’insinue sous sa peau : quelqu’un la regarde, tapi quelque part, blotti dans l’ombre… à attendre.Elle se lève brusquement et allume la lumière. La pièce se réchauffe, le silence se peuple de choses rassurantes, et il n’y a rien. Personne. À cette heure-ci, il est trop tard — ou trop tôt — pour appeler qui que ce soit, et elle n’a pas la mo
Il fait froid. Un froid humide, qui colle aux os et donne envie de tout sauf de sortir. Le ciel est d’un gris lourd, presque métallique. Mais le marché de Noël, lui, éclate partout autour de Moira. Des guirlandes accrochées entre les toits, des guirlandes dans les arbres, des guirlandes partout. Ça clignote, ça scintille, ça claque contre sa rétine. Et puis il y a les odeurs : le vin chaud, la cannelle, la charcuterie, le sucre brûlé des crêpes et des churros, tout ça qui flotte dans l’air et s’enroule autour d’elle.Adam est déjà là, planté près d’un stand de bougies. Ses cheveux sont encore plus en bataille que d’habitude, il a mis un bonnet qui n’enferme rien, des mèches blondes s’en échappent en vrac. Et ses yeux… ses yeux bleus pétillent comme deux morceaux de ciel qui n’ont rien à faire là.Il la voit, s’approche tout de suite. Il ne dit rien, l’attrape par la taille et l’embrasse sur la joue. Un baiser beaucoup trop lent, trop près du coin de ses lèvres pour être innocent. Ça d
Moira se lève tôt, avant même que la lumière ne vienne vraiment. La chambre est encore dans la pénombre, le silence lourd, parfait pour se concentrer. Elle s’assoit à son bureau, rallume l’ordi. Les mots ne viennent pas tout de suite, elle doute un peu. Puis doucement, ça avance. Une phrase, deux, un paragraphe. Elle relit, corrige, puis écrit encore. Ce n’est pas parfait, loin de là, mais ça avance. Elle sent une petite satisfaction, comme une lueur qui s’allume au fond d’elle. Mais les doutes reviennes, et plus puissants encore. Le blocage revient, plus fort, plus sournois. Elle relit ce qu’elle a écrit, cherche un sens, une inspiration, mais rien. Alors elle pense aux conseils d’Émilie, quitte son appartement, met son manteau, et se dirige vers Le 4ème chemin, cette boutique ésotérique dont elle a entendu parler. Dès qu’elle entre, une clochette tinte doucement. L’atmosphère est dense, chaude, chargée d’odeurs d’encens, de bois, de plantes séchées. Les murs sont couverts d’étagè
Devant son ordinateur, Moira pianote sur son bureau. Rien ne lui vient. Ses recherches sont infructueuses, et qui dit recherches infructueuses dit une thèse qui n’avance pas. Alors elle grogne, écrit puis efface, cherche, feuillette ses ouvrages, mais rien, rien ne vient. Elle regarde par la fenêtre, le ciel est gris, et son inspiration semble s’être envolée avec le soleil qui ne veut pas se montrer aujourd’hui. Elle se lève, fait les cent pas dans la pièce, puis finit par s’allonger sur son lit. Elle fixe le plafond blanc, le silence autour d’elle devient pesant, presque lourd à porter. Elle a entendu dire que l’inspiration pouvait venir avec l’ennui, alors elle s’ennuie. Tellement qu’elle attrape son téléphone pour scroller, regarde une vidéo, puis une autre, encore une autre. Deux heures plus tard, elle relève la tête, fatiguée, la gorge nouée par la frustration. Elle écrase l’oreiller contre son visage et hurle dedans, comme pour faire sortir ce poids qu’elle sent dans sa poitrine
Moira se lève la première. Dans la maison encore plongée dans le silence, elle se sent presque coupable du moindre craquement du plancher sous ses pieds. Elle descend dans la cuisine sur la pointe des pieds, jette un œil par la grande baie vitrée qui ouvre sur la mer. Le ciel est gris perle, l’eau reflète ce ton sourd et doux. Elle respire profondément, déjà un peu plus légère.Son téléphone vibre sur la table, elle sursaute.Elle l’attrape, voit qu’elle a reçu un message pendant la nuit. Son estomac se contracte : une photo. Adam. Il a pris ses jambes en photo, à demi submergées dans l’eau d’un bain mousseux, pieds croisés, peau dorée. En légende, il a écrit :« On s’appelle ? 😏 »Un petit rire lui échappe, malgré elle. Elle roule des yeux, secoue la tête, mais son cœur bat plus vite. Elle ne veut pas penser à lui. Pas ici, pas aujourd’hui. Pourtant cette image la trouble plus que prévu — son esprit y revient, encore et encore, comme un papillon attiré par la lumière.Alors elle enf
Ils passent à table.Il y a du rôti.Il y a toujours du rôti. Avec des pommes de terre, des haricots verts, un petit jus maison mijoté dans la cocotte noire aux poignées un peu branlantes. Les assiettes s'entrechoquent doucement, les enfants crient, la nappe est déjà tâchée de sauce.Moira observe l'ensemble en silence, assise entre son frère aîné et la plus jeune de ses nièces, qui parle sans s’arrêter. Elle ne sait pas si elle adore ce plat, ou si elle le déteste. Ce qu’elle sait, c’est qu’il lui rappelle l’enfance. Les après-midis trop longs, les doigts tachés de vert à équeuter les haricots en rang sur le carrelage de la cuisine. Sa mère mettait la radio, ça sentait la vapeur, l’huile d’olive, l’ennui. Elle se sentait à l’étroit dans son propre corps, à l’étroit dans le monde. Rien n’a vraiment changé.— Et toi Moira, tu fais quoi en ce moment ? demande Antoine, le mari de Jeanne, entre deux bouchées.Il a cette voix grave et douce, marquée par les années de chantier. C’est un hom