CHAPITRE 1 : LA VENTE
Point de vue D'Alaya
Je n’oublierai jamais cette nuit-là.
Le sol était mouillé, la pluie tombait comme des lames fines sur le toit de tôle. J’étais assise à même le sol, dans notre chambre sans fenêtre, recroquevillée contre le matelas effiloché. Maman toussait dans un coin, son souffle rauque, brisé, presque fantomatique. Elle avait perdu du poids. Elle ne parlait presque plus. Depuis des semaines, elle me regardait avec des yeux remplis d’une angoisse qu’elle ne partageait pas.
Mais ce soir-là… elle avait parlé. Et ses mots m’ont arrachée à ce qui me restait d’innocence.
— « Tu comprendras un jour, ma fille… Je n’avais pas le choix. »
Je n’ai pas eu le temps de demander "Comprendre quoi ?".
Trois coups secs à la porte. Puis le grincement de la vieille charnière. Trois hommes, en noir. Visages fermés, lunettes teintées. Le genre de types qui ne sourient pas. Jamais.
— « Alaya Okar ? » a demandé l’un d’eux. Sa voix était grave, dénuée d’émotion.
Je me suis levée, confuse. L’un d’eux a tendu une enveloppe à ma mère. Elle l’a prise. J’ai vu ses mains trembler.
— « Qu’est-ce que c’est ? » ai-je demandé, ma gorge sèche.
Elle n’a pas répondu.
L’homme au manteau de cuir s’est tourné vers moi :
— « Prépare-toi. Tu viens avec nous. Tu as été choisie. »
Choisie ? Par qui ? Pourquoi ? Mon cœur battait à tout rompre. J’ai reculé d’un pas.
— « Je ne vais nulle part. »
Mais deux d’entre eux m’ont saisie comme un sac de linge sale. Je me suis débattue, hurlant, les ongles griffant la peau, les genoux tentant de frapper. Rien n’y faisait. Ma mère pleurait. Silencieuse. Coupable.
Ils m’ont traînée dehors, jetée dans une voiture noire, vitres teintées. J’ai hurlé jusqu’à en perdre la voix. Mais personne n’est venu. Personne ne vient jamais pour les filles comme moi.
Je ne sais pas combien de temps a duré le trajet. Des heures, peut-être.
J’ai vu les lumières de la ville s’effacer, remplacées par l’obscurité, les grandes grilles, les routes privées, les villas luxueuses entourées de silence.
Quand la voiture s’est arrêtée, j’ai été aveuglée par la lumière blanche d’un portail monumental. On m’a poussée hors du véhicule. Deux hommes m’ont escortée à l’intérieur d’une immense bâtisse, froide et silencieuse comme un mausolée.
Le marbre, les lustres de cristal, les colonnes sculptées… tout brillait. Mais rien ne respirait la vie.
Puis il est entré.
Santino Ricci.
Il n’avait pas besoin de parler pour dominer la pièce. Grand, brun, rasé de près. Costume sombre, chemise blanche ouverte sur un collier d’or. Un regard d’acier. Implacable. L’odeur de sa présence me donnait la nausée.
Il m’a fixée. Lentement. De haut en bas.
— « Vierge, donc. Jolie. Sauvage. Ce sera divertissant. » a-t-il soufflé comme s’il commandait un plat.
— « Qui êtes-vous ?! Pourquoi je suis ici ?! »
Il s’est approché. Trop près. Je pouvais sentir le cuir de sa veste effleurer mon bras.
— « Tu es ici parce que ta mère a choisi ses dettes plutôt que toi. Et moi, j’ai payé pour ce qui m’appartient désormais. »
Un frisson m’a glacé le dos.
— « Vous mentez. Elle n’aurait jamais… »
— « Oh si, elle l’a fait. Et maintenant, tu vas devenir ma femme. »
J’ai ri. Un rire nerveux, hystérique.
— « Jamais. Vous pouvez me tuer, me frapper, m’enfermer. Je ne serai jamais à vous. »
Il m’a attrapée par le menton. Fort.
— « Tu apprendras vite que dans mon monde, ce mot-là n’existe pas. Tu es mienne. Point. »
Il a relâché ma mâchoire et a fait signe à ses gardes.
— « Enfermez-la dans la suite du haut. Qu’on lui prépare une robe. Le mariage est pour demain soir. »
Je hurlais encore quand les portes se sont refermées derrière moi.
Je n’étais plus une fille. Je n’étais pas encore une femme. J’étais un trophée. Une offrande. Une vierge vendue à la mafia. Et tout venait de commencer.
Je n’arrivais plus à respirer.
Les murs de cette chambre étaient trop grands, trop blancs, trop silencieux. Ils m’étouffaient. L’odeur du parfum dans les draps de soie me soulevait le cœur. Chaque détail de cette pièce criait le luxe… mais moi, je n’y voyais qu’une prison. Une cage en or, où les barreaux étaient invisibles mais tout aussi solides.
J’étais seule. Seule avec mes pensées. Seule avec ma colère. Seule avec ce mot qui résonnait dans ma tête sans s’arrêter :
Vendue.
Mes yeux cherchaient un échappatoire. Une fenêtre, une issue, n’importe quoi. Et c’est là que je l’ai vu.
Posé sur une petite commode près du lit : un téléphone fixe. Noir, ancien, avec un cadran numérique.
Mon cœur s’est emballé. Mes jambes ont fléchi, mais j’ai marché jusqu’à lui. Je l’ai saisi, comme si c’était la dernière bouée avant la noyade. Mes doigts tremblaient. Je me souvenais encore du numéro par cœur. Comment l’oublier ? Je l’avais composé toute ma vie.
0-2-2… 91… 38… 06.
Un bip. Deux. Trois.
— « Allô ? »
Sa voix. Ma mère.
Je suis restée figée. Les larmes ont jailli sans que je puisse les retenir. J’ai murmuré :
— « Maman… c’est moi. »
Silence. Puis un souffle coupé.
— « Alaya… ? Mon Dieu… »
— « Pourquoi ? »
Ma voix tremblait. Un mélange de colère, d’espoir, de douleur.
— « Pourquoi tu m’as fait ça ?! Pourquoi tu m’as vendue ?! »
J’ai entendu ses larmes, à elle aussi.
— « Je… Je n’ai pas voulu… Je ne voulais pas mourir, Alaya… J’ai peur… »
— « Moi aussi j’ai peur ! Tu crois que je ne tremble pas ?! Tu crois que c’est normal de se réveiller dans une chambre de princesse alors qu’on vient de m’arracher à ma vie comme un animal ?! »
Elle a sangloté. Longuement. Puis sa voix est revenue, plus cassée encore :
— « Je suis malade, Alaya. Je n’arrive même plus à respirer sans douleur. Les médicaments… les factures… Et toi, tu m’as vue. On ne mangeait plus. Tu n’étais qu’une enfant, je n’ai jamais su comment te protéger… Et ils m’ont proposé de l’argent, de quoi survivre… »
— « De quoi survivre ? Alors tu m’as sacrifiée pour survivre un peu plus longtemps ?! » ai-je craché, la gorge serrée.
— « Je voulais… juste qu’on t’épargne. Je ne savais pas qu’ils t’emmèneraient si vite… Je me suis dit… peut-être qu’il te traiterait bien. Qu’au moins tu serais nourrie, à l’abri… »
Je me suis effondrée sur le lit. Le téléphone contre ma joue.
— « Tu aurais pu me dire… me prévenir… ne serait-ce que ça. Tu m’as arrachée à moi-même. Sans me regarder. »
— « Je suis désolée, ma fille… Je voulais que tu vives. Tu es forte. Tu es tout ce que je ne suis plus… »
J’ai fermé les yeux. Les larmes ruisselaient sur mes tempes.
— « Tu n’as pas été forte. Tu as été égoïste. »
Elle n’a rien répondu. Juste un souffle. Comme si mon accusation venait de la tuer une seconde fois.
J’ai raccroché. Lentement. Mes doigts ont relâché le combiné. Et mes bras, mon dos, mes jambes ont cessé de lutter.
Je me suis recroquevillée sur le lit immense, me sentant plus minuscule que jamais.
Je n’avais plus de mère. Je n’avais plus de foyer.
Je n’étais plus qu’un corps offert à un monstre.
Chapitre 99LE POINT DE VUE D'ELIASJe reposais contre l’oreiller, encore faible, les bras branchés à des perfusions, une douleur sourde me traversant l’abdomen à chaque respiration. Pourtant, malgré cette souffrance, il y avait une chaleur dans ma poitrine : Alaya, assise juste à côté de moi, me tenait la main, comme si elle refusait de me lâcher, comme si sa présence seule me gardait en vie.La porte s’ouvrit et Malick entra avec Amenda. Je levai difficilement les yeux vers eux.— Mon grand, comment tu te sens ? demanda Malick d’une voix grave mais adoucie.Un petit sourire se dessina sur mes lèvres malgré tout.— J’ai connu mieux…Malick éclata de rire, puis lança :— Franchement, c’est la plus belle lune de miel de tous les temps entre toi et Alaya !Je me surpris à rire aussi, même si chaque vibration de ma poitrine me rappelait que mon corps était encore meurtri. Amenda aussi riait doucement, et même Alaya esquissa un sourire timide, malgré les larmes encore fraîches qui marquai
Chapitre 98LE POINT DE D'ALAYATout s’est passé si vite. La police est entrée dans la pièce comme un éclair. Les hommes ont crié des ordres, et j’ai vu Santino, toujours debout, le regard fou de rage, se faire menotter. Je n’arrivais pas à y croire. Il lisait ses droits, et il était enfin hors d’état de nuire. Mon corps entier tremblait de soulagement et de peur mêlées.Malick s’est précipité vers moi et a commencé à desserrer les cordes qui retenaient mes bras. Une fois les liens tombés, je me suis précipitée vers Elias, mes jambes me portant malgré l’épuisement et la peur.— Tiens bon, mon amour ! Tiens bon ! ai-je crié, ma voix tremblante, brisée par l’angoisse.Mais en le voyant, mon cœur s’est arrêté. Il se vidait de son sang si rapidement… sa peau était pâle, ses lèvres bleuies, et ses yeux me cherchaient, lourds et fatigués. J’avais peur, une peur viscérale, profonde, que je n’avais jamais ressentie.— Elias… oh mon dieu… ne me laisse pas… reste avec moi…Il m’a souri faibleme
Chapitre 97LE POINT DE VUE D'ELIASJe crus que mon cœur allait s’arrêter.Un cri rauque m’avait échappé un cri d’homme arraché à ses entrailles. Je n’osais pas rouvrir les yeux. Si je les ouvrais… je la verrais gisant à terre.Mais alors, un autre bruit m’a ramené. Pas son corps qui tombe. Pas son souffle qui s’éteint. Non… des rafales. Des coups de feu. Les balles pleuvaient autour de nous, sifflant dans l’air, ricochant sur les murs. Et comme par miracle, j’ai osé rouvrir les yeux.— Alaya !Elle était toujours là. Debout. Vivante. Haletante, tremblante, mais debout. Mon souffle s’est brisé. J’ai cru voir un ange arraché à la mort.Puis mon regard s’est tourné. Et ce que j’ai vu m’a glacé. Les hommes de Santino… s’effondraient un à un, transpercés par les balles venues d’ailleurs. Quelqu’un nous couvrait, quelqu’un d’invisible dans l’ombre. Ce n’était pas Santino qui avait tiré sur elle. Non. Ce démon avait eu l’intention, mais le destin avait brouillé son jeu.Alors, dans un derni
Chapitre 96LE POINT DE VUE D'ELIASLa douleur me vrillait les entrailles. Chaque coup de Santino était comme une explosion dans mon corps. Le goût métallique du sang emplissait ma bouche, et je crachai un filet rouge sur le sol poussiéreux. Mes jambes pliaient, mais je me forçais à tenir, à rester debout. Il ne devait pas voir ma faiblesse.Je relevai mes yeux vers lui, vers cet homme que je croyais mort. Santino… debout, vivant, un sourire cruel accroché aux lèvres. J’avais vu son corps. Je l’avais vu descendre en terre. J’avais assisté à l’enterrement. Et pourtant… il était là.— Comment… comment c’est possible ? soufflai-je d’une voix brisée par la douleur. Nous t’avons enterré. J’ai vu ton corps.Santino éclata d’un rire sec, tranchant, qui résonna comme une gifle.— Merde… Elias, j’ai juste hâte de voir la tête d’Alaya quand elle se réveillera. Putain, pourquoi elle s’est évanouie, hein ? J’aurais voulu qu’elle profite du spectacle.Mon cœur se serra. Alaya… Je priai intérieurem
Chapitre 95LE POINT DE VUE DE D'ALAYA Je n’avais jamais ressenti une douleur pareille. Chaque coup de fouet s’abattait sur ma peau comme une lame brûlante, arrachant un cri que je ne pouvais retenir. Mon dos me brûlait, mes larmes se mêlaient à la sueur qui inondait mon visage, et mes poignets liés derrière moi me faisaient atrocement mal à force de tirer, de résister, de vouloir me libérer.— Aaaah !… s’il vous plaît… arrêtez !Ma voix était étranglée, déchirée, presque méconnaissable. Mais rien n’y faisait. Le bruit sec du cuir fendait encore l’air avant de frapper ma chair, me volant à chaque fois un peu de souffle, un peu de force, un peu d’espoir.Dans ma tête, une seule pensée tournait en boucle : mon bébé. J’avais peur qu’avec chaque coup, chaque secousse, je perde cette vie fragile qui grandissait en moi. Je serrais les dents, je priais en silence, je suppliais Dieu, le ciel, n’importe qui d’épargner mon enfant, même si moi je devais mourir ici.Je n’arrivais plus à sentir o
Chapitre 94LE POINT DE VUE D'ELIASJe me réveillai en sursaut, le souffle coupé, la gorge sèche. Tout était confus, douloureux. Une brûlure intense me vrillait la nuque et mes poignets me lançaient atrocement. Je sentais mes mains suspendues au-dessus de ma tête, liées par une corde épaisse qui me sciait la peau. Mes pieds touchaient presque le sol, oscillant à peine, comme un pantin désarticulé.Un sac noir étouffait ma vision, collé à mon visage, et je peinais à respirer. Un souvenir brutal me frappa : le camion, l’impact violent, le cri d’Alaya, puis le néant. Mon cœur s’emballa. Non… ce n’était pas un accident. C’était un piège, une attaque préméditée. Et il n’y avait qu’un seul enfoiré assez lâche et cruel pour m’infliger ça : Luca.La panique monta d’un coup. Mon premier réflexe fut de secouer ma tête, frénétiquement, pour essayer de faire tomber ce sac. Je me balançai, cognant mon corps contre les chaînes qui grinçaient dans l’air moite. Mais rien. J’étais coincé. Prisonnier.