LOGINAnouk
Avant que je puisse comprendre, il sort quelque chose de la poche intérieure de sa veste pliée. Un petit vaporisateur. Il en appuie sur le bouton.
Un fin brouillard m’atteint au visage. Une odeur douceâtre, chimique, m’envahit les narines. Ma tête tourne immédiatement. Le salon net et rangé vacille, les lignes droites se mettent à onduler.
— Vous… vous aviez ça sur vous ?
Je balbutie, chancelante.
— Toujours. Pour les rencontres imprévues.
Il dit, tandis que le sol se rapproche de mon visage à grande vitesse.
— Vous étiez une rencontre imprévue. Mais maintenant, vous êtes prévue.
Le noir m’engloutit, et ma dernière pensée est que son costume doit être terriblement inconfortable pour être aussi méthodique.
Anouk
Je me réveille avec une tête en plomb et un goût de cave dans la bouche. Je suis allongée sur quelque chose d’incroyablement moelleux, sous une couette qui pèse une tonne et qui sent… le propre. Le propre agressif, comme s’il venait de sortir d’une usine d’assainissement.
J’ouvre les yeux. Un plafond haut, blanc, avec un éclairage indirect discret. Je tourne la tête.
La chambre est immense, minimaliste à en devenir austère. Des murs blancs, un parquet sombre parfaitement ciré qui reflète la lumière. Aucun tableau. Aucun désordre. Pas une poussière. Sur la commode en bois noir, un vase unique contient une seule tige de fleur, une orchidée blanche, placée avec une symétrie géométrique. La fenêtre est grande, mais occultée par un store vénitien dont chaque lame est parfaitement alignée.
Mon cœur se met à battre la chamade. Ce n’est pas chez moi. Ce n’est nulle part où je sois jamais allée.
Je me lève trop vite, un vertige me saisit. Je suis toujours habillée, mais mes chaussures ont été enlevées. Elles sont posées côte à côte, parfaitement parallèles, au pied du lit.
Je titube jusqu’à la porte. Fermée. Je tourne la poignée. Verrouillée. Bien sûr.
— Calmez-vous, Anouk.
Sa voix vient de l’autre côté de la porte, calme et claire comme s’il était juste là.
— Vous êtes en sécurité. Relativement.
— Lâchez-moi !
Je crie en frappant le bois lisse de la porte.
— C’est du kidnapping ! Pour de vrai, cette fois !
— C’est de la relocalisation sécuritaire. Votre appartement ne présentait pas les conditions d’observation optimales. Trop de variables extérieures. Trop de moisissure. Ici, l’environnement est contrôlé.
— Vous êtes fou ! Laissez-moi sortir !
— La porte sera déverrouillée dans trente secondes. Veuillez vous éloigner. La suite du protocole va commencer.
Je recule, le souffle court. Un léger clic se fait entendre. J’attends, puis je tourne la poignée. La porte s’ouvre.
Je me retrouve face à un couloir tout aussi immaculé, aussi chaleureux qu’une salle d’opération. Dante est là, debout, ayant changé de costume. Celui-ci est anthracite. Le pantalon taché a disparu.
— Bienvenue chez moi.
Il dit.
— Suivez-moi. La visite est brève.
— Je ne veux pas visiter ! Je veux partir !
— Point un du nouveau protocole : vous ne voulez rien. Vous observez. Vous vous adaptez. Suivez-moi.
Sa voix ne laisse aucune place à la discussion. Je le suis, mes chaussettes glissant silencieusement sur le parquet. L’appartement – ou la maison ? – est un modèle d’architecture contemporaine et de vide existentiel. Tout est épuré, rangé, organisé. Les livres de sa bibliothèque sont classés par couleur et par taille, créant un dégradé parfait. La cuisine est un laboratoire en acier inoxydable, sans un ustensile en évidence. Le salon présente un canapé gris, deux fauteuils identiques, et une table basse en verre sur laquelle trône un unique magazine plié à un article précis.
— C’est… sinistre.
Je murmure malgré moi.
— C’est efficace.
Il corrige.
— Ici, chaque élément a sa place et sa fonction. Vous êtes le nouvel élément. Votre place n’est pas encore totalement définie. Votre fonction non plus. C’est ce que nous allons déterminer.
Il m’amène devant une porte, qu’il ouvre.
— Votre nouveau bureau.
Je jette un coup d’œil à l’intérieur. C’est une pièce plus petite, avec une grande fenêtre donnant sur un jardin intérieur parfaitement entretenu. Il y a un bureau en chêne massif, une chaise ergonomique, une lampe design. Sur le bureau, un ordinateur portable neuf, un carnet Moleskine identique au mien mais noir, et une panoplie de stylos alignés par taille. Et, posée contre le mur, ma vieille machine à écrire, qu’il a dû aller chercher chez moi.
— Mon désordre… mes notes…
— Ont été triées, scannées et archivées numériquement selon un système que je vous expliquerai. Les originaux sont dans ces boîtes.
Il dit en désignant trois boîtes en métal rangées sous le bureau, étiquetées Projets en cours, Notes obsolètes et Éphéméra divers.
Je suis sidérée. Horrifiée. Et, maudite soit mon âme d’écrivain, fascinée.
— Pourquoi ? Pourquoi faire tout ça ?
Il se tourne vers moi, ses yeux gris captant la lumière froide du couloir.
— Parce que votre kidnapping était une erreur de casting, Anouk. Vous jouiez au prédateur alors que vous n’êtes qu’un désastre qui attend qu’on lui donne une forme. Je suis le metteur en scène. Et la pièce commence ici, dans un décor contrôlé. Vous écrirez votre dark romance ici. Sous ma direction. Vous vivrez l’obsession de l’intérieur. La mienne.
Il fait un pas vers moi. Je ne recule pas. Le vertige est différent, maintenant.
— Vous êtes mon projet à présent. Mon œuvre en devenir. Et je ne laisse rien au hasard. Pas même l’inspiration.
Il tend la main et, avec un geste surprenamment doux, repousse une mèche de mes cheveux derrière mon oreille. Son toucher est froid.
— Le dîner est à vingt heures. Des vêtements vous attendent dans la chambre. Des choses plus adaptées à l’environnement. Nous discuterons du premier chapitre ce soir. L’intrigue doit s’ouvrir sur une prise de contrôle. Je pense que vous avez maintenant matière à vous documenter.
Il pivote sur ses talons et s’éloigne dans le couloir, laissant derrière lui le silence et l’odeur du propre absolu.
Je reste sur le seuil du bureau, regardant l’ordinateur flambant neuf, le carnet vide, le jardin parfait au-dehors.
Je l’avais kidnappé pour écrire une histoire. Il m’avait kidnappée pour en faire une.
Et pour la première fois depuis des années, face à cette prison parfaite, face à ce geôlier méthodique, je n’avais plus de panne. J’avais de la matière. Des tonnes.
Je m’assois à la chaise ergonomique, trop réglée pour mon dos habitué aux avachissements. J’ouvre le Moleskine noir. Je prends le stylo le plus fin de la collection.
Et j’écris, d’une écriture tremblante mais rapide, la première phrase de notre histoire à tous les deux :
Il m’avait volé mon chaos et m’avait offert en échange une prison blanche et une obsession en cinq points. Le pire, c’était que je commençais à trouver ça romanesque.
DanteJe sors un carnet de ma poche intérieure , un carnet en cuir noir, bien différent de celui que j’ai laissé à Anouk. J’y note quelque chose, lentement. Le grattement du stylo-plume sur le papier est le seul bruit.— Le prix, dis-je enfin sans lever les yeux. Il augmente de quinze pour cent. Pour couvrir les frais de contrôle de qualité renforcé que vos erreurs passées rendent nécessaires.— Quinze… mais c’est impossible ! Le contrat…Je lève enfin les yeux vers lui. Je ne dis rien. Je le regarde juste.Il se décompose. La peur noie la révolte dans ses prunelles. Il sait. Il sait ce que je fais à ceux qui tentent de me voler, ou de me mentir. Il sait que la mort serait peut-être une issue plus douce que ce que je pourrais ordonner.— Bien sûr, bredouille-t-il. Quinze pour cent. C’est… raisonnable.— Je savais que vous comprendriez.Je ferme le carnet. L’affaire est réglée. Il paiera. Et il ne fera plus d’erreur. J’obtiens toujours ce que je veux. C’est une loi immuable.Pourtant,
Anouk Je me souviens du bureau. Mon bureau.Je traverse le couloir sur la pointe des pieds, comme si je pouvais déranger quelqu’un. La porte du bureau est entrouverte. A l’intérieur, tout est exactement comme je l’ai laissé : l’ordinateur, le carnet noir, la machine à écrire. Et sur le bureau, à côté du carnet, un plateau.Un plateau avec une assiette en porcelaine blanche. Une salade composée avec une précision chirurgicale : quartiers de tomates alignés, dés de concombre en carré, feuilles de roquette disposées en éventail. Un verre d’eau. Une pomme. Pas de couteau. Une fourchette au manche lisse, inoffensif.Il a pensé à tout. Même à ma faim. L’idée est terrifiante.Pourtant, je m’assois. Et je mange. Chaque bouchée est délicieuse, fraîche, parfaite. Je déteste lui donner cette satisfaction, même absente. Mais je meurs de faim. Et en mangeant, je regarde le carnet noir.La première phrase que j’ai écrite me regarde. « Il m’avait volé mon chaos… »C’est vrai. Et maintenant, je suis
DanteL’odeur de son thé renversé imprègne encore l’air, même si l’appartement sent désormais le citron aseptisé. Elle est là, de l’autre côté de la porte que j’ai verrouillée. Endormie. Contenue.Je ne me sers pas de verre. Je me verse un doigt de whisky, un Lagavulin d’un âge vénérable, dans un cristal taillé à froid. L’alcool brûle une trajectoire propre jusqu’à mon estomac. La logique est rétablie. Le protocole, engagé.Pourtant.Je regarde mes mains. Elles viennent de laver sa vaisselle, rangé ses papiers, touché ses objets intimes. Ses tasses fêlées, ses vêtements empilés sur une chaise, ce manuscrit aux phrases alambiquées. Une répulsion physique m’avait saisi devant le désordre. Mais autre chose, aussi. Une curiosité irritée, comme devant un mécanisme complexe et cassé qu’on aurait envie de réparer juste pour prouver qu’on le peut.Elle est un désastre ambulant. Financier, émotionnel, logistique. Ses tentatives de crime sont d’une naïveté pathétique. Elle devrait être une vari
Anouk Avant que je puisse comprendre, il sort quelque chose de la poche intérieure de sa veste pliée. Un petit vaporisateur. Il en appuie sur le bouton.Un fin brouillard m’atteint au visage. Une odeur douceâtre, chimique, m’envahit les narines. Ma tête tourne immédiatement. Le salon net et rangé vacille, les lignes droites se mettent à onduler.— Vous… vous aviez ça sur vous ?Je balbutie, chancelante.— Toujours. Pour les rencontres imprévues.Il dit, tandis que le sol se rapproche de mon visage à grande vitesse.— Vous étiez une rencontre imprévue. Mais maintenant, vous êtes prévue.Le noir m’engloutit, et ma dernière pensée est que son costume doit être terriblement inconfortable pour être aussi méthodique.AnoukJe me réveille avec une tête en plomb et un goût de cave dans la bouche. Je suis allongée sur quelque chose d’incroyablement moelleux, sous une couette qui pèse une tonne et qui sent… le propre. Le propre agressif, comme s’il venait de sortir d’une usine d’assainissement
Anouk Je regarde l’évier débordant. L’idée qu’il y touche est plus terrifiante que tout.— Vous ne touchez pas à mon désordre ! C’est mon écosystème créatif !— C’est un biohazard, Anouk. Point final.Il se lève, retire sa veste de costume, la plie soigneusement sur le dossier d’une chaise, et roule ses manches de chemise avec une précision militaire. Il a des avant-bras fermes, parcourus de veines, et une montre qui coûte sûrement plus cher que cinq ans de mon loyer.— Que faites-vous ?— Mise en œuvre du protocole, phase un : assainissement du milieu. Où sont vos produits de nettoyage ?— Sous l’évier. Mais il y a aussi des romans inachevés, faites attention !Il s’approche de l’évier et ouvre la porte. Un tas de papiers, d’éponges sèches et de bouteilles à moitié vides dégringole. Je le vois tressaillir, comme physiquement blessé par ce spectacle.— Mon Dieu.Il souffle.— C’est une insulte à la logistique.Pendant l’heure qui suit, je vis l’expérience la plus surréaliste de ma vi
AnoukJe reste clouée sur ma chaise, le Moleskine devenu un bloc de plomb sur mes genoux. Dante me regarde, attendant son thé. Le ruban adhésif grince une dernière fois, et sa main droite se libère. Il ne fait pas un mouvement brusque. Il étire lentement les doigts, examine son poignet où une marque rouge persiste, puis s’attaque à la seconde attache avec une méthodicité exaspérante.— Le thé, Anouk.Il répète, comme on parle à un enfant lent. Je sursaute, me lève, et me précipite vers la cuisinette. Mes mains tremblent en faisant chauffer la bouilloire. Moretti. Je jette un regard furtif vers le salon. Il est assis maintenant, libéré de ses liens, et rembobine soigneusement le ruban adhésif en un rouleau net, sans plis. Il pose le rouleau parfait sur la table basse, à côté de la tasse de thé drogué qu’il n’a pas touchée. Puis il ajuste les manches de son costume, lissant des plis invisibles.— Vous comptez me tuer ?Je lance depuis la cuisine, ma voix étranglée.— La question n’est p







