LOGINAnouk
Je regarde l’évier débordant. L’idée qu’il y touche est plus terrifiante que tout.
— Vous ne touchez pas à mon désordre ! C’est mon écosystème créatif !
— C’est un biohazard, Anouk. Point final.
Il se lève, retire sa veste de costume, la plie soigneusement sur le dossier d’une chaise, et roule ses manches de chemise avec une précision militaire. Il a des avant-bras fermes, parcourus de veines, et une montre qui coûte sûrement plus cher que cinq ans de mon loyer.
— Que faites-vous ?
— Mise en œuvre du protocole, phase un : assainissement du milieu. Où sont vos produits de nettoyage ?
— Sous l’évier. Mais il y a aussi des romans inachevés, faites attention !
Il s’approche de l’évier et ouvre la porte. Un tas de papiers, d’éponges sèches et de bouteilles à moitié vides dégringole. Je le vois tressaillir, comme physiquement blessé par ce spectacle.
— Mon Dieu.
Il souffle.
— C’est une insulte à la logistique.
Pendant l’heure qui suit, je vis l’expérience la plus surréaliste de ma vie : regarder un parrain de la pègre nettoyer mon appartement avec l’efficacité brutale d’un commando. Il ne range pas, il décime. Il crée des piles carrées, aligne les livres par ordre alphabétique, récure la plaque de cuisson avec une férocité qui me fait craindre pour l’émail. Il jette mes tasses préférées avec des fissures parce que, dit-il, elles constituent un risque bactérien et esthétique. Il passe l’aspirateur avec une concentration qui ferait pâlir un neurochirurgien.
Je reste assise, tétanisée, à le regarder. Mon stylo vert a roulé par terre. Je n’écris rien. Je suis en état de choc créatif.
— Vous.
Il dit soudain en se penchant pour ramasser un manuscrit tombé.
— Les Soupirs de l’Aube. C’est le titre ?
— Oui. Mon deuxième roman. Un drame historique.
— Il est mauvais. Le premier chapitre est alambiqué et le personnage masculin manque de cohérence psychologique.
— Comment osez-vous ?
— Je le dis. Vous voulez de la vérité ? La voici. Vos hommes sont des fantasmes sans colonne vertébrale. Des amoureux transis, pas des prédateurs. C’est pour ça que vous êtes venue me chercher.
Je n’ai rien à répondre. C’est atrocement vrai.
Il termine par la table basse, essuyant la tache de vin avec un produit spécial qu’il a trouvé on ne sait où. L’appartement sent le citron et la terreur propre.
— Voilà.
Il annonce, se lavant les mains au savon pendant exactement trente secondes.
— Un environnement de travail minimal est maintenant établi.
Mon sanctuaire de chaos ressemble à une chambre d’hôtel stérile et dépressive. Je me sens violée. Et étrangement… soulagée.
— Maintenant.
Il dit en se rasseyant, les mains sur les genoux.
— Inspirons-nous. Vous aviez des questions pour votre kidnappé. Posez-les.
Je le dévisage. C’est une offre trop étrange pour la refuser. Mon instinct d’écrivain reprend le dessus, malgré la peur. Je me penche pour ramasser mon stylo vert, et dans ce mouvement, ma manche effleure la tasse de thé qu’il n’a pas fini.
Le liquide tiède se renverse sur ses genoux impeccables.
Un silence de mort s’abat sur la pièce.
Il regarde la tache sombre qui s’étend sur le tissu beige de son pantalon. Puis il lève les yeux vers moi. Ce n’est plus de l’intérêt clinique. C’est quelque chose de plus profond, de plus froid. Une décision qui vient de basculer.
— Je vois.
Il dit d’une voix trop calme.
— Le désordre n’est pas environnemental. Il est systémique. Il suinte de vous. Il est incontrôlable.
Il se lève lentement, regardant la tache.
— L’option de coopération requiert un niveau de discipline minimal que vous semblez incapable de fournir, même de manière passive. Nous passons donc à l’option alternative. Version révisée.
— L’option alternative ? C’est… le démembrement ?
— Trop désordonné. Trop de variables. L’option alternative révisée est : extraction et confinement.
DanteJe sors un carnet de ma poche intérieure , un carnet en cuir noir, bien différent de celui que j’ai laissé à Anouk. J’y note quelque chose, lentement. Le grattement du stylo-plume sur le papier est le seul bruit.— Le prix, dis-je enfin sans lever les yeux. Il augmente de quinze pour cent. Pour couvrir les frais de contrôle de qualité renforcé que vos erreurs passées rendent nécessaires.— Quinze… mais c’est impossible ! Le contrat…Je lève enfin les yeux vers lui. Je ne dis rien. Je le regarde juste.Il se décompose. La peur noie la révolte dans ses prunelles. Il sait. Il sait ce que je fais à ceux qui tentent de me voler, ou de me mentir. Il sait que la mort serait peut-être une issue plus douce que ce que je pourrais ordonner.— Bien sûr, bredouille-t-il. Quinze pour cent. C’est… raisonnable.— Je savais que vous comprendriez.Je ferme le carnet. L’affaire est réglée. Il paiera. Et il ne fera plus d’erreur. J’obtiens toujours ce que je veux. C’est une loi immuable.Pourtant,
Anouk Je me souviens du bureau. Mon bureau.Je traverse le couloir sur la pointe des pieds, comme si je pouvais déranger quelqu’un. La porte du bureau est entrouverte. A l’intérieur, tout est exactement comme je l’ai laissé : l’ordinateur, le carnet noir, la machine à écrire. Et sur le bureau, à côté du carnet, un plateau.Un plateau avec une assiette en porcelaine blanche. Une salade composée avec une précision chirurgicale : quartiers de tomates alignés, dés de concombre en carré, feuilles de roquette disposées en éventail. Un verre d’eau. Une pomme. Pas de couteau. Une fourchette au manche lisse, inoffensif.Il a pensé à tout. Même à ma faim. L’idée est terrifiante.Pourtant, je m’assois. Et je mange. Chaque bouchée est délicieuse, fraîche, parfaite. Je déteste lui donner cette satisfaction, même absente. Mais je meurs de faim. Et en mangeant, je regarde le carnet noir.La première phrase que j’ai écrite me regarde. « Il m’avait volé mon chaos… »C’est vrai. Et maintenant, je suis
DanteL’odeur de son thé renversé imprègne encore l’air, même si l’appartement sent désormais le citron aseptisé. Elle est là, de l’autre côté de la porte que j’ai verrouillée. Endormie. Contenue.Je ne me sers pas de verre. Je me verse un doigt de whisky, un Lagavulin d’un âge vénérable, dans un cristal taillé à froid. L’alcool brûle une trajectoire propre jusqu’à mon estomac. La logique est rétablie. Le protocole, engagé.Pourtant.Je regarde mes mains. Elles viennent de laver sa vaisselle, rangé ses papiers, touché ses objets intimes. Ses tasses fêlées, ses vêtements empilés sur une chaise, ce manuscrit aux phrases alambiquées. Une répulsion physique m’avait saisi devant le désordre. Mais autre chose, aussi. Une curiosité irritée, comme devant un mécanisme complexe et cassé qu’on aurait envie de réparer juste pour prouver qu’on le peut.Elle est un désastre ambulant. Financier, émotionnel, logistique. Ses tentatives de crime sont d’une naïveté pathétique. Elle devrait être une vari
Anouk Avant que je puisse comprendre, il sort quelque chose de la poche intérieure de sa veste pliée. Un petit vaporisateur. Il en appuie sur le bouton.Un fin brouillard m’atteint au visage. Une odeur douceâtre, chimique, m’envahit les narines. Ma tête tourne immédiatement. Le salon net et rangé vacille, les lignes droites se mettent à onduler.— Vous… vous aviez ça sur vous ?Je balbutie, chancelante.— Toujours. Pour les rencontres imprévues.Il dit, tandis que le sol se rapproche de mon visage à grande vitesse.— Vous étiez une rencontre imprévue. Mais maintenant, vous êtes prévue.Le noir m’engloutit, et ma dernière pensée est que son costume doit être terriblement inconfortable pour être aussi méthodique.AnoukJe me réveille avec une tête en plomb et un goût de cave dans la bouche. Je suis allongée sur quelque chose d’incroyablement moelleux, sous une couette qui pèse une tonne et qui sent… le propre. Le propre agressif, comme s’il venait de sortir d’une usine d’assainissement
Anouk Je regarde l’évier débordant. L’idée qu’il y touche est plus terrifiante que tout.— Vous ne touchez pas à mon désordre ! C’est mon écosystème créatif !— C’est un biohazard, Anouk. Point final.Il se lève, retire sa veste de costume, la plie soigneusement sur le dossier d’une chaise, et roule ses manches de chemise avec une précision militaire. Il a des avant-bras fermes, parcourus de veines, et une montre qui coûte sûrement plus cher que cinq ans de mon loyer.— Que faites-vous ?— Mise en œuvre du protocole, phase un : assainissement du milieu. Où sont vos produits de nettoyage ?— Sous l’évier. Mais il y a aussi des romans inachevés, faites attention !Il s’approche de l’évier et ouvre la porte. Un tas de papiers, d’éponges sèches et de bouteilles à moitié vides dégringole. Je le vois tressaillir, comme physiquement blessé par ce spectacle.— Mon Dieu.Il souffle.— C’est une insulte à la logistique.Pendant l’heure qui suit, je vis l’expérience la plus surréaliste de ma vi
AnoukJe reste clouée sur ma chaise, le Moleskine devenu un bloc de plomb sur mes genoux. Dante me regarde, attendant son thé. Le ruban adhésif grince une dernière fois, et sa main droite se libère. Il ne fait pas un mouvement brusque. Il étire lentement les doigts, examine son poignet où une marque rouge persiste, puis s’attaque à la seconde attache avec une méthodicité exaspérante.— Le thé, Anouk.Il répète, comme on parle à un enfant lent. Je sursaute, me lève, et me précipite vers la cuisinette. Mes mains tremblent en faisant chauffer la bouilloire. Moretti. Je jette un regard furtif vers le salon. Il est assis maintenant, libéré de ses liens, et rembobine soigneusement le ruban adhésif en un rouleau net, sans plis. Il pose le rouleau parfait sur la table basse, à côté de la tasse de thé drogué qu’il n’a pas touchée. Puis il ajuste les manches de son costume, lissant des plis invisibles.— Vous comptez me tuer ?Je lance depuis la cuisine, ma voix étranglée.— La question n’est p







