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MUTE
MUTE
Auteur: Joseph Kochmann

Prologue

Prologue

Antoine avait faim.

Pas le genre de faim que l’on pouvait ressentir après une longue journée de travail dans un bureau étouffant à trier des papiers administratifs pour le patron. Non. La faim d’Antoine était bien plus forte. Il était tout de même étonnant d’être surpris en premier lieu par la faim quand le métier consistait à donner des coups de pioche dans ce qui ressemblait à un puits de pétrole vide et abandonné au milieu d’un désert aride et brûlant. Pour Antoine, un être humain normal devait surtout avoir soif dans ce genre de situation. Ce n’était pas la seule chose qu’il présumait d’ailleurs. Petit déjà, il supposait que les gens n’étaient pas ce qu’ils semblaient être, que le ciel cachait des bestioles à tentacules verts, et qu’il n’était pas normal pour un enfant de son intelligence d’aller à l’école – et son père avait supposé qu’il serait mieux pour lui d’arrêter de dire des conneries s’il ne voulait pas s’en prendre une. Mais, pour le moment, Antoine avait faim et c’était tout ce qui comptait. Du moins, il le pensait. De quoi avait-il faim après tout ? Antoine énuméra dans sa tête le nombre de réponses possibles à cette interrogation. Bien entendu, dans la tête du jeune homme de dix-neuf ans et demi, le sexe apparut en premier. Néanmoins, l’adolescent ne sentait absolument aucun durcissement du côté de son caleçon – et franchement, ça non plus ce n’était pas normal, selon lui ; surtout après une abstinence de plusieurs jours et une matinée sans satisfaction personnelle.

La nourriture approcha le bout de son nez en deuxième position. Seulement, Antoine remarqua que l’idée même d’un steak frites lui donnait la nausée. Rien ne vint en troisième position. Et pourtant, ce rien semblait être la réponse à sa question. Antoine le savait au plus profond de lui-même. Il n’avait faim de rien. Mais une atroce faim de rien. Une faim monstrueuse et incontrôlable de rien...

***

Pierre sifflotait tranquillement, une pioche à la main. Il pensait généralement qu’à travail chiant et désagréable, il valait mieux faire mine de s’amuser. L’important était de ne pas devenir soi-même désagréable et chiant. Un grognement bestial retentit derrière lui. Pierre soupira. C’était fait. Ce sale couillon d’Antoine avait pété les plombs. Honnêtement, il était surpris qu’il ne l’eût pas fait plus tôt. Il ne comptait plus le nombre de fois où le jeune homme l’avait ennuyé avec ses théories fumeuses sur ce qu’il appelait la réalité. De foutues histoires à dormir debout sur le véritable sens de la vie et un tas d’autres conneries que ses oreilles avaient bien pris soin d’ignorer.

— Hé Antoine ! lança-t-il. T’as la chiasse ou…

Le visage de Pierre se décomposa. Antoine bavait et sa langue, maintenant violette, avait triplé de volume.

***

Notre héros se reposait paisiblement, à l’ombre d’un rocher. Il est maintenant important de décrire ce personnage ; il est normal pour le lecteur d’en savoir plus sur l’homme qui l’accompagnera tout au long du récit. Notre héros portait un costume de cow-boy, mis à part l’habituel chapeau marron qui brillait ici par son absence – ce qui n’était pas le cas du gros revolver accroché à sa ceinture. De sa tête dénudée s’échappaient de longs cheveux d’un rouge éclatant. Malgré une carrure imposante et musclée, son visage était aussi rond que celui d’un petit garçon et affichait un éternel sourire satisfait. Un sourire certes naïf mais qui laissait tout de même entendre qu’il en avait déjà vu d’autres. Il n’avait pas de nom. Pas qu’il eût décidé de l’oublier – ou y eût été forcé – suite à un incident grave qui lui aurait causé de terribles séquelles. Non. Il n’avait, en réalité, jamais eu de nom. Mais attention, n’entendons pas par là que notre héros n’aura aucun surnom : cela compliquerait bien trop la lecture. Notre héros avait un petit secret : il ne pouvait pas parler. Il était muet. Et étrangement, cela ne l’avait jamais vraiment gêné pour communiquer avec les gens. Appelons-le donc Mute.

Mute se reposait donc à l’ombre d’un rocher, les yeux fermés et son éternel sourire aux lèvres. Il pensait au moment présent : à la douceur du vent, à la chaleur aride du désert, à lui en train de se reposer et de penser. Il faut dire qu’il n’arrivait jamais à Mute de penser à autre chose qu’au présent. Le cow-boy avait effectivement tendance à oublier tout ce qui lui arrivait. Mute vivait présent et il aimait ça. Il savait qu’actuellement les deux hommes ouvriers travaillaient au puits et que lui prenait sa pause. Il savait aussi qu’il considérait les deux travailleurs comme des amis ; que l’un d’eux était plutôt rêveur et l’autre plus terre-à-terre. Pourquoi ces deux personnes étaient-elles ses amis ? Comment les avait-il rencontrés ? Que faisaient-ils près de ce puits au milieu du désert ? Que cherchaient-ils ? D’où venaient-ils ? Où iraient-ils ensuite ? Toutes ces questions n’avaient aucun sens dans la tête de Mute. Il était là et il était bien. Jusqu’à ce qu’un hurlement ne rompe sa tranquillité. Un hurlement strident et grave, accompagné d’un sinistre craquement d’os brisés et de l’écho d’un bruit de mastication. Mute dégaina son revolver d’une main rapide et précise, puis se leva brusquement avant de s’élancer en direction du puits abandonné. Il souriait toujours.

***

Pierre fixait le soleil. Était-ce réellement le soleil ? Dans l’immédiat, tout était flou pour lui. Du sang lui collait au visage et il avait la désagréable impression de n’être plus lié au reste de son corps. Une rapide observation des alentours lui apprit que sa jambe droite reposait tranquillement à environ dix mètres de lui, et que ses testicules devaient sûrement prendre du bon temps à quelques centimètres de son oreille gauche. Au-dessus de lui, se tenait la chose qui avait été auparavant son partenaire. Il remarqua d’abord, avec surprise, qu’une deuxième langue rose beige avait poussé dans la bouche de son ancien compagnon. Mais, en y regardant de plus près, il constata avec effroi que ce qu’il avait pris pour une langue lui était étrangement familier et lui rappelait vaguement une partie de son propre corps qu’il aimait bien chatouiller lorsqu’il se trouvait seul dans son lit, ou même dans les toilettes. La créature, qui s’appelait encore Antoine quelques minutes auparavant, avala goulûment le pénis du jeune homme. Pierre s’évanouit et, accessoirement, mourut.

***

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Mute s’élança en direction du puits et observa les alentours. Il semblait que son ami rêveur avait beaucoup changé. Il tirait vraiment une sale mine ! Le cow-boy remarqua tout d’abord qu’il avait grandi d’environ cinquante centimètres, que sa peau avait jauni, que des pustules vertes avaient poussé un peu partout sur son corps et qu’une longue langue violette sortait de sa bouche béante et traînait dans la poussière. À ses pieds gisait son autre ami qui avait un nom de caillou — sur le moment Mute se dit, qu’à terre, comme ça, il avait au moins la chance de pouvoir discuter en tête-à-tête avec ce qui avait été à l’origine de son prénom. Lui aussi était mal en point. Mute trouvait qu’à ce stade, son ami ressemblait davantage à un puzzle qu’à un être humain. Il s’approcha lentement de ses deux amis malades, le revolver toujours en main et le sourire toujours aux lèvres. L’ouvrier à la langue violette se tourna vers lui et le dévisagea de ses gros yeux jaunes globuleux.

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Mute pointa son arme à feu en direction de la créature. Il était temps pour lui de soigner son ami. Et pour ce genre de maladie, il n’y avait pas meilleur remède que le plomb.

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Mute appuya sur la détente. Mais aucune détonation ne se fit entendre. Il fronça les sourcils. La créature fit glisser lentement sa langue en direction du cow-boy.

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La langue d’Antoine s’enroula autour de la jambe de Mute, tel un serpent enlaçant sa proie. Antoine saliva. Mute examina plus attentivement le barillet, secoua l’arme à feu et tapota légèrement le canon. Doucement, Antoine tira Mute vers lui à l’aide de sa langue. Traîné à terre, le cow-boy se laissa tranquillement aller, continuant à jouer avec son revolver. La bouche d’Antoine s’ouvrit lentement.

car antoine a faim.

Mute ne comprenait pas d’où venait le problème : le revolver semblait pourtant être en parfait état. La bouche du monstre s’agrandit et l’abomination entraîna la jambe du cow-boy dans sa gueule.

si faim.

Au moment même où son bassin s’enfonçait dans l’estomac du monstre, Mute comprit. C’était vraiment stupide de sa part. Il avait bêtement oublié de mettre une balle dans le barillet ! Il en sortit une neuve de sa poche et, d’un mouvement rapide, chargea le revolver et…

La bouche d’Antoine se referma sur le cow-boy, gobant jusqu’au dernier cheveu rouge de ce dernier. Antoine regarda vers l’horizon, fatigué. Il venait d’avaler un homme entier et une quantité impressionnante d’organes humains. Son ventre, devenu gigantesque, lui faisait un mal de chien. Un horrible gargouillement lui chatouilla les tripes. Il ferma les yeux et lâcha une énorme flatulence putride. C’est à ce moment-là qu’il se rendit compte qu’il arrivait de nouveau à aligner ses pensées correctement. C’est aussi à ce moment-là qu’il reçut une balle de plomb dans la cervelle.

***

Le cerveau d’Antoine explosa. Des morceaux roses et mous furent éjectés dans les airs. La créature secoua ses bras rapidement de bas en haut, sans aucun but apparent, avant de s’écrouler lourdement. Le corps d’Antoine baignait dans un mélange de sang noirâtre, de pustules et de pus. Le ventre du monstre s’ouvrit en deux, laissant jaillir une énorme quantité de liquide rouge et poisseux. Mute sortit la tête du cadavre sanguinolent, observant attentivement les alentours. Puis, souriant, il rangea son couteau et se faufila à l’extérieur de l’estomac de son ancien ami. Du sang maculait le visage et les cheveux emmêlés de Mute et tachait ses vêtements. Le cow-boy s’essuya avec soin et se rinça à l’aide de sa gourde, avant de remettre son revolver à sa ceinture. Il observa ce qui restait de ses amis. Deux corps défigurés, démembrés, baignant dans un nombre incalculable de liquides colorés, visqueux et dégoûtants, chauffaient maintenant au soleil. Tout cela était vraiment triste.

Pourtant, Mute ne fut pas perturbé par ce qu’il voyait. Il se gratta le front, haussa les épaules, et s’élança joyeusement dans le désert. Mute vivait présent et, dans son présent, il quittait deux bouillies inanimées qui ne lui disaient absolument rien. Il n’avait aucune raison de se lamenter. En réalité, Mute avait déjà tout oublié de ses deux amis. Tout ce qui lui importait à présent était de poursuivre sa route dans le désert. Poursuivre vers où ? Poursuivre, c’était tout. Voilà comment fonctionnait Mute.

***

Loin au milieu du désert, très loin, dans un lieu où le soleil ne se lève pas, où l’obscurité n’est pas sombre mais noire, où la lune n’est pas blanche mais aveuglante, où le sable n’est pas fin mais poussiéreux ; loin au milieu du désert se trouve une petite cabane branlante et vieille comme le temps. Dans cette cabane, une unique pièce dont les murs sont couverts de taches et de moisissures. Une salle de bain où se trouve uniquement une baignoire remplie d’eau. Dans cette eau, un être asexué. Un être blanc, au regard vide. Un être transpercé de toutes parts par de longs tubes transparents reliés aux murs de la pièce. L’être ouvre les yeux, des yeux d’une blancheur dérangeante, et réfléchit. Il ouvre la bouche et prononce un unique mot.

— Merde.

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