« La grossesse s'est interrompue. Il faut prévenir un membre de votre famille pour qu'il vienne signer les papiers et autoriser le curetage utérin. »
En entendant ces mots, Claire Laurent s'est redressée sur le lit d'hôpital. Son regard est resté vide, comme si son esprit s'était éteint d'un coup.
Au début du mois précédent, Adrien Delcourt était rentré chez eux après avoir trop bu.
Ce soir-là, il n'était pas le même. Contre toute habitude, il s'était montré doux, presque pressant, cherchant auprès d'elle une chaleur qu'il fuyait d'ordinaire.
Du balcon au salon, puis jusqu'à la chambre, il n'avait cessé de la désirer.
Au début, il avait mis une protection. Puis, à un moment donné, il l'avait enlevée, disant qu'il ne se sentait pas bien.
Claire n'avait rien répondu.
Elle s'était persuadée que ce n'était rien, que le moment n'était pas risqué.
Pourtant, elle savait qu'Adrien rejetait toute idée d'intimité. Il avait déjà dit clairement qu'il ne voulait plus d'enfant, plus aucun lien de ce genre entre eux. Et au fond, elle-même n'attendait plus rien.
Mais quand elle avait appris qu'elle était enceinte, une joie qu'elle ne contrôlait pas avait traversé son cœur.
Peut-être que cette fois c'était une fille, celle que Théo Delcourt, son fils, espérait tant.
Théo disait tout le temps qu'il voulait une petite sœur. Il en parlait si souvent que Claire s'était dit qu'un deuxième enfant ne serait peut-être pas une mauvaise idée. Si cela pouvait lui faire plaisir, lui donner quelqu'un avec qui grandir, pourquoi pas ?
Pendant ce mois-là, Adrien n'était presque jamais rentré à la maison. Personne ne savait à quel point Claire souffrait.
Chaque jour, elle luttait contre elle-même, se demandant si elle devait garder cet enfant, et surtout comment annoncer la nouvelle à Adrien.
Après des semaines d'hésitation, elle avait enfin pris sa décision. Elle s'était promis qu'après cette visite de contrôle, elle rentrerait à la maison pour lui annoncer la bonne nouvelle.
Mais jamais elle n'aurait imaginé ce qu'elle allait entendre.
La grossesse s'est interrompue.
Un résultat froid, cruel, qui lui glaçait le cœur.
Claire est restée silencieuse pendant un long moment. Sous l'insistance du médecin, elle a fini par composer le numéro d'Adrien.
L'appel s'est coupé presque aussitôt.
Elle a rappelé, mais la ligne indiquait qu'il était déjà en communication.
Elle a compris alors qu'il avait encore activé le mode "Ne pas déranger".
Elle a donc essayé son téléphone professionnel.
Cette fois, la communication s'est établie immédiatement.
La voix d'Adrien est arrivée, froide et agacée :
« Tu vas arrêter, oui ?! Je suis débordé ! Il vaut mieux pour toi que ce soit vraiment grave. »
Claire n'avait pas pleuré en apprenant que sa grossesse s'était interrompue. Mais quand la voix froide d'Adrien lui est revenue, les larmes sont venues d'un coup, sans qu'elle s'en rende compte. La peine qu'elle gardait au fond d'elle depuis si longtemps avait débordé, se transformant en larmes.
Cinq ans de mariage avec Adrien. Ce n'avait pas été aussi heureux qu'elle l'avait imaginé.
Si elle avait tenu aussi longtemps, c'était peut-être parce qu'elle l'aimait encore, et qu'elle espérait, quelque part, un signe de sa part.
Le soir du mariage, elle avait dormi seule.
Même quand elle avait mis Théo au monde, Adrien était en déplacement. Elle n'avait pas su où il se trouvait.
Mais une fois qu'un mariage commence, on ne s'en détache plus si facilement.
Et leur fils avait déjà quatre ans.
Toutes ces années, Adrien n'avait accompli que son rôle de père.
Pour l'enfant, il faisait ce qu'il fallait.
Pour elle, jamais un sourire.
Avec le temps, la rancune s'était effacée et Claire elle-même était devenue indifférente.
Mais les rêves finissent toujours par se dissiper.
À ce moment-là, elle était étrangement calme.
Sa voix restait posée, chaque mot prononcé avec lenteur :
« T'as le temps de venir à l'hôpital pour signer les papiers ? Notre enfant n'est plus là. »
Il n'y avait ni explication, ni reproche, rien d'autre qu'une simple information.
Mais Adrien n'en a pas fini avec elle.
Sa voix, dans le téléphone, s'est brusquement durcie.
« Quel enfant ? Tu joues encore à quoi, là ? »
Il s'est tu quelques secondes avant d'ajouter, d'un ton plein de mépris :
« Tu veux dire le mois dernier ? Tu vas me faire croire que tu es tombée enceinte après ça ? Claire, il faut arrêter de raconter n'importe quoi. Ce soir-là, tu avais pris la pilule. »
Un choc brutal a traversé Claire.
Elle se souvenait vaguement qu'Adrien lui avait fait boire un peu d'eau. Dans ce brouillard, elle avait cru sentir une douceur rare chez lui, une tendresse qui, pour une fois, semblait sincère.
Mais en l'entendant maintenant, elle a compris.
Et soudain, elle s'est sentie stupide, tellement naïve qu'elle ne savait même plus si elle devait rire ou pleurer.
« Adrien, viens vite ! Sissi va accoucher, elle crie, je ne sais plus quoi faire ! »
La voix affolée d'une femme dans le téléphone a coupé Claire en plein milieu d'une phrase.
Tout ce qu'elle voulait dire est resté coincé dans sa gorge.
Et soudain, tout est devenu clair.
Un homme qui n'avait jamais pris la peine de s'inquiéter d'elle, qui n'avait même pas été là quand elle avait donné naissance à leur enfant, pouvait-il vraiment se soucier d'une nouvelle grossesse, ou d'un curetage à venir ?
Croire ou non, qu'est-ce que ça changeait, au fond ?
La voix d'Adrien est revenue, sèche, épuisée :
« Je suis pris, là. Si c'est pas important, je raccroche. »
Une douleur spasmodique lui a traversé le bas-ventre. Claire a serré sa cuisse d'une main, tandis qu'un sourire amer se dessinait au coin de ses lèvres.
Elle se moquait d'elle-même, de ses illusions ridicules.
Depuis des jours, elle ne savait même plus où était Adrien.
Et maintenant, elle comprenait : il était chez Sophie Gauthier.
Même Sissi, le chat de Sophie, comptait plus qu'elle.
« Papa, viens vite ! Pourquoi ton appel dure aussi longtemps ? Tatie Sophie dit que Sissi a du mal à mettre bas, qu'elle est en danger ! »
C'était la voix de Théo.
Ils étaient tous les deux chez Sophie.
Claire a serré plus fort son téléphone, le cœur vide.
Puis, sans un mot, elle a mis fin à l'appel.
La femme médecin a remarqué que Claire avait le visage très pâle.
Elle s'est approchée et a dit doucement :
« Madame Laurent… »
Claire a levé la tête et a demandé d'une voix calme :
« On peut faire l'intervention sans prévenir la famille, n'est-ce pas ? »
La médecin, qui avait entendu la conversation au téléphone, comprenait déjà quelle place Claire occupait dans ce mariage.
Une lueur de compassion a traversé son regard et elle a murmuré :
« Vous êtes encore jeune. Vous pourrez avoir d'autres enfants. »
Claire a serré la couverture entre ses doigts. Sa voix est restée posée, presque vide :
« Non. Je n'en aurai plus. »
Elle savait trop bien ce qu'était devenu son mariage avec Adrien.
Sans leur fils, ce seul lien fragile entre eux, elle n'aurait sans doute pas tenu aussi longtemps.
...
Le lendemain, Claire est rentrée chez elle.
Après l'intervention, son corps était encore faible. La médecin lui avait conseillé de rester encore quelques jours à l'hôpital, mais elle n'en avait pas tenu compte.
« Madame, vous êtes rentrée ? »
La domestique s'est précipitée vers elle en la voyant entrer sans bruit.
En remarquant son visage pâle et son air épuisé, elle a demandé avec inquiétude :
« Vous ne vous sentez pas bien ? Vous êtes malade ? »
Claire a levé la tête, les yeux encore pleins de fatigue.
« Ça va, j'ai juste mal dormi », a-t-elle dit doucement.
Sur le canapé, Théo était assis pieds nus, une tablette dans les bras.
Il faisait défiler des photos de petits habits pour chatons.
« Regardez, celle-là est jolie, non ? Il faut bien choisir, c'est pour les bébés de Sissi ! »
Peut-être qu'il n'arrivait pas à se décider. Son petit visage se plissait un instant, puis s'illuminait l'instant d'après. Il ne prêtait aucune attention au retour de Claire.
Cela faisait une semaine que Claire n'avait pas vu son fils.
Il lui manquait.
Fatiguée, elle s'est avancée vers lui pour le prendre dans ses bras.
« Théo », l'a-t-elle appelé doucement.
Mais Théo n'a pas levé la tête. Ses doigts glissaient sur la tablette, et quand la main de sa mère s'est approchée, il s'est dégagé par réflexe, sans même y penser.
Ses sourcils se sont légèrement froncés, signe d'un léger malaise.
Voyant qu'il refusait son étreinte, Claire a laissé retomber la main, sans insister.
« Maman, pourquoi tu es rentrée aujourd'hui ? » a demandé Théo, les yeux toujours fixés sur l'écran.
Les lèvres de Claire ont tremblé légèrement. Son regard s'est posé sur lui, plein d'une douceur lasse.
Elle a senti une pointe de vide dans sa poitrine.
Il n'a pas dit « Maman, pourquoi tu rentres si tard ? », mais « pourquoi aujourd'hui ? », comme si son retour avait été trop tôt.
Et pourtant, pendant tous ces jours, elle n'avait fait que penser à lui.
Claire s'est tout de même baissée pour lui mettre ses chaussons.
« Puisque tu es rentrée, aide-moi à choisir, d'accord ? J'hésite entre celles-ci. Sissi a eu cinq petits chatons dorés, ils sont adorables ! »
En parlant du chat de Sophie, Théo a retrouvé tout son enthousiasme. Il a enfin tourné la tête vers sa mère.
Au téléphone comme dans la vie, tout semblait toujours ramener à Sophie. Dans l'univers de Claire, cette femme était devenue une présence constante.
Son mari et son fils l'aimaient bien, et cela suffisait à lui laisser une douleur discrète, plantée au fond du cœur.
Elle n'en parlait jamais, mais ce n'était pas facile à supporter.
Elle a fait comme si de rien n'était et a désigné l'écran de la tablette.
« Celle-ci », a-t-elle dit doucement.
Mais Théo a froncé les sourcils.
« Celle-là est moche, maman. Tu n'as vraiment pas de goût, je vais choisir tout seul. »
Claire est restée sans voix.
« Théo », a-t-elle repris en s'asseyant près de lui, cherchant à rattraper une semaine d'absence.
Elle a forcé un sourire.
« Demain, maman est en congé. Si tu veux, on peut... »
« Maman, tais-toi un peu, je suis occupé ! »
L'attention de Théo était déjà ailleurs. Il s'est levé d'un bond et l'a repoussée sans y penser.
« C'est une surprise que je prépare pour tatie Sophie. J'espère qu'elle va l'aimer. Non, mieux vaut demander à papa, il a toujours bon goût. »
Puis il a serré la tablette contre lui et est parti dans sa chambre, refermant la porte d'un geste brusque.
La douleur dans le bas-ventre n'a pas cessé. Le geste brusque de Théo l'a transpercée jusque dans le cœur.
Elle sentait la distance entre eux s'agrandir, jour après jour.
Quand elle avait mis Théo au monde, elle avait failli y laisser la vie.
Accouchement difficile, hémorragie, et cette question terrible du médecin : fallait-il sauver la mère ou l'enfant ?
Sans hésiter, elle avait choisi son fils.
Elle était revenue de la frontière de la mort avec une seule idée en tête : son enfant ne devait pas grandir sans sa mère.
Elle craignait aussi de le laisser derrière elle, seul dans un monde trop dur.
C'est avec une volonté presque inhumaine qu'elle avait survécu.
Mais élever Théo n'avait pas été facile.
À cause de sa santé fragile et de l'angoisse qui l'avait suivie après l'accouchement, elle n'osait pas s'éloigner de lui.
Les nuits s'étaient succédé, remplies de pleurs, de cris, de refus de téter. Elle dormait à peine, de peur de ne pas bien s'en occuper.
Tout cela, elle l'avait enduré.
Et pourtant, elle n'avait pas su résister à la distance que Théo avait mise entre eux.
Au début, Théo était très proche d'elle.
Il ne la quittait jamais, cherchait sa présence à tout moment.
Mais ces deux dernières années, Claire avait eu l'impression d'étouffer. La fatigue, le vide, les jours qui se ressemblaient.
Elle s'était remise à travailler, pensant que le travail l'aiderait à respirer un peu.
Les déplacements, les horaires chargés, les absences s'étaient multipliés. Elle passait moins de temps avec lui, tandis qu'Adrien s'en occupait davantage.
Peu à peu, le lien entre eux s'était affaibli.
Théo, lui, s'était rapproché de son père.
« Madame, vous allez bien ? »
La domestique a remarqué que le visage de Claire était encore plus pâle qu'avant.
Claire a serré les poings, a maîtrisé sa respiration, puis a répondu d'une voix froide :
« Je vais bien. Ce soir, je ne dînerai pas. »
Ensuite, elle est retournée dans sa chambre.
Épuisée, elle s'est laissée tomber sur le lit et s'est assoupie un moment.
Quand la nuit est tombée, elle s'est réveillée.
La pièce était vide, et le silence semblait encore plus lourd.
Elle a voulu boire de l'eau.
Elle s'est levée, a marché jusqu'à la porte.
À ce moment-là, elle a entendu des rires et des voix joyeuses dans le salon.
Elle a ouvert la porte.
Sans surprise, Sophie était là.
Ils étaient assis autour de la table et partageaient le dîner comme une famille.
Sophie était venue élégamment vêtue. Son maquillage était soigné, son visage délicat. Chaque fois que Claire l'a vue, elle a eu cette même impression : une femme toujours éclatante, lumineuse, que l'on ne pouvait quitter des yeux, comme une actrice sous les projecteurs.
Autour de la table, ils souriaient tous.
On aurait cru voir une vraie famille.
Claire, elle, n'était là que comme une étrangère.
Son fils était assis tout près de Sophie, cherchant parfois à attirer son attention, lui parlant avec cette tendresse qu'il ne montrait qu'à elle.
C'était sans doute l'image qu'Adrien avait toujours rêvé de voir, celle d'un père, d'une mère et d'un enfant réunis dans une entente parfaite.
Et en le regardant, Claire l'a compris.
Elle a vu dans ses yeux cette douceur tournée vers Sophie, et ce léger sourire au coin de ses lèvres. Un regard qu'elle n'avait jamais croisé en cinq ans de mariage.
Quand Claire avait épousé Adrien, on disait de lui qu'il était froid, sans histoires, qu'il n'avait jamais eu d'aventures parce qu'il gardait dans son cœur une femme qu'il n'avait jamais oubliée.
Elle n'y avait pas cru.
Mais après cinq ans de mariage, elle n'avait plus de doutes.
Elle avait compris.
Appuyée contre le mur, elle a pris une longue inspiration.
Au fond, elle admirait presque la constance d'Adrien. Il aimait Sophie, depuis tant d'années, sans jamais en aimer une autre.
Si son grand-père ne s'y était pas opposé, ils seraient sans doute ensemble depuis longtemps.
Ce qu'elle ne comprenait pas, c'était pourquoi Adrien, qui aimait Sophie depuis toujours, ne l'avait pas épousée.
Sophie venait d'une bonne famille, elle était belle, tout semblait les réunir.
Et pourtant, c'était elle, Claire, qu'il avait choisie.
Si elle avait su dès le départ qu'il n'éprouvait rien pour elle, elle n'aurait jamais franchi la porte de la famille Delcourt.
Tout cela n'avait été qu'un enchaînement d'erreurs.
Elle devait les laisser se retrouver.
Un amour forcé, même tenu cinq ans, ne devient jamais doux.
Il était temps pour elle de partir.