La journée passa dans un flou de réunions et de tâches répétitives. Léa s’efforçait de se concentrer sur ses projets, sur les lignes droites et les courbes qu’elle traçait, sur les plans qu’elle ajustait au millimètre… mais son esprit vagabondait inlassablement. Il s’échappait dès qu’elle relâchait sa vigilance, la projetant dans des paysages inconnus, des villes vibrantes, pleines de vie, où elle pourrait se perdre et renaître. Elle rêvait d’errances dans les ruelles d’une ville étrangère, du goût de l’inconnu, de la chaleur d’un regard nouveau. Elle rêvait de liberté, d’un souffle frais qui balayerait la monotonie devenue étouffante.
À mesure que les heures s’écoulaient, elle se sentait s’éloigner d’elle-même. L’écran devant elle n’était qu’un mur opaque, et derrière, se dessinaient les contours flous d’une femme fatiguée de lutter contre une vie trop étroite.
Lorsque la fin de la journée arriva, Léa était épuisée. Mais ce n’était pas une fatigue physique. C’était plus profond. Un épuisement sourd, invisible, le résultat d’une lutte constante contre ses propres pensées. Un poids silencieux qui s’ajoutait à chaque instant d’indifférence, à chaque mot retenu, à chaque silence trop long.
Elle prit son sac et quitta le bureau alors que les lumières de la ville s’allumaient une à une, comme pour rappeler que le monde poursuivait sa route sans elle. Le ciel, pourtant magnifique, se teintait de nuances orangées et rosées. Mais même ce spectacle naturel n’éveilla rien en elle. Plus rien ne la traversait vraiment.
Le trajet du retour se fit dans le silence. Pas même la radio pour meubler le vide. Juste le bruit régulier des roues sur l’asphalte, les phares des voitures croisées, et ses pensées comme un tambour sourd dans sa tête. Elle redoutait l’instant où elle franchirait le seuil de leur appartement. Elle espérait pourtant, naïvement, qu’il y aurait quelque chose de différent ce soir. Un mot. Un regard. Un signe.
Mais non.
En ouvrant la porte, elle trouva la même scène figée que le matin : Thomas, assis au salon, penché sur son ordinateur portable, casque sur les oreilles, absorbé par son travail. Son dos légèrement voûté, ses doigts tapant frénétiquement sur le clavier. Le même halo froid de lumière bleue illuminant son visage.
— Salut, je suis rentrée, dit-elle, presque timidement.
Il leva à peine les yeux vers elle.
— Salut, répondit-il avec un demi-sourire, puis retourna aussitôt à son écran.
Un soupir discret s’échappa des lèvres de Léa. Elle retira ses chaussures et se dirigea lentement vers la cuisine. Elle prépara un dîner simple, des gestes automatiques. Elle éplucha, découpa, fit revenir, sans trop réfléchir. Tout lui paraissait flou. Elle avait du mal à se concentrer, tant ses pensées tourbillonnaient.
Était-ce vraiment la vie qu’elle voulait ?
Un appartement moderne mais froid.
Un homme qu’elle aimait encore mais qui ne la voyait plus.
Une existence bien rangée mais sans vibration.
Elle dressa la table, servit les assiettes. Thomas vint la rejoindre, retirant à peine son casque, son attention flottant encore ailleurs. Ils mangèrent presque en silence.
Léa tenta un effort. Elle voulait briser cette glace.
— Comment s’est passée ta journée ? demanda-t-elle avec douceur.
— Bien, répondit-il sèchement, sans même relever les yeux de son assiette.
Un mot. Un seul. Tranchant comme une lame.
Elle n’insista pas. Elle sentit un mur se dresser, encore plus haut, plus froid que d’habitude. Alors elle se tut, prisonnière d’un silence qu’elle n’avait pas choisi.
Elle se sentait comme une étrangère dans sa propre maison. L’espace était le même, les meubles n’avaient pas bougé, mais tout semblait différent. Vide. Glacial.
Elle pensa à parler. À tout lui dire. À exprimer ce mal qui la rongeait.
Mais une peur sourde lui ferma la gorge.
Et s’il ne comprenait pas ?
Et s’il ne voulait pas comprendre ?
Et si, au fond, il n’y avait plus rien à sauver ?
Elle se leva, débarrassa la table, rangea les restes dans un silence pesant. Thomas retourna à son ordinateur, comme si tout cela n’avait été qu’une parenthèse inutile dans sa soirée. Il ne lui demanda pas si elle allait bien. Il ne lui demanda rien.
Dans la salle de bain, face au miroir, Léa scruta son reflet.
Ses yeux étaient tristes.
Son visage était beau, mais figé.
Comme une œuvre sans âme.
Il fallait qu’elle se réveille.
Elle ne pouvait plus ignorer ce vide.
Elle ne pouvait plus continuer à faire semblant.
Elle voulait retrouver la passion, la joie, l’éclat.
Elle voulait se retrouver, elle.
Mais pour cela, il faudrait affronter ses peurs.
Affronter la réalité.
Et peut-être… affronter Thomas.
La nuit, Léa s’allongea dans le lit avec le vide au creux du cœur.
Elle fixait le plafond plongé dans l’ombre, ses bras repliés contre elle comme pour se protéger d’un froid intérieur que ni les draps ni la couette ne parvenaient à réchauffer.
Thomas n’était toujours pas entré.
Elle connaissait la scène à venir. Elle l’avait vécue tant de fois qu’elle pouvait en deviner chaque geste, chaque silence.
Mais ce qui lui pesait le plus, ce n’était pas l’habitude. C’était cette distance qui s’était installée entre eux, lente, insidieuse, comme une maladie silencieuse.
Cela faisait des mois qu’il ne l’avait pas touchée. Pas un baiser. Pas une main dans ses cheveux. Pas un frisson.
Et elle se demandait : jusqu’à quand ça allait durer ?
Jusqu’à quand allait-elle supporter l’absence dans la présence ?
Jusqu’à quand allait-elle faire semblant qu’ils étaient encore un couple ?
La porte de la chambre grinça doucement.
Thomas entra enfin.
Il ne dit rien. Ne la regarda pas.
Il se contenta de déposer son téléphone sur la table de chevet, retira ses vêtements dans un automatisme silencieux, puis s’allongea dans le lit sans un mot.
Il tira la couverture sur lui et tourna le dos à Léa, comme s’il ne voulait pas la voir. Comme s’il ne voulait même pas exister dans le même espace qu’elle.
Léa resta figée.
Une larme coula silencieusement le long de sa tempe, puis une autre.
Elle ne sanglotait pas. Elle ne criait pas.
Elle s’effondrait en silence, à l’intérieur.
Elle tourna les yeux vers ce dos qu’elle connaissait par cœur, mais qui lui paraissait soudain étranger.
Il y avait un gouffre entre eux. Et chaque nuit passée ainsi l’élargissait davantage.
Elle aurait pu le toucher. Lui dire quelque chose. Tenter.
Mais à quoi bon ? Il ne répondrait pas. Il se fermerait davantage encore.
Alors elle resta là, immobile, le cœur battant faiblement, noyée dans une mer d’indifférence.
Et elle comprit, au plus profond d’elle, que quelque chose était en train de mourir.
À cet instant, un raclement de gorge les interrompit. Leur oncle Gérard, grand et droit malgré les années, se tenait derrière eux avec un sourire contenu. Nathan le remarqua aussitôt. Son visage s’illumina d’un éclat sincère.— Tonton Gérard !Il se jeta littéralement dans ses bras, oubliant un instant son image de baroudeur détaché. Les retrouvailles furent bruyantes et touchantes. Une tendresse palpable passa entre les deux hommes.Très vite, ses tantes, ses cousins et cousines accoururent à leur tour, leurs voix se mêlant en un concert joyeux.— Mon Dieu, regarde-moi ce grand garçon !— Tu as encore grandi !— Et plus beau que ton frère jumeau, qui l’eût cru ?— Je reconnaîtrais ce sourire insolent entre mille !Les accolades s’enchaînèrent, les rires aussi. Certains lui prirent les joues, d’autres lui tapotèrent le dos. Nathan, tout à son aise, embrassait chacun avec une aisance fluide. Il semblait glisser dans ces retrouvailles comme un poisson dans l’eau, rattrapant sans effort
Le soir de la fête, l’appartement brillait de mille petites touches élégantes : des guirlandes lumineuses discrètes, des bougies alignées sur la console, une douce musique d’ambiance flottant entre les conversations naissantes. On sentait dans l’air une certaine solennité, comme si quelque chose d’important était sur le point d’arriver.Thomas virevoltait d’un coin à l’autre de la pièce, visiblement au comble de l’excitation. Il portait un costume flambant neuf, bien coupé, couleur bleu nuit, qui mettait en valeur sa silhouette élancée. Sur le porte-manteau de l’entrée, un autre costume, tout aussi neuf, attendait celui d’Ethan.Léa, elle, se tenait près du miroir du couloir, ajustant une robe noire qu’elle n’avait plus portée depuis une soirée lointaine. Une coupe sobre, légèrement évasée au niveau des hanches, qui épousait son corps sans exubérance. Elle n’avait rien dit sur l’oubli de Thomas pas un mot sur cette absence de geste, ce manque d’attention si criant. Mais elle l’avait s
Le matin, Léa fut réveillée par une voix qu’elle n’avait pas entendue depuis longtemps : celle de Thomas, joyeuse, presque euphorique.Il était sur le balcon, téléphone à l’oreille, riant, s’exclamant, parlant vite, animé.Elle resta un instant allongée, figée, les yeux ouverts, écoutant sans bouger. Ce rire-là, elle ne l’entendait plus chez lui.Et certainement pas avec elle.Elle se leva lentement, traversa la chambre dans un silence calculé, et se dirigea vers la salle de bain. L’eau froide du robinet la ramena à elle, comme un électrochoc. Elle se regarda dans le miroir, observa les traces d’une nuit sans repos, ses yeux gonflés et cernés. Elle remit un peu d’ordre dans ses cheveux, attacha rapidement une queue-de-cheval, puis sortit.Thomas était toujours au téléphone.Toujours aussi joyeux.Toujours aussi absent.Elle ne chercha pas à l’interrompre. Il ne l’aurait pas vue.Elle entra dans la cuisine, se fit un thé, lentement, machinalement. Elle prit une gorgée, puis se dirigea
La journée passa dans un flou de réunions et de tâches répétitives. Léa s’efforçait de se concentrer sur ses projets, sur les lignes droites et les courbes qu’elle traçait, sur les plans qu’elle ajustait au millimètre… mais son esprit vagabondait inlassablement. Il s’échappait dès qu’elle relâchait sa vigilance, la projetant dans des paysages inconnus, des villes vibrantes, pleines de vie, où elle pourrait se perdre et renaître. Elle rêvait d’errances dans les ruelles d’une ville étrangère, du goût de l’inconnu, de la chaleur d’un regard nouveau. Elle rêvait de liberté, d’un souffle frais qui balayerait la monotonie devenue étouffante.À mesure que les heures s’écoulaient, elle se sentait s’éloigner d’elle-même. L’écran devant elle n’était qu’un mur opaque, et derrière, se dessinaient les contours flous d’une femme fatiguée de lutter contre une vie trop étroite.Lorsque la fin de la journée arriva, Léa était épuisée. Mais ce n’était pas une fatigue physique. C’était plus profond. Un é
Après avoir englouti une dernière bouchée de tartine, Thomas se leva sans un mot de plus. Il ajusta les manches de sa chemise, attrapa machinalement sa veste sur le dossier de la chaise, puis s’approcha de Léa.Il déposa un baiser rapide sur son front, presque machinal. Un geste devenu routinier, vidé de son sens.— À ce soir, murmura-t-il.Léa ne répondit pas. Elle ferma les yeux un instant, savourant malgré elle la tiédeur fugace de ce contact, en se demandant depuis quand ce baiser ne lui faisait plus rien.La porte d’entrée se referma dans un cliquetis discret, et le silence retomba.Elle resta là, seule à la table, les mains autour de sa tasse désormais tiède. L’odeur du café flottait encore dans l’air, mais elle lui paraissait étrangère.Tout dans cet appartement semblait rangé, propre, organisé… sauf son cœur.Léa se prépara pour la journée. Elle se regarda dans le miroir de la salle de bain, scrutant le reflet qui lui faisait face. Son visage gardait une douceur familière, mai
Le doux chant du matin se mêlait aux premiers rayons de soleil qui filtraient à travers les rideaux légers de l’appartement de Léa. Un filet de lumière caressait les draps blancs, réchauffant l’air encore frais de l’aube. Léa émergea lentement de son sommeil, ses paupières encore lourdes de rêves flous et fuyants. La chambre, décorée de manière minimaliste, reflétait son goût pour la simplicité : des murs blancs, une étagère remplie de livres d’architecture soigneusement classés, et une plante verte, unique touche de vie, qui semblait étrangement prospérer malgré le peu de lumière.À ses côtés, Thomas, son fiancé, dormait paisiblement. Son torse se soulevait à un rythme régulier, presque hypnotique. Léa le contempla un instant. Ses traits détendus auraient pu l’émouvoir, autrefois. Maintenant, elle ne ressentait plus grand-chose. Ou plutôt, elle ressentait trop, mais rien de ce qu'elle aurait souhaité : de la lassitude, un sentiment d’étouffement diffus, une mélancolie silencieuse. El