Après avoir englouti une dernière bouchée de tartine, Thomas se leva sans un mot de plus. Il ajusta les manches de sa chemise, attrapa machinalement sa veste sur le dossier de la chaise, puis s’approcha de Léa.
Il déposa un baiser rapide sur son front, presque machinal. Un geste devenu routinier, vidé de son sens.
— À ce soir, murmura-t-il.
Léa ne répondit pas. Elle ferma les yeux un instant, savourant malgré elle la tiédeur fugace de ce contact, en se demandant depuis quand ce baiser ne lui faisait plus rien.
La porte d’entrée se referma dans un cliquetis discret, et le silence retomba.
Elle resta là, seule à la table, les mains autour de sa tasse désormais tiède. L’odeur du café flottait encore dans l’air, mais elle lui paraissait étrangère.
Tout dans cet appartement semblait rangé, propre, organisé… sauf son cœur.
Léa se prépara pour la journée. Elle se regarda dans le miroir de la salle de bain, scrutant le reflet qui lui faisait face. Son visage gardait une douceur familière, mais ses yeux portaient des traces de fatigue qu’elle ne parvenait plus à cacher. Elle tenta de dissimuler les cernes sous une fine couche de maquillage, arrangea ses cheveux, puis enfila une robe simple, fluide et élégante, qu’elle avait l’habitude de porter au cabinet. Elle se demanda, l’espace d’un instant, si Thomas la remarquerait ainsi. Mais elle se ravisa aussitôt. Il était déjà parti dans sa journée, son esprit ailleurs, emporté par les urgences d’un monde qui n’avait plus beaucoup de place pour elle.
Quand elle ferma la porte de l’appartement, un frisson d’angoisse lui parcourut l’échine. Le cliquetis de la serrure résonna comme un cadenas qui se referme. Dans l’ascenseur, elle observa une nouvelle fois son reflet. Elle s’y vit comme un spectre d’elle-même, une version estompée de la femme vive et passionnée qu’elle avait été.
Le trajet vers son cabinet d’architecture, situé au centre-ville, se fit en silence. Chaque feu rouge lui parut une éternité. Dans sa voiture, la musique de fond ne parvenait pas à étouffer le tumulte de ses pensées.
Une fois arrivée, elle fut accueillie par l’odeur rassurante du papier, du bois, de l’encre et du café déjà froid sur les bureaux. L’agitation habituelle du cabinet contrastait avec son humeur. Les architectes et designers s’affairaient autour d’elle, concentrés sur des plans, des esquisses, des maquettes. Léa salua brièvement ses collègues et gagna son bureau. Il était décoré de quelques souvenirs de voyages : des photos d’escaliers italiens, de façades parisiennes, de ruelles andalouses baignées de soleil. Des images qui lui rappelaient un autre temps.
Elle s’installa face à son écran, un projet d’aménagement urbain à finaliser, mais rien n’y faisait : son esprit restait englué dans ce qu’elle n’osait nommer une tristesse vague, rampante.
Il était déjà dix heures passées lorsqu’Emma, sa collègue et amie, s’approcha de son bureau. Énergique, pétillante, Emma avait ce don rare d’apporter un peu de lumière partout où elle passait.
— Hé, Léa ! Tout va bien ? On t’a à peine vue ces derniers temps.
Léa força un sourire.
— Oui, tout va bien. Juste beaucoup de travail.
Emma fronça légèrement les sourcils, dubitative.
— Tu sais, je t’ai entendue parler au téléphone avec Thomas l’autre jour. Je me suis demandé si… ça allait entre vous ?
La question la prit de court. Léa détourna les yeux, baissa un peu la voix.
— C’est juste… la routine, je suppose. Je me sens parfois… perdue. Comme si quelque chose me manquait, tu vois ?
Emma hocha la tête, compréhensive.
— Je comprends. Parfois, il faut prendre du recul. Pourquoi tu ne partirais pas en week-end ? Seule ou avec lui ? Vous aviez l’habitude de voyager, non ? Peut-être que ça raviverait quelque chose…
L’idée s’imposa à Léa comme une bouffée d’air… puis s’éteignit aussitôt.
— Peut-être, oui… murmura-t-elle, sans y croire vraiment.
Emma lui tapota l’épaule et s’éloigna, la laissant face à son écran. Léa resta là, figée, les doigts immobiles sur le clavier. Les lignes de ses plans ne lui parlaient plus.
À midi, elle décida de sortir prendre l’air. Elle marcha un moment dans les rues, s’éloignant du bureau, son sandwich à la main. Elle n’avait pas faim, mais elle espérait que le changement d’air ferait taire ses pensées.
Un banc, à l’ombre d’un arbre en fleurs, attira son attention. Elle s’y installa. Autour d’elle, la vie suivait son cours. Des enfants riaient, des gens passaient, des couples se tenaient la main. Léa, elle, se sentait spectatrice. Invisible.
Elle sortit son téléphone et ouvrit sa galerie de photos. Elle fit défiler les souvenirs, les voyages, les fêtes, les instants tendres. Et puis elle tomba sur une photo d’elle, prise à Lisbonne. Elle riait aux éclats, les bras écartés, les cheveux dans le vent. Thomas la regardait derrière l’objectif avec un regard qu’elle n’avait plus vu depuis longtemps. Un regard d’amour.
Son cœur se serra.
Et si ce regard avait disparu à jamais ?
Et si c’était fini ?
Et si, en réalité, ce n’était pas seulement Thomas qu’elle avait perdu… mais aussi elle-même ?
Elle referma l’application et se leva, le sandwich à peine entamé. Elle n’avait pas de réponses, mais elle savait que quelque chose devait changer.
Elle ne pouvait plus continuer ainsi.
Pas un jour de plus.
À cet instant, un raclement de gorge les interrompit. Leur oncle Gérard, grand et droit malgré les années, se tenait derrière eux avec un sourire contenu. Nathan le remarqua aussitôt. Son visage s’illumina d’un éclat sincère.— Tonton Gérard !Il se jeta littéralement dans ses bras, oubliant un instant son image de baroudeur détaché. Les retrouvailles furent bruyantes et touchantes. Une tendresse palpable passa entre les deux hommes.Très vite, ses tantes, ses cousins et cousines accoururent à leur tour, leurs voix se mêlant en un concert joyeux.— Mon Dieu, regarde-moi ce grand garçon !— Tu as encore grandi !— Et plus beau que ton frère jumeau, qui l’eût cru ?— Je reconnaîtrais ce sourire insolent entre mille !Les accolades s’enchaînèrent, les rires aussi. Certains lui prirent les joues, d’autres lui tapotèrent le dos. Nathan, tout à son aise, embrassait chacun avec une aisance fluide. Il semblait glisser dans ces retrouvailles comme un poisson dans l’eau, rattrapant sans effort
Le soir de la fête, l’appartement brillait de mille petites touches élégantes : des guirlandes lumineuses discrètes, des bougies alignées sur la console, une douce musique d’ambiance flottant entre les conversations naissantes. On sentait dans l’air une certaine solennité, comme si quelque chose d’important était sur le point d’arriver.Thomas virevoltait d’un coin à l’autre de la pièce, visiblement au comble de l’excitation. Il portait un costume flambant neuf, bien coupé, couleur bleu nuit, qui mettait en valeur sa silhouette élancée. Sur le porte-manteau de l’entrée, un autre costume, tout aussi neuf, attendait celui d’Ethan.Léa, elle, se tenait près du miroir du couloir, ajustant une robe noire qu’elle n’avait plus portée depuis une soirée lointaine. Une coupe sobre, légèrement évasée au niveau des hanches, qui épousait son corps sans exubérance. Elle n’avait rien dit sur l’oubli de Thomas pas un mot sur cette absence de geste, ce manque d’attention si criant. Mais elle l’avait s
Le matin, Léa fut réveillée par une voix qu’elle n’avait pas entendue depuis longtemps : celle de Thomas, joyeuse, presque euphorique.Il était sur le balcon, téléphone à l’oreille, riant, s’exclamant, parlant vite, animé.Elle resta un instant allongée, figée, les yeux ouverts, écoutant sans bouger. Ce rire-là, elle ne l’entendait plus chez lui.Et certainement pas avec elle.Elle se leva lentement, traversa la chambre dans un silence calculé, et se dirigea vers la salle de bain. L’eau froide du robinet la ramena à elle, comme un électrochoc. Elle se regarda dans le miroir, observa les traces d’une nuit sans repos, ses yeux gonflés et cernés. Elle remit un peu d’ordre dans ses cheveux, attacha rapidement une queue-de-cheval, puis sortit.Thomas était toujours au téléphone.Toujours aussi joyeux.Toujours aussi absent.Elle ne chercha pas à l’interrompre. Il ne l’aurait pas vue.Elle entra dans la cuisine, se fit un thé, lentement, machinalement. Elle prit une gorgée, puis se dirigea
La journée passa dans un flou de réunions et de tâches répétitives. Léa s’efforçait de se concentrer sur ses projets, sur les lignes droites et les courbes qu’elle traçait, sur les plans qu’elle ajustait au millimètre… mais son esprit vagabondait inlassablement. Il s’échappait dès qu’elle relâchait sa vigilance, la projetant dans des paysages inconnus, des villes vibrantes, pleines de vie, où elle pourrait se perdre et renaître. Elle rêvait d’errances dans les ruelles d’une ville étrangère, du goût de l’inconnu, de la chaleur d’un regard nouveau. Elle rêvait de liberté, d’un souffle frais qui balayerait la monotonie devenue étouffante.À mesure que les heures s’écoulaient, elle se sentait s’éloigner d’elle-même. L’écran devant elle n’était qu’un mur opaque, et derrière, se dessinaient les contours flous d’une femme fatiguée de lutter contre une vie trop étroite.Lorsque la fin de la journée arriva, Léa était épuisée. Mais ce n’était pas une fatigue physique. C’était plus profond. Un é
Après avoir englouti une dernière bouchée de tartine, Thomas se leva sans un mot de plus. Il ajusta les manches de sa chemise, attrapa machinalement sa veste sur le dossier de la chaise, puis s’approcha de Léa.Il déposa un baiser rapide sur son front, presque machinal. Un geste devenu routinier, vidé de son sens.— À ce soir, murmura-t-il.Léa ne répondit pas. Elle ferma les yeux un instant, savourant malgré elle la tiédeur fugace de ce contact, en se demandant depuis quand ce baiser ne lui faisait plus rien.La porte d’entrée se referma dans un cliquetis discret, et le silence retomba.Elle resta là, seule à la table, les mains autour de sa tasse désormais tiède. L’odeur du café flottait encore dans l’air, mais elle lui paraissait étrangère.Tout dans cet appartement semblait rangé, propre, organisé… sauf son cœur.Léa se prépara pour la journée. Elle se regarda dans le miroir de la salle de bain, scrutant le reflet qui lui faisait face. Son visage gardait une douceur familière, mai
Le doux chant du matin se mêlait aux premiers rayons de soleil qui filtraient à travers les rideaux légers de l’appartement de Léa. Un filet de lumière caressait les draps blancs, réchauffant l’air encore frais de l’aube. Léa émergea lentement de son sommeil, ses paupières encore lourdes de rêves flous et fuyants. La chambre, décorée de manière minimaliste, reflétait son goût pour la simplicité : des murs blancs, une étagère remplie de livres d’architecture soigneusement classés, et une plante verte, unique touche de vie, qui semblait étrangement prospérer malgré le peu de lumière.À ses côtés, Thomas, son fiancé, dormait paisiblement. Son torse se soulevait à un rythme régulier, presque hypnotique. Léa le contempla un instant. Ses traits détendus auraient pu l’émouvoir, autrefois. Maintenant, elle ne ressentait plus grand-chose. Ou plutôt, elle ressentait trop, mais rien de ce qu'elle aurait souhaité : de la lassitude, un sentiment d’étouffement diffus, une mélancolie silencieuse. El