Le matin, Léa fut réveillée par une voix qu’elle n’avait pas entendue depuis longtemps : celle de Thomas, joyeuse, presque euphorique.
Il était sur le balcon, téléphone à l’oreille, riant, s’exclamant, parlant vite, animé.
Elle resta un instant allongée, figée, les yeux ouverts, écoutant sans bouger. Ce rire-là, elle ne l’entendait plus chez lui.
Et certainement pas avec elle.
Elle se leva lentement, traversa la chambre dans un silence calculé, et se dirigea vers la salle de bain. L’eau froide du robinet la ramena à elle, comme un électrochoc. Elle se regarda dans le miroir, observa les traces d’une nuit sans repos, ses yeux gonflés et cernés. Elle remit un peu d’ordre dans ses cheveux, attacha rapidement une queue-de-cheval, puis sortit.
Thomas était toujours au téléphone.
Toujours aussi joyeux.
Toujours aussi absent.
Elle ne chercha pas à l’interrompre. Il ne l’aurait pas vue.
Elle entra dans la cuisine, se fit un thé, lentement, machinalement. Elle prit une gorgée, puis se dirigea vers le canapé, s’installa avec le journal du matin.
Thomas entra dans le salon, un sourire à peine dissimulé sur son visage.
— Hé, j’ai quelque chose à te dire, annonça-t-il, une lueur d’excitation dans les yeux. Il s’assit à côté d’elle, posant son assiette sur la table basse.
Léa leva les yeux de son livre, intriguée. Elle n’avait pas l’habitude de voir son mari dans un tel état de légèreté.
— Quoi donc ? demanda-t-elle, feignant un intérêt qu’elle ne ressentait pas entièrement.
— Nathan, mon frère jumeau, revient enfin !
Son enthousiasme était palpable. On aurait dit qu’il redevenait adolescent rien qu’en prononçant ce nom.
— Il est rentré après avoir passé des années à voyager à l’étranger. Je ne l’ai pas vu depuis un moment, et il a beaucoup changé.
Léa plissa les yeux, tentant de rassembler ses souvenirs. Nathan. Ce nom flottait dans sa mémoire comme une photo ancienne, floue, jamais vraiment observée. Elle savait qu’il était le jumeau de Thomas, mais leurs chemins ne s’étaient jamais croisés.
— Nathan… je n’ai pas vraiment entendu parler de lui depuis longtemps. Qu’est-ce qu’il est devenu ?
Thomas sembla hésiter, ses sourcils se fronçant légèrement.
— Eh bien, il est… comment dire… un peu imprévisible. Il a toujours eu cette capacité à vivre dans l’instant, à saisir chaque occasion sans se soucier des conséquences.
Léa ressentit une légère crispation dans le ventre. Elle n’aimait pas l’imprévisible. Ce genre de personnalité, libre, spontanée, détonait trop avec la routine sécurisante même si devenue étouffante de sa propre vie.
— Et tu es sûr qu’il va rester un moment ? demanda-t-elle, masquant du mieux qu’elle pouvait sa réserve.
— Je pense qu’il prévoit de rester pour un certain temps. Il veut se reconnecter avec la famille.
Thomas sourit, visiblement heureux à l’idée de retrouver son frère.
— Je pense que ce sera bien de l’avoir ici. Ça fera du bien à tout le monde.
Léa hocha lentement la tête, mais une boule d’inquiétude naissait dans son estomac.
— Tu as prévu quelque chose pour son retour ? demanda-t-elle, tâchant de ne pas laisser paraître son malaise.
— Oui, j’ai pensé à organiser une petite fête. Juste quelques amis proches et la famille. Qu’en penses-tu ?
Elle força un sourire.
— Pourquoi pas ?
Mais en elle, aucune flamme ne s’allumait. La perspective d’organiser une fête ne lui apportait ni joie ni distraction. Ce n’était qu’une obligation sociale de plus. Une mise en scène.
— Super ! Je suis sûr qu’il sera ravi de te rencontrer. Vous allez bien vous entendre, j’en suis sûr.
Thomas se leva, déjà absorbé par les préparatifs qu’il visualisait probablement dans sa tête. Léa resta là, immobile. Seule avec ses pensées, ses craintes… et cette curiosité qu’elle ne voulait pas admettre.
Nathan. Le frère jumeau. L’opposé.
Un inconnu qui, elle le pressentait déjà, allait bouleverser son équilibre fragile.
Elle se rappela les histoires que Thomas avait autrefois racontées sur son frère. Des récits colorés, presque romanesques. Nathan à Bali, couché dans un hamac suspendu entre deux palmiers. Nathan à Tokyo, dégustant des plats improbables dans des ruelles cachées. Nathan encore, affrontant une tempête dans le désert marocain, ou partageant une cigarette avec un inconnu sur le toit d’un train en Inde.
Chaque histoire, à l’époque, avait fait briller les yeux de Thomas. Léa, elle, les avait écoutées en silence, fascinée d’abord… puis légèrement agacée. Parce qu’à travers ces récits, elle percevait une admiration sans bornes, presque enfantine, pour cet homme qu’elle n’avait jamais vu, mais qui semblait occuper une place intime dans le cœur de son mari. Un homme libre. Un homme vivant.
Derrière l’image séduisante du voyageur intrépide, une inquiétude sourde montait en elle. Une angoisse que Léa ne parvenait pas à nommer, mais qui pesait sur sa poitrine comme une main invisible. Elle ne savait pas d’où venait cette sensation. Peut-être de la peur que Nathan ravive des choses qu’elle avait enfermées. Ou de celle qu’il ébranle le peu de stabilité qu’il lui restait.
La journée s’écoula dans une sorte de flottement. Chacun vaqua à ses occupations. Léa nettoya, rangea, relut quelques passages d’un roman qu’elle connaissait déjà. Thomas, de son côté, semblait galvanisé, comme s’il avait retrouvé une énergie oubliée. Il passait d’une pièce à l’autre, passait des coups de fil, faisait des listes mentales à voix haute. Ce n’était plus seulement une visite. C’était un événement.
Le soir venu, le dîner fut servi dans une ambiance tamisée. Mais la conversation tourna rapidement autour des préparatifs de la fête. Thomas débordait d’idées : une playlist nostalgique, des plats exotiques en hommage aux voyages de Nathan, des souvenirs à sortir des cartons.
— Tu te rends compte, Léa ? On va enfin être réunis. Comme avant. Enfin… presque. Il souriait, les yeux brillants, perdu dans une joie révolue qu’elle ne partageait pas.
Elle hocha la tête, distraitement. Elle posait son regard sur lui, mais ses pensées glissaient ailleurs.
— J’ai pensé qu’on pourrait faire la fête ici, à la maison. Il balaya le salon du regard, comme s’il essayait déjà de visualiser la scène.
— Ce serait plus simple, plus chaleureux. Nathan adorait cette maison quand on était gosses, tu sais. Et puis, ça lui donnera l’impression de rentrer vraiment.
Léa pinça légèrement les lèvres. Cette maison était son havre, son espace organisé, calme, presque sacré. L’idée de la voir envahie par une foule, même familière, la mettait mal à l’aise. Elle cacha son trouble derrière un sourire.
— Tu veux inviter qui exactement ?
— Mes oncles, mes tantes, bien sûr. Ils meurent d’envie de le revoir. Même Mamie Monique a dit qu’elle ferait l’effort de venir, et tu sais ce que ça signifie… Il éclata d’un petit rire, attendri.
— Et… c’est tout ? tenta-t-elle, déjà consciente que la liste ne s’arrêtait pas là.
— Oh non, j’ai aussi pensé à ses anciens amis. Tu sais, ceux du lycée, du foot, du quartier… Il n’a pas vu certains d’entre eux depuis plus de dix ans. Je me suis dit que ce serait l’occasion de tous les rassembler. Ça ferait plaisir à tout le monde.
Léa hocha la tête lentement.
Thomas, lui, était emporté dans son élan :
— Je peux m’occuper des invitations. Toi, si tu veux, tu pourrais t’occuper de la déco ? Tu sais tellement bien faire ça.
Elle se força à répondre doucement :
— D’accord. Je m’en occuperai.
Il sembla soulagé, puis se leva pour débarrasser les assiettes, fredonnant un air oublié
À cet instant, un raclement de gorge les interrompit. Leur oncle Gérard, grand et droit malgré les années, se tenait derrière eux avec un sourire contenu. Nathan le remarqua aussitôt. Son visage s’illumina d’un éclat sincère.— Tonton Gérard !Il se jeta littéralement dans ses bras, oubliant un instant son image de baroudeur détaché. Les retrouvailles furent bruyantes et touchantes. Une tendresse palpable passa entre les deux hommes.Très vite, ses tantes, ses cousins et cousines accoururent à leur tour, leurs voix se mêlant en un concert joyeux.— Mon Dieu, regarde-moi ce grand garçon !— Tu as encore grandi !— Et plus beau que ton frère jumeau, qui l’eût cru ?— Je reconnaîtrais ce sourire insolent entre mille !Les accolades s’enchaînèrent, les rires aussi. Certains lui prirent les joues, d’autres lui tapotèrent le dos. Nathan, tout à son aise, embrassait chacun avec une aisance fluide. Il semblait glisser dans ces retrouvailles comme un poisson dans l’eau, rattrapant sans effort
Le soir de la fête, l’appartement brillait de mille petites touches élégantes : des guirlandes lumineuses discrètes, des bougies alignées sur la console, une douce musique d’ambiance flottant entre les conversations naissantes. On sentait dans l’air une certaine solennité, comme si quelque chose d’important était sur le point d’arriver.Thomas virevoltait d’un coin à l’autre de la pièce, visiblement au comble de l’excitation. Il portait un costume flambant neuf, bien coupé, couleur bleu nuit, qui mettait en valeur sa silhouette élancée. Sur le porte-manteau de l’entrée, un autre costume, tout aussi neuf, attendait celui d’Ethan.Léa, elle, se tenait près du miroir du couloir, ajustant une robe noire qu’elle n’avait plus portée depuis une soirée lointaine. Une coupe sobre, légèrement évasée au niveau des hanches, qui épousait son corps sans exubérance. Elle n’avait rien dit sur l’oubli de Thomas pas un mot sur cette absence de geste, ce manque d’attention si criant. Mais elle l’avait s
Le matin, Léa fut réveillée par une voix qu’elle n’avait pas entendue depuis longtemps : celle de Thomas, joyeuse, presque euphorique.Il était sur le balcon, téléphone à l’oreille, riant, s’exclamant, parlant vite, animé.Elle resta un instant allongée, figée, les yeux ouverts, écoutant sans bouger. Ce rire-là, elle ne l’entendait plus chez lui.Et certainement pas avec elle.Elle se leva lentement, traversa la chambre dans un silence calculé, et se dirigea vers la salle de bain. L’eau froide du robinet la ramena à elle, comme un électrochoc. Elle se regarda dans le miroir, observa les traces d’une nuit sans repos, ses yeux gonflés et cernés. Elle remit un peu d’ordre dans ses cheveux, attacha rapidement une queue-de-cheval, puis sortit.Thomas était toujours au téléphone.Toujours aussi joyeux.Toujours aussi absent.Elle ne chercha pas à l’interrompre. Il ne l’aurait pas vue.Elle entra dans la cuisine, se fit un thé, lentement, machinalement. Elle prit une gorgée, puis se dirigea
La journée passa dans un flou de réunions et de tâches répétitives. Léa s’efforçait de se concentrer sur ses projets, sur les lignes droites et les courbes qu’elle traçait, sur les plans qu’elle ajustait au millimètre… mais son esprit vagabondait inlassablement. Il s’échappait dès qu’elle relâchait sa vigilance, la projetant dans des paysages inconnus, des villes vibrantes, pleines de vie, où elle pourrait se perdre et renaître. Elle rêvait d’errances dans les ruelles d’une ville étrangère, du goût de l’inconnu, de la chaleur d’un regard nouveau. Elle rêvait de liberté, d’un souffle frais qui balayerait la monotonie devenue étouffante.À mesure que les heures s’écoulaient, elle se sentait s’éloigner d’elle-même. L’écran devant elle n’était qu’un mur opaque, et derrière, se dessinaient les contours flous d’une femme fatiguée de lutter contre une vie trop étroite.Lorsque la fin de la journée arriva, Léa était épuisée. Mais ce n’était pas une fatigue physique. C’était plus profond. Un é
Après avoir englouti une dernière bouchée de tartine, Thomas se leva sans un mot de plus. Il ajusta les manches de sa chemise, attrapa machinalement sa veste sur le dossier de la chaise, puis s’approcha de Léa.Il déposa un baiser rapide sur son front, presque machinal. Un geste devenu routinier, vidé de son sens.— À ce soir, murmura-t-il.Léa ne répondit pas. Elle ferma les yeux un instant, savourant malgré elle la tiédeur fugace de ce contact, en se demandant depuis quand ce baiser ne lui faisait plus rien.La porte d’entrée se referma dans un cliquetis discret, et le silence retomba.Elle resta là, seule à la table, les mains autour de sa tasse désormais tiède. L’odeur du café flottait encore dans l’air, mais elle lui paraissait étrangère.Tout dans cet appartement semblait rangé, propre, organisé… sauf son cœur.Léa se prépara pour la journée. Elle se regarda dans le miroir de la salle de bain, scrutant le reflet qui lui faisait face. Son visage gardait une douceur familière, mai
Le doux chant du matin se mêlait aux premiers rayons de soleil qui filtraient à travers les rideaux légers de l’appartement de Léa. Un filet de lumière caressait les draps blancs, réchauffant l’air encore frais de l’aube. Léa émergea lentement de son sommeil, ses paupières encore lourdes de rêves flous et fuyants. La chambre, décorée de manière minimaliste, reflétait son goût pour la simplicité : des murs blancs, une étagère remplie de livres d’architecture soigneusement classés, et une plante verte, unique touche de vie, qui semblait étrangement prospérer malgré le peu de lumière.À ses côtés, Thomas, son fiancé, dormait paisiblement. Son torse se soulevait à un rythme régulier, presque hypnotique. Léa le contempla un instant. Ses traits détendus auraient pu l’émouvoir, autrefois. Maintenant, elle ne ressentait plus grand-chose. Ou plutôt, elle ressentait trop, mais rien de ce qu'elle aurait souhaité : de la lassitude, un sentiment d’étouffement diffus, une mélancolie silencieuse. El