LOGINLes cuisines sont un enfer de suie et de graisse. Greco m’a abandonnée ici avec un seau d’eau croupie, une brosse aux poils râpeux et un ordre simple : « Tout est à récurer. Les sols, les murs, les chaudrons. Jusqu’à ce que tu puisses te voir dedans. »
Ma blessure crie à chaque mouvement. Le goût du sang cru est toujours dans ma bouche, une souillure intime. Je plonge les mains dans l’eau glacée, et la première fois que je frotte la pierre noircie par la fumée, un gémissement m’échappe. La sueur se mêle à la saleté sur mon front. Je ne suis plus qu’un corps qui souffre, un outil usé.
Des serviteurs, d’autres Ombres, vont et viennent. Ils me jettent des regards furtifs, mais personne ne me parle. Je suis la nouvelle. La chose du Roi. Intouchable.
Les heures passent, déformées par la douleur et l’épuisement. Mes genoux sont en sang à force de frotter le sol. Mes doigts sont gourds, la peau à vif. Je nettoie la crasse des autres, les restes de leur festin sauvage. Chaque tache de graisse, chaque éclaboussure noire est un rappel de mon avilissement.
Soudain, une ombre tombe sur moi.
Je lève les yeux. C’est la femme. Celle de la cour. La cicatrice sur sa joue semble plus profonde dans la pénombre des cuisines.
— Le Roi te demande, dit-elle, un sourire mauvais aux lèvres. Dans ses appartements.
Mon sang se glace. Les appartements du Roi. Ce n’est pas un lieu public. Ce n’est pas une leçon. C’est autre chose. Plus privé. Plus dangereux.
Je me redresse, difficilement, m’appuyant contre le mur humide pour ne pas tomber.
— Pourquoi ? Ma voix n’est qu’un souffle rauque.
Son sourire s’élargit.
—Le Roi n’a pas à justifier ses ordres. Suis-moi. Ou je te traîne.Je la suis. Mes pas sont lourds, incertains. Nous quittons les cuisines enfumées pour des couloirs plus larges, légèrement moins froids. Des tapis grossiers, faits de peaux de bêtes, amortissent nos pas. L’odeur d’Alessandro est partout ici. Elle imprègne les pierres.
Elle s’arrête devant une porte de bois sombre, sculptée de runes que je ne comprends pas.
—Entre. Il t’attend.Je pousse la lourde porte.
Les appartements d’Alessandro ne sont pas ce à quoi je m’attendais. Pas de luxe, pas d’opulence. Une pièce spartiate, presque nue. Un grand lit recouvert de fourrures sombres. Une cheminée où danse un feu vif. Une table sur laquelle sont posées des lames soigneusement alignées. Et des livres. Des piles de livres anciens, empilés contre le mur. L’air sent le feu de bois, le cuir et lui. Cette odeur sauvage et boisée qui commence à me hanter.
Il est debout près de la fenêtre, tourné vers la nuit. Il ne se retourle pas immédiatement.
— Ferme la porte.
J’obéis. Le claquement du bois résonne comme un verdict.
Il se retourle enfin. Il a enlevé sa tunique. Son torse est une carte de guerrier. Des cicatrices, anciennes et récentes, zèbrent sa peau pâle. Des marques de griffes, de morsures, de lames. Une histoire de violence écrite dans sa chair. Ses muscles jouent sous la peau à son moindre mouvement, une promesse de puissance mortelle.
Ses yeux, dans la pénombre, brillent d’une lueur interne.
— Approche.
Je reste près de la porte, paralysée. La peur est un serpent qui se love dans mes entrailles.
— Je ne vais pas te répéter.
Je fais les quelques pas qui me séparent de lui. L’espace entre nous est chargé d’une électricité presque douloureuse. Je peux sentir la chaleur qui émane de son corps.
— Ta blessure, dit-il, son regard tombant sur mon côté. Elle s’infecte.
— Ça va.
— Tu mens. Tu sens la fièvre et la pourriture.
Il fait un pas, réduisant la distance à rien. Je retiens mon souffle. Il lève une main. Je flanche, m’attendant à un coup, à une nouvelle humiliation.
Mais ses doigts se posent avec une précision chirurgicale sur le bord de ma blessure, à travers le tissu déchiré de ma robe. Le contact est brûlant. Une douleur aiguë, vive, me transperce. Je crispe les mâchoires.
— Lorenzo t’a fait ça, murmure-t-il, plus pour lui-même que pour moi. Une lame empoisonnée. Lâche, jusqu’au bout.
Comment sait-il ? Je n’ai rien dit. Rien raconté.
Ses doigts appuient légèrement. Un gémissement m’échappe malgré moi.
—La poison est lente. Elle ronge de l’intérieur. Tu serais morte avant l’aube si je te laissais dans ta cellule.Je le regarde, choquée. Il me sauve ? Pourquoi ? Pour prolonger mon supplice ?
— Pourquoi ? je chuchote, ma voix tremblante.
Son regard plonge dans le mien. Pour la première fois, je ne vois pas de cruauté. Je vois une froideur absolue. Le regard d’un stratège.
—Tu m’appartiens. Je ne laisse rien gâcher ce qui est à moi.Il se détourne, va vers la table, et prend un petit bol de céramique contenant une pâte verte et une bande de tissu propre.
—Enlève ça, ordonne-t-il en désignant ma robe souillée.La honte me inonde à nouveau.
—Non.Il se fige. Se retourne lentement. L’air semble se solidifier autour de nous.
—Ce n’était pas une requête.— Je peux le faire moi-même.
Un grognement sourd monte dans sa poitrine. En deux enjambées, il est sur moi. Ses mains saisissent le col de ma robe et déchirent le tissu pourri d’un mouvement sec. Le son de l’étoffe qui cède est assourdissant. Je reste là, choquée, à moitié nue devant lui, ne parvenant même pas à crier. Le froid de la pièce me mord la peau.
Son regard parcourt mon corps, sans désir apparent, mais avec une intensité qui me vioente. Il s’attarde sur la blessure enflée et violacée à mon flanc. Puis sur les autres marques, les bleus, les éraflures. Le catalogue de ma souffrance.
— Tu es à l’agonie, constate-t-il froidement.
Il trempe ses doigts dans la pâte verte. Elle sent les herbes amères et la terre.
—Cela va faire mal.Il n’attend pas ma réponse. Il applique la pâte sur ma blessure.
La douleur est immédiate et si intense que ma vision se brouille. Un cri se déchire de ma gorge, un son que je ne me savais pas capable de produire. C’est comme si du feu liquide coulait dans mes veines. Je titube, mais sa main libre se referme sur mon bras, me maintenant debout, m’empêchant de fuir.
— Supporte, gronde-t-il, sa voix un râle contre mon oreille.
Je pleure. Je ne peux pas m’en empêcher. Des larmes silencieuses et chaudes coulent sur mon visage tandis qu’il continue son œuvre, étalant le baume brûlant avec une application méthodique, impitoyable. Sa main sur mon bras est un étau. Je suis prise au piège entre la douleur de la guérison et la force de mon geôlier.
Quand il a fini, il enroule le tissu propre autour de ma taille, serrant le bandage avec une efficacité brutale. La douleur palpite, vive, mais déjà, une étrange chaleur apaisante commence à se répandre, combattant le feu de l’infection.
Il me lâche enfin. Je chancelle, m’agrippant au bord de la table pour ne pas m’effondrer. Je halète, le corps tremblant, couverte de sueur et de larmes, à moitié nue devant lui.
Il me tend une tunique de lin grossier, propre.
—Mets ça.Je l’enfile d’une main tremblante. Le tissu est rêche contre ma peau.
Il se retourne vers la fenêtre, me tournant le dos, comme si la scène qui venait de se jouer était banale.
—La prochaine fois que je te demande de faire quelque chose, tu obéis. Sans discussion. La douleur est un maître, Aurora. Apprends d’elle. Ou meurs.Je reste là, tremblante, le corps et l’esprit en lambeaux. La douleur aiguë du baume se transforme en une pulsation sourde. La honte est un manteau lourd sur mes épaules.
Mais alors que je me dirige vers la porte, son ordre résonnant encore dans mes oreilles, une nouvelle réalisation m’assaille, plus terrifiante que tout.
Le contact de ses mains, la douleur qu’il a infligée… cela a réveillé l’écho. Cette chose en moi. Elle n’a pas grincé de peur cette fois.
Elle a frémi.
Comme en réponse à sa proximité, à son odeur, à la puissance brute qu’il a déployée.
Et alors que je retourne dans l’obscurité du couloir, le goût de mes larmes sur les lèvres, une terreur plus profonde que toutes les autres m’envahit.
La peur de ne pas haïr sa force.
La peur de ce qui, en moi, commence à y répondre.
AURORALe jour suivant la Nuit des Crocs, la forteresse est étrangement silencieuse. Une chape de lassitude pesante semble étouffer les bruits habituels. Les regards croisés dans les couloirs sont lourds de sous-entendus, de souvenirs partagés d'une terreur à peine surmontée. Moi, je marche comme une automate, les membres raides, l'esprit hanté par l'image d'Alessandro luttant contre son propre corps, contre son âme.Greco me trouve au petit matin, alors que je tentais de nettoyer les traces de boue séchée laissées par les allers-retours des gardes.—Toi, me lance-t-il d'un ton qui n'admet pas de réplique. Avec moi. Le Roi est… indisposé. Tu as d'autres choses à apprendre que récurer les sols.Il m'emmène non pas dans la cour d'entraînement, mais dans une salle annexe, une sorte de cellier voûté et sombre, sentant la terre et les racines. Des armes sont alignées contre le mur, non pas des lames étincelantes, mais des outils : des couteaux à désosser lourds et émoussés, des haches à fe
AURORALa tunique d’Alessandro est trop grande. Elle m’enveloppe comme un linceul, son odeur , bois brûlé et nuit sauvage , imprégnant le tissu, m’enveloppant à mon tour. Une marque invisible. Je dors par à-coups, blottie dans un recoin des quartiers des Ombres, un dortoir glacial où les serviteurs s’entassent pour la chaleur. Les gémissements des autres ne me dérangent pas. Ils sont le chœur de ma propre douleur.La douleur. Le baume d’Alessandro est une sorcellerie. L’infection a reculé, la fièvre est tombée, laissant place à une sensibilité à vif, comme si la chair neuve était trop fine, trop tendre pour le monde. Chaque mouvement est un rappel de ses mains sur moi. De la déchirure. De l’humiliation. Et de cette… réponse. Ce frémissement bestial au fond de mon être que je refuse de nommer.Je suis réveillée en sursaut par un hurlement.Ce n’est pas un cri humain. C’est un son qui déchire la nuit, profond, rauque, chargé d’une rage si pure qu’elle gèle le sang dans mes veines. Il vi
AURORALes cuisines sont un enfer de suie et de graisse. Greco m’a abandonnée ici avec un seau d’eau croupie, une brosse aux poils râpeux et un ordre simple : « Tout est à récurer. Les sols, les murs, les chaudrons. Jusqu’à ce que tu puisses te voir dedans. »Ma blessure crie à chaque mouvement. Le goût du sang cru est toujours dans ma bouche, une souillure intime. Je plonge les mains dans l’eau glacée, et la première fois que je frotte la pierre noircie par la fumée, un gémissement m’échappe. La sueur se mêle à la saleté sur mon front. Je ne suis plus qu’un corps qui souffre, un outil usé.Des serviteurs, d’autres Ombres, vont et viennent. Ils me jettent des regards furtifs, mais personne ne me parle. Je suis la nouvelle. La chose du Roi. Intouchable.Les heures passent, déformées par la douleur et l’épuisement. Mes genoux sont en sang à force de frotter le sol. Mes doigts sont gourds, la peau à vif. Je nettoie la crasse des autres, les restes de leur festin sauvage. Chaque tache de
AURORALe froid de la pierre a pénétré mes os. Je suis toujours étendue là, dans le sable humide de la cour, une poupée de chiffon brisée. La douleur dans mes côtes est devenue une présence constante, un compagnon rongeant qui pulse à chaque battement de mon cœur. Ils m'ont laissée ici. Ignorée. Comme si j'étais déjà morte.La lumière du jour qui filtrait par l'ouverture zénithale a faibli, laissant place à une lueur d'un bleu profond et menaçant. Des torches ont été allumées, projetant des ombres dansantes et difformes sur les murs de la fosse. L'air, déjà lourd, s'est alourdi davantage, chargé d'une nouvelle tension, d'une excitation sauvage.Ils reviennent. Pas pour s'entraîner cette fois. Ils affluent par les passages souterrains, Lycans des deux sexes, certains encore frémissants de leur transformation récente. Leurs rires sont plus libres, leurs gestes plus relâchés, mais leurs yeux brillent d'une lueur que je commence à reconnaître. La faim.On traîne au centre de la cour de lo
AURORALa poigne du garde me laboure le bras. Nous quittons les quartiers silencieux, taillés dans la pierre brute, pour pénétrer dans les entrailles vivantes de la forteresse. L'air change. Il devient épais, chargé d'odeurs entremêlées : sueur, viande crue, et cette odeur de fauve, plus forte, plus animale. Des bruits nous parviennent, assourdis d'abord, puis de plus en plus distincts. Des rires rauques, des grognements, le choc sourd des corps.Nous débouchons dans une galerie en surplomb, dominant une cour intérieure immense, creusée à même la montagne. Le spectacle qui s'offre à moi me fige le sang.En bas, c'est la fosse aux lions.Des Lycans, des dizaines, s'affrontent dans un chaos organisé. Certains, sous leur forme humaine, combattent à mains nues, une violence brute et acérée. D'autres laissent leur peau se craqueler, leurs muscles se tordre, leurs os se réarranger dans un bruit de branches qui cassent, pour révéler la Bête. Des loups géants, aux crocs luisants de bave, aux
AURORALa pierre est froide sous mes paumes. Humide. Je compte les fissures du sol de la cellule, un exercice vain pour fixer mon esprit qui vacille. Combien de temps se sont-ils écoulés depuis qu'ils m'ont jetée ici ? Une nuit ? Deux ? Le temps n'a plus de prise dans ce trou noir, où la seule lumière filtre d'une étroite meurtrière trop haute pour espérer y atteindre.Mes côtes me lancent à chaque inspiration. La blessure de Lorenzo, mal refermée, pleure sous l'épaisseur des chiffons sales qui me servent de bandage. La fièvre commence à gagner du terrain, un feu sourd qui couve sous ma peau. Je ferme les yeux, et je revois son regard. Non pas celui de Lorenzo, lâche et traître, mais celui de l'Autre. Alessandro. Le Roi Lycan.Ses yeux. De l'ambre liquide, strié de noir. Ils m'ont déshabillée, écorchée vive, bien plus efficacement que les mains de ses gardes. Il ne m'a pas touchée. Il s'est contenté de me regarder, du haut de son trône d'obsidienne, tandis que ses hommes me traînaient







