LOGINAURORA
La tunique d’Alessandro est trop grande. Elle m’enveloppe comme un linceul, son odeur , bois brûlé et nuit sauvage , imprégnant le tissu, m’enveloppant à mon tour. Une marque invisible. Je dors par à-coups, blottie dans un recoin des quartiers des Ombres, un dortoir glacial où les serviteurs s’entassent pour la chaleur. Les gémissements des autres ne me dérangent pas. Ils sont le chœur de ma propre douleur.
La douleur. Le baume d’Alessandro est une sorcellerie. L’infection a reculé, la fièvre est tombée, laissant place à une sensibilité à vif, comme si la chair neuve était trop fine, trop tendre pour le monde. Chaque mouvement est un rappel de ses mains sur moi. De la déchirure. De l’humiliation. Et de cette… réponse. Ce frémissement bestial au fond de mon être que je refuse de nommer.
Je suis réveillée en sursaut par un hurlement.
Ce n’est pas un cri humain. C’est un son qui déchire la nuit, profond, rauque, chargé d’une rage si pure qu’elle gèle le sang dans mes veines. Il vient de l’extérieur, des murs mêmes de la forteresse.
Autour de moi, les autres Ombres se réveillent en sursaut. Je vois la terreur, immédiate et absolue, dans leurs yeux. Ils se recroquevillent, se bouchent les oreilles, chuchotent des prières à des dieux oubliés.
— C’est lui, sanglote une femme plus âgée. La Bête… elle est incontrôlable cette nuit.
Un autre hurlement lui répond, plus proche cette fois. Puis un autre. Ce ne sont pas seulement les gardes. C’est une cacophonie de défis, de douleurs, de fureurs animales qui embrase la montagne. La Nuit des Crocs. J’en ai entendu des bribes de conversations. Les nuits où la lune est trop forte, où la bête en eux se soulève, exigeant d’être libérée, reconnue.
Les portes du dortoir s’ouvrent violemment. Greco est là, une torche à la main, son visage grave.
— Tout le monde aux cellules de pierre ! Vite !
La panique s’empare de la pièce. Les Ombres se bousculent, se précipitant vers une porte secondaire qui mène à un réduit renforcé, sans fenêtre. Je me lève, encore engourdie par le sommeil et la douleur résiduelle.
— Pas toi, gronde Greco en me saisissant par le bras. Toi, tu viens avec moi.
— Pourquoi ? Où ? La peur rend ma voix aiguë.
— Le Roi a donné des ordres. Pour toi.
Il me traîne à travers les couloirs déserts. Les hurlements sont assourdissants maintenant, résonnant dans la pierre. On entend des bruits de lutte, des griffes qui raclent le roc, des grognements qui promettent la mort. L’odeur de lycan est partout, écrasante, sauvage, incontrôlée.
Nous ne descendons pas vers les cellules. Nous montons. Vers les appartements d’Alessandro.
— Non, je murmure, essayant de résister. Pas là.
— Tu n’as pas le choix, fille, grogne Greco sans ralentir. Personne n’a le choix ce soir.
Il pousse la porte des appartements du Roi. La pièce est plongée dans une pénombre troublée seulement par les braises de la cheminée. Et il est là.
Alessandro.
Mais ce n’est plus tout à fait l’homme. Il est agenouillé au centre de la pièce, le dos voûté, ses muscles tendus à se rompre sous sa peau. Ses ongles, longs et noirs, grattent le sol de pierre. Un grognement continu, rauque, monte de sa poitrine. La transformation ne s’est pas achevée. C’est un état de lutte, d’entre-deux, bien plus terrifiant que la bête pure. La folie danse dans ses yeux d’ambre, une tempête primitive.
— La porte, grogne-t-il sans se retourner, sa voix un râle à peine intelligible.
Greco me pousse à l’intérieur et referme la porte derrière moi. Le bruit de la serrure est un verdict.
Je suis seule. Enfermée. Avec lui.
Je me plaque contre la porte, cherchant une échappatoire qui n’existe pas. La peur est un acide dans ma gorge. Je vais mourir. C’est ça, son ordre. Me jeter en pâture à sa folie.
Il tourne lentement la tête vers moi. Sa mâchoire semble déformée, ses canines proéminentes. La chaleur qui émane de lui est celle d’une fournaise.
— Tu… sens… la peur, il halète, chaque mot un effort. Ça… excite la Bête.
— Laissez-moi partir, je supplie, ma voix brisée.
— Non. Tu restes. Tu regardes. Tu vois ce que je suis.
Il se redresse brusquement, un mouvement saccadé, animal. Il arpente la pièce comme un fauve en cage, renversant une chaise d’un coup de bras inconscient. Le bois craque comme un os.
— Elle veut sortir. Elle veut… chasser. Sentir le sang.
Son regard se fixe sur moi, et je vois la lutte en lui. L’homme et la bête, se déchirant pour le contrôle.
— Tu es un rappel, souffle-t-il. Un rappel de… l’avant. De la raison. Ça la rend folle.
Il s’arrête net, à quelques pas de moi. Ses narines frémissent. Ses yeux se voilent d’un film bestial.
— Ta blessure… le sang qui a coulé… c’est toi qui l’as fait ça ? rugit-il soudain, sa voix changée, plus grave, rauque.
— Non ! C’est Lorenzo !
— MENTEUR ! hurle-t-il, et cette fois, ce n’est plus du tout une voix humaine.
Il se rue sur moi.
Je n’ai pas le temps de crier. Il me plaque contre la porte, son corps brûlant écrasant le mien. Une main – une patte aux griffes acérées – se referme autour de ma gorge, sans serrer, mais la menace est absolue. Son visage est à quelques centimètres du mien. Je vois chaque détail de la bête qui le déforme, je sens son haleine chaude sur mon visage.
— Tu es à moi, grogne la Bête. Ma chair. Mon sang. Pourquoi saignes-tu ? QUI T'A TOUCHÉE ?
Je ferme les yeux, attendant le coup fatal, la morsure qui mettra fin à tout.
Mais elle ne vient pas.
Un tremblement parcourt son corps. Un grognement de frustration et de douleur pure lui échappe. La pression sur ma gorge diminue.
— Non, murmure-t-il, et c’est de nouveau la voix d’Alessandro, brisée, épuisée. Pas toi. Pas comme ça.
Il recule d’un pas chancelant, comme s’il se arrachait à lui-même. Il respire avec difficulté, les poings serrés, les yeux fermés, luttant contre le monstre en lui.
— Le baume, ordonne-t-il, sans me regarder. Dans le tiroir. Applique-le. L’odeur du sang… elle l’enrage.
Je reste figée, trop terrifiée pour bouger.
— MAINTENANT !
Son cri me propulse en avant. Je trouve le bol de céramique, les doigts tremblants. La blessure, sous le bandage, a en effet saigné un peu, réveillée par la peur et la course.
Je dénoue le bandage. La plaie est rouge, sensible. Je prends une poignée de pâte verte. Ma main tremble si fort que j’en fais tomber.
— Dépêche-toi, gronde-t-il, la tension dans sa voix palpable.
J’applique le baume. La douleur cuisante est un choc, mais cette fois, je la serre les dents. Je le regarde, lui, tandis que je soigne la blessure qu’un autre lui a infligée. Il lutte. Il se bat contre sa propre nature, contre la tempête en lui, pour ne pas me déchirer.
Quand j’ai fini, il est assis au pied de son lit, la tête dans ses mains. La frénésie semble l’avoir quitté, laissant place à une lassitude abyssale. La pièce n’est plus remplie que par le crépitement du feu et notre respiration haletante.
— Va-t’en, dit-il finalement, d’une voix éteinte.
Je ne me le fais pas dire deux fois. Je me précipite vers la porte, mais sa voix me stoppe.
— Aurora.
Je me retourle. Il me regarde, et pour la première fois, je ne vois ni le roi, ni la bête. Je vois un homme. Brisé. Dangereux.
— La prochaine fois que la nuit sera forte, je ne pourrai peut-être pas me retenir.
Je sors. Le couloir est glacial. Je m’effondre contre le mur, le corps secoué de frissons incontrôlables. Je viens de voir le cœur des ténèbres. J’ai vu la folie qui le ronge. Et j’ai vu l’homme qui lutte désespérément pour y résister.
Et cette pensée, plus que la peur, plus que la haine, me glace l’âme.
Parce que dans le miroir de sa folie, j’ai entrevu la mienne. Et cette chose en moi, l’écho… elle n’a pas eu peur de la Bête.
Elle a hurlé avec elle.
AURORALe jour suivant la Nuit des Crocs, la forteresse est étrangement silencieuse. Une chape de lassitude pesante semble étouffer les bruits habituels. Les regards croisés dans les couloirs sont lourds de sous-entendus, de souvenirs partagés d'une terreur à peine surmontée. Moi, je marche comme une automate, les membres raides, l'esprit hanté par l'image d'Alessandro luttant contre son propre corps, contre son âme.Greco me trouve au petit matin, alors que je tentais de nettoyer les traces de boue séchée laissées par les allers-retours des gardes.—Toi, me lance-t-il d'un ton qui n'admet pas de réplique. Avec moi. Le Roi est… indisposé. Tu as d'autres choses à apprendre que récurer les sols.Il m'emmène non pas dans la cour d'entraînement, mais dans une salle annexe, une sorte de cellier voûté et sombre, sentant la terre et les racines. Des armes sont alignées contre le mur, non pas des lames étincelantes, mais des outils : des couteaux à désosser lourds et émoussés, des haches à fe
AURORALa tunique d’Alessandro est trop grande. Elle m’enveloppe comme un linceul, son odeur , bois brûlé et nuit sauvage , imprégnant le tissu, m’enveloppant à mon tour. Une marque invisible. Je dors par à-coups, blottie dans un recoin des quartiers des Ombres, un dortoir glacial où les serviteurs s’entassent pour la chaleur. Les gémissements des autres ne me dérangent pas. Ils sont le chœur de ma propre douleur.La douleur. Le baume d’Alessandro est une sorcellerie. L’infection a reculé, la fièvre est tombée, laissant place à une sensibilité à vif, comme si la chair neuve était trop fine, trop tendre pour le monde. Chaque mouvement est un rappel de ses mains sur moi. De la déchirure. De l’humiliation. Et de cette… réponse. Ce frémissement bestial au fond de mon être que je refuse de nommer.Je suis réveillée en sursaut par un hurlement.Ce n’est pas un cri humain. C’est un son qui déchire la nuit, profond, rauque, chargé d’une rage si pure qu’elle gèle le sang dans mes veines. Il vi
AURORALes cuisines sont un enfer de suie et de graisse. Greco m’a abandonnée ici avec un seau d’eau croupie, une brosse aux poils râpeux et un ordre simple : « Tout est à récurer. Les sols, les murs, les chaudrons. Jusqu’à ce que tu puisses te voir dedans. »Ma blessure crie à chaque mouvement. Le goût du sang cru est toujours dans ma bouche, une souillure intime. Je plonge les mains dans l’eau glacée, et la première fois que je frotte la pierre noircie par la fumée, un gémissement m’échappe. La sueur se mêle à la saleté sur mon front. Je ne suis plus qu’un corps qui souffre, un outil usé.Des serviteurs, d’autres Ombres, vont et viennent. Ils me jettent des regards furtifs, mais personne ne me parle. Je suis la nouvelle. La chose du Roi. Intouchable.Les heures passent, déformées par la douleur et l’épuisement. Mes genoux sont en sang à force de frotter le sol. Mes doigts sont gourds, la peau à vif. Je nettoie la crasse des autres, les restes de leur festin sauvage. Chaque tache de
AURORALe froid de la pierre a pénétré mes os. Je suis toujours étendue là, dans le sable humide de la cour, une poupée de chiffon brisée. La douleur dans mes côtes est devenue une présence constante, un compagnon rongeant qui pulse à chaque battement de mon cœur. Ils m'ont laissée ici. Ignorée. Comme si j'étais déjà morte.La lumière du jour qui filtrait par l'ouverture zénithale a faibli, laissant place à une lueur d'un bleu profond et menaçant. Des torches ont été allumées, projetant des ombres dansantes et difformes sur les murs de la fosse. L'air, déjà lourd, s'est alourdi davantage, chargé d'une nouvelle tension, d'une excitation sauvage.Ils reviennent. Pas pour s'entraîner cette fois. Ils affluent par les passages souterrains, Lycans des deux sexes, certains encore frémissants de leur transformation récente. Leurs rires sont plus libres, leurs gestes plus relâchés, mais leurs yeux brillent d'une lueur que je commence à reconnaître. La faim.On traîne au centre de la cour de lo
AURORALa poigne du garde me laboure le bras. Nous quittons les quartiers silencieux, taillés dans la pierre brute, pour pénétrer dans les entrailles vivantes de la forteresse. L'air change. Il devient épais, chargé d'odeurs entremêlées : sueur, viande crue, et cette odeur de fauve, plus forte, plus animale. Des bruits nous parviennent, assourdis d'abord, puis de plus en plus distincts. Des rires rauques, des grognements, le choc sourd des corps.Nous débouchons dans une galerie en surplomb, dominant une cour intérieure immense, creusée à même la montagne. Le spectacle qui s'offre à moi me fige le sang.En bas, c'est la fosse aux lions.Des Lycans, des dizaines, s'affrontent dans un chaos organisé. Certains, sous leur forme humaine, combattent à mains nues, une violence brute et acérée. D'autres laissent leur peau se craqueler, leurs muscles se tordre, leurs os se réarranger dans un bruit de branches qui cassent, pour révéler la Bête. Des loups géants, aux crocs luisants de bave, aux
AURORALa pierre est froide sous mes paumes. Humide. Je compte les fissures du sol de la cellule, un exercice vain pour fixer mon esprit qui vacille. Combien de temps se sont-ils écoulés depuis qu'ils m'ont jetée ici ? Une nuit ? Deux ? Le temps n'a plus de prise dans ce trou noir, où la seule lumière filtre d'une étroite meurtrière trop haute pour espérer y atteindre.Mes côtes me lancent à chaque inspiration. La blessure de Lorenzo, mal refermée, pleure sous l'épaisseur des chiffons sales qui me servent de bandage. La fièvre commence à gagner du terrain, un feu sourd qui couve sous ma peau. Je ferme les yeux, et je revois son regard. Non pas celui de Lorenzo, lâche et traître, mais celui de l'Autre. Alessandro. Le Roi Lycan.Ses yeux. De l'ambre liquide, strié de noir. Ils m'ont déshabillée, écorchée vive, bien plus efficacement que les mains de ses gardes. Il ne m'a pas touchée. Il s'est contenté de me regarder, du haut de son trône d'obsidienne, tandis que ses hommes me traînaient







