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Chapitre 4 : Le Festin des Ombres

Author: Eternel
last update Last Updated: 2025-11-06 19:53:41

AURORA

Le froid de la pierre a pénétré mes os. Je suis toujours étendue là, dans le sable humide de la cour, une poupée de chiffon brisée. La douleur dans mes côtes est devenue une présence constante, un compagnon rongeant qui pulse à chaque battement de mon cœur. Ils m'ont laissée ici. Ignorée. Comme si j'étais déjà morte.

La lumière du jour qui filtrait par l'ouverture zénithale a faibli, laissant place à une lueur d'un bleu profond et menaçant. Des torches ont été allumées, projetant des ombres dansantes et difformes sur les murs de la fosse. L'air, déjà lourd, s'est alourdi davantage, chargé d'une nouvelle tension, d'une excitation sauvage.

Ils reviennent. Pas pour s'entraîner cette fois. Ils affluent par les passages souterrains, Lycans des deux sexes, certains encore frémissants de leur transformation récente. Leurs rires sont plus libres, leurs gestes plus relâchés, mais leurs yeux brillent d'une lueur que je commence à reconnaître. La faim.

On traîne au centre de la cour de lourdes tables de bois brut. D'autres apportent des plateaux fumants, des quartiers de viande à peine cuits qui saignent sur le bois, des chaudrons d'un ragoût épais qui sent le gibier et les racines amères. C'est un festin. Primale. Brutal.

Personne ne me regarde. Je ne suis qu'un meuble, un détail du décor. Mon estomac se tord de faim, un crampe sourde et humiliante, mais la nausée est plus forte. L'odeur de sang cru me soulève le cœur.

Alessandro arrive.

Sa simple présence modifie la pression dans la pièce. Les conversations meurent, les têtes se tournent. Il n'a pas besoin de crier pour être obéi. Il se dirige vers la table la plus importante, une simple souche d'arbre géante, et s'yassoit. Pas sur un trône, mais sur le bois nu. Un guerrier parmi les siens.

Son regard balaie l'assemblée et, un instant, s'attarde sur moi. Ce n'est pas de la pitié. C'est de l'évaluation. Comme un propriétaire vérifiant l'état d'un bien endommagé. Je détourne les yeux, fixant les fissures dans la pierre à côté de mon visage, brûlant de honte.

Le festin commence. C'est un spectacle de voracité contrôlée. Ils mangent avec les mains, déchirent la viande à belles dents, boivent à même des outres en peau. Les rires fusent, plus gras, accompagnés de récits de chasse et de défis lancés. Je les observe, recroquevillée sur moi-même. Je vois la façon dont leurs muscles jouent sous leur peau, la puissance contenue dans chaque geste, la sauvagerie à peine voilée par leur apparence humaine.

Une femme, la même qui m'a frappée plus tôt, se lève. Elle tient une coupe en métal tordu.

—Pour le Roi ! hurle-t-elle, sa voix portant dans toute la cour. Pour la meute ! Puissions-nous grandir plus forts !

Un rugissement unanime lui répond. La coupe circule. Quand elle arrive à Alessandro, il la porte à ses lèvres sans un mot et boit une longue gorgée. Puis son regard tombe à nouveau sur moi.

— L'Ombre, dit-il, sa voix claire et froide tranchant le bruit. Ici.

Un silence de mort s'installe. Tous les yeux sont braqués sur moi. La peur est un bloc de glace dans ma poitrine. Je ne peux pas bouger. Mes membres refusent d'obéir.

— Maintenant.

Ce n'est pas un ordre. C'est une force. Une traction invisible qui semble s'accrocher à l'os, à l'étincelle sauvage qu'il a réveillée en moi. Je me redresse, chancelante, chaque muscle hurlant de protestation. Je marche vers lui, à travers le cercle silencieux des Lycans. Leurs regards me brûlent, pleins de mépris, de curiosité malsaine.

Je m'arrête devant la table. L'odeur de la viande et du vin épais est écœurante.

— À genoux, ordonne Alessandro.

La colère, soudaine et brûlante, l'emporte sur la peur. Je relève la tête, croisant son regard d'ambre.

—Non.

Un souffle collectif parcourt l'assistance. Personne ne dit non au Roi.

Le visage d'Alessandro ne change pas d'expression. Il se lève, lentement, et marche jusqu'à moi. Il est si grand. Une tour de chair et de volonté.

—Tu n'as pas faim ?

— Pas de cette façon.

Un sourire cruel étire ses lèvres. Il prend un morceau de viande saignante sur la table, le déchire avec ses doigts.

—Tu mangeras. Par la force ou par la volonté. Mais tu mangeras. Tu apprendras à te nourrir. À survivre. Comme nous.

Il approche le morceau de viande de mes lèvres. L'odeur du sang frais est violente.

—Ouvre la bouche.

Je serre les mâchoires, les larmes de rage et d'impuissance me piquant les yeux. Je secoue la tête.

Ses doigts se referment sur ma mâchoire, une pince de fer. La douleur est fulgurante. Il me force à ouvrir la bouche.

—Tu n'es plus une princesse dans son château. Tu es une louve dans ma tanière. Et les louves mangent de la viande crue.

Il enfonce le morceau de chair dans ma bouche. Le goût du sang, du muscle, de la vie brute me submerge. Je suffoque, je veux recracher, mais sa main maintient ma mâchoire fermée.

—Avale.

Je lutte. Je m'étouffe. Les larmes coulent enfin, chaudes et silencieuses sur mes joues glacées. La honte est totale, absolue. Je suis un animal. Moins qu'un animal.

Soudain, une main se pose sur le bras d'Alessandro. C'est un homme plus âgé, aux cheveux gris, au visage marqué par les ans et les combats.

—Alessandro, dit-il calmement. Pas comme ça.

Le regard du Roi se tourne vers le vieil homme, une lueur dangereuse dans ses yeux. Mais il relâche légèrement son étreinte. Je profite de ce répit pour avaler de travers, la chair raclant ma gorge, mon estomac se rebellant violemment.

Alessandro me lâche. Je tombe à genoux, toussant, crachant des morceaux de viande à moitié mâchés, les mains dans la poussière.

— Emmène-la, dit Alessandro au vieil homme, son regard déjà détaché, comme si l'incident était clos. Qu'elle nettoie les cuisines. Qu'elle se souvienne du goût du sang.

Le vieil homme, que les autres appellent Greco, m'aide à me relever. Son contact n'est pas brutal, mais il n'est pas doux pour autant. C'est pragmatique.

Alors qu'il m'éloigne de la table du festin, des rires moqueurs nous suivent. Je tremble de tout mon être, le goût du sang et de l'humiliation collé au palais.

Greco me pousse vers un couloir obscur.

—La fierté est un luxe que tu ne peux plus te permettre, petite, murmure-t-il d'une voix neutre. Ici, il n'y a que deux choix : plier ou casser.

Je ne réponds pas. Je marche, les yeux baissés, le corps et l'esprit en lambeaux. Mais au fond de la honte, une nouvelle émotion naît, froide et tranchante comme une lame.

La haine.

Pas seulement pour Lorenzo. Pas seulement pour cet endroit.

Mais pour lui. Alessandro. Le Roi.

Pour la manière dont il me réduit en poussière. Pour l'étincelle qu'il a allumée et qu'il cherche à éteindre dans la boue.

Et je fais une promesse, silencieuse, dans le sang et les larmes.

Je ne plierai pas.

Je ne casserai pas.

Je deviendrai plus forte. Assez forte pour lui faire goûter, à son tour, la poussière.

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