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Chapitre 4

last update Last Updated: 2025-10-31 19:51:36

Le récital des jumelles fut parfait.

Margot joua son morceau de piano sans la moindre erreur, ses petites mains naviguant avec une précision méticuleuse sur Mozart. Émilie chanta avec une assurance qui incita les autres parents à se retourner et à les fixer. Toutes deux scrutèrent le public de leurs yeux noirs identiques, à la recherche d'un père qui ne viendrait jamais.

Isabella applaudit jusqu'à en avoir mal aux mains et sourit jusqu'à en avoir mal au visage, mentant entre ses dents lorsqu'elles demandèrent où était Papa.

« Papa est occupé aujourd'hui, mes chéries. Mais il est si fier de vous. »

Elle cessa de croire à ses propres excuses depuis des années. Apparemment, ses filles en arrivèrent à la même conclusion.

Elles dormaient maintenant dans leur chambre, et Isabella était assise dans le salon sombre avec une bouteille de vin qu'elle n'avait pas ouverte et des souvenirs qu'elle ne pouvait refermer.

Son téléphone vibra. Étienne répondit enfin au SMS qu'elle avait envoyé neuf heures plus tôt.

« Toujours au bureau. Ne m'attends pas. »

Bien sûr.

Isabella posa le téléphone et se laissa aller dans le passé. Passé le récital. Passé le ticket de caisse. Passé toutes les petites déceptions qui s'étaient accumulées dans ce mariage creux.

Retour au jour où tout devint inévitable.

(Flash-back)

Philippe Beaumont l'appela un mardi.

Isabella avait vingt et un ans, enceinte de trois mois, persuadée que sa vie était finie. Elle abandonna ses études un semestre avant l'obtention de son diplôme. Elle retourna vivre dans le petit appartement de sa mère au-dessus de la pâtisserie. Elle passa ses journées à aider à l'inventaire et ses nuits à pleurer dans des oreillers qui sentaient l'échec.

« Mme Isabella Rousseau ? » La voix au téléphone était âgée mais ferme. « C'est Philippe Beaumont à l'appareil. Le grand-père d'Étienne. Je crois qu'il faut qu'on se parle. »

Son cœur s'arrêta. « Je ne veux rien de votre famille. »

« Je sais. C'est précisément pour ça qu'on doit se parler. Puis-je vous inviter à déjeuner ? »

Elle avait failli refuser. Elle avait failli raccrocher, bloquer le numéro et faire comme si la famille Beaumont n'existait pas.

Mais la curiosité avait ses pièges, et elle était submergée de questions depuis trois mois.

Ils se rencontrèrent dans un petit bistrot du Marais. Rien d'extraordinaire. Philippe Beaumont arriva en voiture de luxe, mais laissa son chauffeur dehors, s'installant sur la place en face d'Isabella comme un grand-père en visite chez sa famille.

Il avait soixante-quinze ans à l'époque, avec un regard bienveillant et un sourire sincère. Rien à voir avec la froide Geneviève Beaumont qui fixait les gens des magazines et des galas de charité.

« Vous avez l'air nerveuse », dit-il doucement.

« Moi, non. »

« Bien. Ça prouve que vous êtes intelligente. » Il leur commanda à tous les deux une soupe à l'oignon sans lui demander ce qu'elle voulait. « Je vais être direct, Mme Rousseau, car mon petit-fils est un idiot et ma belle-fille une manipulatrice. Vous êtes enceinte d'un héritier Beaumont. Peut-être même de deux, si les rumeurs de jumeaux sont fondées. »

La main d'Isabella se porta instinctivement vers son ventre, qui était encore plat, cachant le secret qui allait bientôt éclater.

« Je n'ai rien demandé. »

« Je sais. Vous n'avez pas appelé. Vous n'avez pas engagé d'avocat. Vous n'avez pas vendu votre histoire aux tabloïds. Savez-vous comme c'est rare ? » Il se pencha en avant. « Geneviève prépare déjà les dégâts. Elle veut vous payer, vous faire disparaître, enterrer tout ça comme si de rien n'était. »

« Je ne disparaîtrai pas. »

« Je le sais aussi. » Son sourire était triste. « C'est pour ça que je suis là. Pour vous proposer une autre option. »

La soupe arriva. Isabella n'y toucha pas.

« Étienne vous épousera », dit Philippe doucement. « Non pas parce qu'il le veut. Non pas parce qu'il vous aime. Mais parce que j'en ferai une condition pour son héritage : Épouser la mère de ses enfants, ou tout perdre. »

La gorge d'Isabella se serra. « Ce n'est pas un mariage. C'est une peine de prison. »

« Pour vous deux, oui. » Philippe prit une lente gorgée de soupe. « Mais ces bébés méritent le nom de leur père. Ils méritent les ressources de Beaumont, l'éducation, les opportunités. Et vous, Mme Rousseau, vous ne méritez pas de passer le reste de votre vie à lutter seule. »

« Je peux lutter moi-même. Je suis douée pour ça. »

« Je n'en doute pas. » Son regard exprima une sorte de respect. « Mais vos enfants le peuvent-ils ? Devraient-ils y être obligés ? »

La question se logea dans sa poitrine comme une écharde.

« Il ne se souvient même pas de moi », murmura Isabella. « Cette nuit-là. Il ne se souvient pas. »

L'expression de Philippe s'assombrit. « Que veux-tu dire ? »

« À la fête. Quand on... » Elle déglutit difficilement. « J'ai essayé de le contacter. J'ai envoyé des messages par l'intermédiaire de son assistant. Il n'a jamais répondu. Comme si rien ne s'était passé. »

« Raconte-moi tout ce qui s'est passé. »

Elle le fit. D'une voix hésitante. La boisson avait mauvais goût. Le vertige. Les trous de mémoire. Se réveiller seule et brisée.

Les mains de Philippe se resserrèrent sur sa cuillère à soupe jusqu'à ce que ses jointures blanchissent.

« Mme Isabella Rousseau, mon petit-fils vous a-t-il violée ? »

« Je ne sais pas. » L'aveu la brûla. « Je ne me souviens pas très bien. Mais il était là. Ça devait être lui. »

Philippe resta silencieux pendant longtemps. Trop longtemps. Lorsqu'il parla enfin, sa voix avait un poids qu'Isabella ne comprenait pas.

« Épouse-le quand même, Isabella. »

« Quoi ? »

« Épouse-le. Laisse-moi arranger les choses de la seule façon possible. » Il tendit la main par-dessus la table, couvrant la sienne de la sienne. « Fais-lui te voir. C'est tout ce que je demande. Fais-lui te voir, vraiment te voir, et peut-être deviendra-t-il l'homme que je l'ai élevé pour être plutôt que celui que Geneviève essaie de façonner. »

« Et s'il ne le fait pas ? »

« Au moins, tes enfants auront tout ce dont ils ont besoin. Et tu auras ma protection, Isabella. »

Isabella voulut refuser. Elle voulut se lever, partir et prouver qu'elle n'avait pas besoin d'être sauvée par la culpabilité d'un vieil homme.

Mais elle avait vingt et un ans, était enceinte et avait peur. Et les bébés qui grandissaient en elle méritaient mieux que sa fierté.

« D'accord », murmura-t-elle.

Philippe lui serra la main. « Je suis désolé. Pour ce que ma famille t'a fait. Je suis vraiment désolé. »

---

Le mariage eut lieu six semaines plus tard.

À la mairie. Aucun invité, à part Philippe et Geneviève. Cette dernière se dressa comme une statue de marbre, irradiant de désapprobation. Pas de fleurs. Pas de photographe. Rien qui ne laissait présager une célébration.

Étienne arriva avec quinze minutes de retard, tout droit sorti d'une réunion du conseil d'administration, toujours au téléphone.

Il regarda Isabella comme si elle était une étrangère. Ce que je suis, supposa-t-elle.

« Finissons-en », dit-il.

L'officiante était une femme fatiguée, vêtue d'un blazer froissé, qui avait visiblement célébré une centaine de ces cérémonies sans amour. Elle débitait les mots comme si elle lisait une liste de courses.

Au moment des vœux, Étienne récita sa partie d'une voix qui aurait pu lire des cours boursiers.

« Moi, Étienne Beaumont, je te prends, Isabella Rousseau, pour épouse légitime. »

Aucune émotion. Aucune inflexion. Juste des faits énoncés pour le procès-verbal.

Le tour d'Isabella vint, et elle ouvrit la bouche pour égaler sa froideur. Pour prouver qu'elle pouvait être tout aussi détachée.

Mais lorsqu'elle tenta de parler, quelque chose se brisa en elle.

Peut-être était-ce les hormones. Peut-être la dernière mort d'un conte de fées pour une adolescente de seize ans. Peut-être était-ce simplement le chagrin de savoir que c'était le jour de son mariage.

« Je le veux. » Sa voix craqua sur les trois syllabes, des larmes coulèrent sur ses joues avant qu'elle ne puisse les retenir.

Étienne ne le remarqua pas. Il consulta son téléphone.

« Les alliances », somma l'officiante.

Philippe les lui présenta. De simples alliances en argent, rien de spécial. Geneviève refusa d'offrir des objets de famille Beaumont. Apparemment, c'était pour les vrais mariages.

Étienne glissa la bague au doigt d'Isabella sans la regarder en face. Trop grosse. Elle tourna, tentant déjà de s'échapper.

« Vous pouvez embrasser la mariée. »

Étienne se pencha, effleura les lèvres des siennes pendant une seconde, puis recula comme s'il avait conclu une transaction.

« Félicitations », dit l'officiante, comme si elle voulait lui présenter ses condoléances.

Geneviève partit aussitôt. Étienne la suivit, toujours au téléphone, sans même attendre de signer l'acte de mariage.

Philippe resta.

Il serra Isabella dans ses bras, dans une étreinte qui sentait les vieux livres et l'eau de Cologne de luxe, et murmura dans ses cheveux : « Fais-lui te voir. C'est tout ce que je demande. »

Puis il lui glissa une enveloppe dans les mains. À l'intérieur se trouvèrent un chèque de cinquante mille euros et des mots d'une écriture tremblante :

Pour toi. Pas pour les bébés. Pas pour le mariage. Juste pour toi. Construis quelque chose qui t'appartient. Je crois en toi.

Isabella pleura dans la salle de bains pendant vingt minutes, tandis que son jeune mari retourna au travail et que son acte de mariage sécha sur du papier journal bon marché.

(Fin du flash-back)

Le salon était plongé dans le noir. Presque minuit.

Isabella sortit l'enveloppe de Philippe de son portefeuille. Elle l'avait gardée toutes ces années, pliée à côté du ticket de caisse qui prouvait qu'Étienne avait emmené quelqu'un d'autre au restaurant.

Fais-lui te voir.

Elle avait essayé. Mon Dieu, elle avait essayé.

Mais on ne pouvait pas forcer quelqu'un à voir ce qu'il était déterminé à ignorer.

Son téléphone s'alluma et un autre SMS lui parvint.

Pas Étienne cette fois. Un numéro qu'elle ne connaissait pas.

« J'ai rencontré ton mari à La Lumière Dorée la semaine dernière. Il était charmant. Comme toujours. »

Le sang d'Isabella se glaça.

Mauvais numéro. Forcément.

Puis un autre SMS : « Dis bonjour à Étienne pour moi. On a tellement de choses à se dire. »

Une photo arriva. Étienne à une table de restaurant, souriant à quelqu'un en face de lui. L'angle suggérait que la photographe était la personne à qui il souriait.

La personne avec qui il avait dîné.

Les mains d'Isabella tremblaient si fort qu'elle avait failli laisser tomber le téléphone.

Un troisième SMS : « Il n'a jamais pu me résister. Même quand il était censé rester fidèle à toi. »

Puis un nom : V.

Vivienne.

Isabella fixa les messages jusqu'à ce que sa vue se brouille, jusqu'à ce que les lettres n'aient plus aucun sens.

Demain, avait dit Étienne. Ils se parleraient demain.

Mais demain arriva avec six heures d'avance, délivré par une femme qui voulait qu'Isabella sache exactement à quel point elle était remplaçable.

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