Lucien
L’aube est une morsure.
Elle ne se contente plus de me frôler : elle me ronge. Chaque seconde, chaque parcelle de lumière s’insinue à travers les fentes du bois comme une traque silencieuse, une brûlure invisible qui m’arrache à moi-même. Même ici, dissimulé dans cette cabane que j’ai bâtie de mes propres mains, refuge précaire fait de peaux et d’ombre, elle me trouve. Elle me rappelle ce que je suis devenu.
Une ruine.
Un vestige.
Un monstre.
Et pourtant, ce matin, je ne bouge pas. Je l’attends.
Isabella
Je connais son prénom maintenant. Pas parce qu’elle me l’a donné. Mais parce qu’il est imprimé en elle. Dans la manière qu’a son souffle de se suspendre au bord d’un soupir. Dans la chaleur de son sang, sa façon de serrer les dents quand elle pense que je ne regarde pas. Ce nom flotte autour d’elle comme un parfum oublié. Il est elle. Sauvage. Résiliente. Indomptable.
Je l’ai vue venir bien avant qu’elle n’arrive.
L’écho de ses pas dans la neige. Son odeur, mélange de cendre, de résine et de vent. Cette odeur me hante. Elle m’obsède.
Elle entre sans frapper.
Et c’est comme si le monde retenait son souffle.
Même le vent s'arrête, suspendu à sa silhouette. Les peaux suspendues aux murs frémissent légèrement dans son sillage. Elle est là, debout, silhouette acérée dans la pénombre, son souffle visible dans l'air froid.
Ses joues rougies par le froid, sa peau tendue par la morsure du dehors. Ses cheveux en bataille, tressés à la hâte, laissant échapper quelques mèches noires collées à ses tempes. Une peau de renard glisse de ses épaules alors qu’elle avance. Elle ne parle pas. Elle n’a pas besoin de mots.
Sa simple présence est une déclaration.
Elle s’agenouille devant moi. Pas comme une supplique. Pas comme une offrande. Plutôt comme une femme qui a décidé de s’asseoir face à sa peur et de la regarder en face.
Ses mains ne tremblent pas. Pas aujourd’hui.
Elles glissent sur ma peau, frôlent les croûtes de sang séché, s’aventurent sur les marques anciennes, les brûlures d’un autre temps. Elle effleure sans demander. Elle touche comme si chaque cicatrice racontait une histoire qu’elle est venue apprendre.
— Tu es brûlant, souffle-t-elle.
Je ris. Un râle plus qu’un son. Une chose rauque, étrangère, sortie du plus profond de mes entrailles.
— Pour un cadavre, je suis étonnamment vivant, non ?
Elle détourne à peine le regard, esquisse un sourire qui me lacère plus sûrement qu’une lame.
Je devrais la chasser. La repousser. Je suis une bête traquée. Un être de sang et de ruine. Mais il y a en elle une lumière plus dangereuse que toutes les torches de mes anciens chasseurs.
Elle ne me regarde pas comme un monstre.
Elle me regarde comme un homme.
Et c’est ce qui me terrifie le plus.
Ses doigts effleurent les lignes de mes flancs, redessinent les veines proéminentes de mes bras, explorent la tension contenue dans mes muscles. Chaque caresse me consume un peu plus. Je pourrais bondir. Je pourrais mordre. Je pourrais la prendre maintenant et l’entraîner dans mes ténèbres.
Mais elle ne cède pas. Elle ne recule pas.
Elle me tient tête sans le dire.
Je sens mon désir croître, obscène, ancien. Il me ronge de l’intérieur. Mais ce n’est pas seulement le sang que je veux.
C’est elle.
Entière. Vivante. Sauvage.
Je tends la main. La pose contre sa joue. Sa peau est si tiède que j’en frémis. Comme un damné caressant la flamme. Elle ferme les yeux, s’abandonne sans faiblir.
— Tu ne devrais pas être ici, Éliane.
Ses paupières s’ouvrent lentement.
— Je suis exactement là où je dois être.
Elle croit ce qu’elle dit. Ça me tue. Car moi, je n’y crois plus à ces choses-là.
Elle m’étudie comme une énigme. Comme si j’étais un vestige d’un monde qu’elle cherche à comprendre. Comme si ma douleur faisait écho à la sienne. Comme si, au fond, elle était aussi abîmée que moi.
— Dis-moi ce que tu es, murmure-t-elle.
Je respire. Lentement. J’inspire sa fragrance cette odeur si particulière, entre la pluie et la braise et je sens mon cœur s’agiter dans sa prison de pierre.
— Tu veux la vérité ?
— Oui.
Alors je la lui donne. Cruelle. Nue. Indiscutable.
— Je suis une créature morte depuis plus de quatre cents ans. J’ai trahi mes frères pour sauver un village qui n’existe plus. J’ai aimé une femme que j’ai vidée de son sang. J’ai vu mes ennemis brûler. J’ai vu mes amis tomber. Je suis une erreur. Un fauve. Un souvenir. Et si tu restes près de moi, je te consumerai.
Je m’attends à la voir frémir. Trembler. Fuir.
Mais elle ne bouge pas.
Elle reste. Immobile. Forte.
Et puis elle dit, d’une voix douce mais indestructible :
— Peut-être que je suis aussi brisée que toi.
Mon souffle se brise.
Je ferme les yeux.
Je sens son front contre le mien. Je sens la chaleur de sa peau, la douceur de ses lèvres effleurant à peine mon menton. Elle ne m’offre pas son cou. Pas encore. Elle m’offre bien plus que cela.
Elle m’offre sa présence.
Je glisse mes bras autour d’elle. Mes mains s’ancrent à sa taille. Son odeur me monte au crâne comme une drogue. Elle est vivante. Elle pulse. Elle brûle contre moi.
Et je tiens.
Je tiens bon alors que chaque fibre de mon être hurle de la dévorer.
Elle pousse un gémissement à peine audible. Une note pure, aiguë, qui s’imprime dans ma mémoire comme un sceau.
Je pourrais l’embrasser. L’enchaîner. L’aimer.
Je pourrais la mordre. Briser la frontière entre nos mondes.
Mais je ne le fais pas.
Parce que pour la première fois depuis des siècles, ce n’est pas la soif qui me guide.
C’est elle.
C’est Isabella .
Et ça… c’est plus dangereux que tout le reste.
ISABELLALe champ de bataille s’étend devant nous, un théâtre de chaos et de flammes.L’air est saturé d’odeurs de sang et de poudre, de cris déchirants et de hurlements sauvages.Je sens la puissance d’Élyas en moi qui gronde, un torrent prêt à se déchaîner.Lucien, Mikhaïl, Ezra, Ivan mes quatre piliers sont aux aguets, incarnations vivantes de la rage et de la stratégie.Je serre les poings.Il est temps.La bataille recommence, plus féroce, plus désespérée.Les ennemis surgissent en vagues ininterrompues.Leurs visages sont des masques de haine, leurs armes des prolongements de leur fureur.Je canalise la magie d’Élyas. Elle se déploie en éclairs bleus et pourpres, tissant des chaînes d’énergie qui foudroient et paralysent.Lucien élève sa voix en un chant d’ancêtres, libérant des ondes qui désorientent les assaillants.Mikhaïl charge, un mur d’acier indomptable, ses poings fracassant les boucliers.Ezra bondit tel un prédateur, griffes déchirant, crocs claquant, rugissant la veng
ISABELLALe vent hurle à travers les arbres du domaine, porteur d’un présage lourd et sourd. Il traverse les branches nues, emportant avec lui des murmures d’ombres et de dangers.Le ciel est bas, chargé de nuages lourds, menaçants, comme une tempête qui sommeille au-dessus de nos têtes.Depuis des jours, la menace se précise.Les sentinelles parlent à voix basse, à peine audible, de mouvements ennemis dans les bois profonds. Des éclats furtifs de lumière noire, des traces indéchiffrables laissées au sol.Le souffle de la guerre est à nos portes.Je marche dans le jardin, la terre humide sous mes pieds, mon manteau noir flottant dans le vent. Le regard fixé vers l’horizon où se dessinent des formes indistinctes, une armée obscure s’approchant.À mes côtés, mes quatre piliers. Mes amants. Mes gardiens.Lucien, Mikhaïl, Ezra, Ivan.Leurs présences sont autant d’ancres dans ce chaos naissant.Lucien serre les dents, ses yeux d’ambre brillant d’une flamme farouche.— Leur nombre dépasse t
ISABELLALe monde semble avoir changé.Le silence qui suit la tempête est lourd de promesses.Je tiens Élyas contre moi, sa peau encore tiède, son souffle léger comme une caresse sur mon cœur.Autour de nous, les flammes mystiques se sont apaisées.Leurs lueurs dansent encore, faibles, comme un dernier éclat avant l’aube.Mes amants sont là.Lucien, Mikhaïl, Ezra, Ivan.Leurs regards sont emplis d’une fierté tendre, d’un amour ancien et nouveau.Ils approchent doucement.Leurs mains se posent sur moi, sur l’enfant.Un cercle de force, un pacte silencieux.— Il est tout ce que nous espérions, murmure Lucien.— Un miracle vivant, souffle Mikhaïl.Je sens la puissance d’Élyas s’étendre en moi, en eux, en tout ce qui nous entoure.Il est notre lien, notre avenir.Je ferme les yeux un instant.Je sens leurs mains serrer les miennes.Je sens leurs cœurs battre avec le mien.Et je sais.Je sais que rien ne sera plus jamais pareil.Le chemin sera long.Parfois sombre.Mais il sera à nous.Élya
ISABELLALe matin s’étire doucement, presque avec hésitation, comme si le monde retenait son souffle, attendant quelque chose d’invisible, de grand, de sacré.La lumière pâle filtre à travers les volets entrouverts, caresse la poussière qui danse dans l’air immobile de la chambre. Pourtant, dans mon corps, c’est une tempête qui gronde.Je suis allongée, le regard fixé au plafond où les ombres se meuvent comme des spectres.Chaque fibre de mon être vibre sous l’assaut d’une énergie nouvelle, une force qui gonfle, qui pulse, qui s’ancre dans les profondeurs de mon ventre.Élyas s’éveille.Ce n’est plus un simple frémissement, un souffle léger, un caprice d’enfant à naître.C’est un chant, une force qui réclame sa place, qui hurle silencieusement pour qu’on l’écoute, pour qu’on le reconnaisse.Je sens sa présence partout, dans mes os, dans mes veines, dans chaque souffle qui quitte mes lèvres.Un courant chaud et froid à la fois qui m’envahit, me traverse, m’anime.Je ne suis plus la même
ISABELLATout brûle.Mais pas dehors. Pas dans la nuit glacée qui enlace les murs de pierre , non.C’est à l’intérieur que tout se déchire.C’est dans mes os que le feu prend. Dans mes veines que l’orage gronde.Mon ventre est une forge.Ma chair est une tempête.Je hurle, mais aucun son ne franchit mes lèvres.Je suis dans un entre-deux.Suspendue entre la vie et la mort. Entre ce que j’étais et ce que je suis en train de devenir.Je sens mes os s’élargir. Mes organes se tordre.Ma peau transpire du sang noir.Mes ongles s’allongent. Mes crocs grattent l’intérieur de ma mâchoire.Et lui, au creux de moi… il s’agite.Il n’a pas peur. Il commande.C’est lui, l’enfant, qui me pousse à basculer.C’est lui qui m’arrache à l’humanité.Il veut que je le rejoigne.Que je sois prête à l’accueillir dans ce monde qui ne sera plus jamais le même.Puis je les sens.Lucien. Mikhaïl. Ezra. Ivan.Ils arrivent comme des bourrasques.Leurs pas sont silencieux, mais mon cœur bat à leur rythme.Je les r
ISABELLALe soleil se lève à peine.Je le regarde se frayer un chemin entre les branches noires des cyprès, comme si lui aussi avait dû lutter pour survivre à la nuit.Moi, je l’ai fait.Je suis encore debout.Vivante.Aimée.Et enfin… libre.Je marche lentement dans le jardin, mes pieds nus effleurant l’herbe fraîche. Chaque brise sur ma peau me rappelle que je suis revenue d’un monde où le souffle n’était que douleur. Mais ici, maintenant, chaque respiration est une bénédiction.Mon ventre est rond.L’enfant en moi s’étire doucement, comme s’il sentait que quelque chose a changé.Comme s’il savait que le danger est passé.— Tu es en sécurité maintenant, je murmure. Et moi aussi.Je me retourne…Et je les vois.Ezra , Ivan , Lucien , Mikhaïl.Ils avancent vers moi, comme sortis d’un rêve ancien.Quatre âmes que j’ai aimées dans les ténèbres… et qui m’aiment, encore, malgré mes blessures, malgré le sang, malgré le passé.Mes amants. Mes piliers. Mes immortels.Ezra est le premier à m’