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CHAPITRE 7 : DÉGUSTATION À L'AVEUGLE 2

Author: Darkness
last update Last Updated: 2025-12-10 19:40:26

MATHIS

Finalement, à l'aube, épuisé, hanté par son visage entre extase et fureur, j'écris la seule vérité qui me reste. Celle qui est née avant même de la toucher, quand je l'ai vue marcher vers ma table, droite, déterminée, magnétique dans sa colère.

L'article est court. Brut. Il ne parle presque pas de nourriture. Il parle d'une femme, d'un restaurant, d'une expérience qui dépasse l'assiette. Je l'envoie à mon rédacteur en chef sans même le relire.

Puis je m'effondre sur mon lit, les draps froids. Et je rêve de sacs de farine qui respirent, de soufflés qui se relèvent, et de doigts couverts de fromage traçant des chemins sur une peau chaude.

---

CARLA

---

Le service est terminé. Le dernier client est parti. La cuisine est silencieuse, propre, métallique. Une cathédrale vide après l'orage. Mes mains, habituellement infatigables, tremblent légèrement en essuyant le dernier plan de travail. Le silence est pire que le bruit. Il laisse de la place aux pensées.

Antoine range les verres en me lançant des regards en biais. Il a dû entendre des bruits. Deviner quelque chose. Personne d'autre ne semble avoir remarqué notre absence simultanée, noyée dans le chaos du service. Mais Antoine, lui, sait. Je le vois dans ses yeux.

— Chef... le ticket de la table 5, dit-il finalement, en tendant le morceau de papier plié. Il l'a laissé sous la soucoupe.

Mon cœur fait un bond douloureux contre mes côtes. Je prends le ticket d'une main que je veux ferme. Je le déplie. Je lis les mots griffonnés au dos.

Et le monde s'arrête.

Ce n'est pas une critique. C'est autre chose. Une confession ? Une provocation ? Une déclaration ? Les phrases dansent devant mes yeux, brûlantes. « La Chef est l'expérience la plus troublante... électrisante... » Et cette fin : « Attendez-vous à des étoiles. M. »

L'émotion qui me submerge est si violente, si contradictoire, que je dois m'appuyer au plan de travail. De la colère, d'abord. Comment ose-t-il ? Après ce qu'il s'est passé ? Mêler ça à son avis professionnel ? Puis une onde de chaleur sourde, embarrassante, à l'évocation de ce qu'il appelle « l'expérience ». Et enfin, tout au fond, une lueur minuscule, insensée, d'espoir. Des étoiles.

Je froisse le ticket dans mon poing, puis, réalisant ce que je fais, je le redéplie soigneusement, le lissant contre le métal froid. Je ne peux pas le jeter. C'est une preuve. De quoi, je ne sais pas au juste.

— Tout va bien, Chef ? demande Antoine, le visage creusé de fatigue et d'inquiétude.

— Oui. Tout va bien. Tu peux y aller. Merci pour ce soir.

Ma voix est rauque. Il hésite, puis acquiesce et part, me laissant seule dans l'immensité silencieuse de ma cuisine.

Je m'effondre sur un tabouret, le ticket serré contre ma poitrine. La fatigue me tombe dessus d'un coup, une fatigue physique et nerveuse qui va jusqu'aux os. Je repense à chaque seconde. Son regard dans la salle. La tension dans le bureau. Le contact de ses mains. L'abandon total, animal, dans la réserve. Puis sa retraite, et mon retour glacial.

Et maintenant ces mots.

Je me lève, marche jusqu'au miroir sans tain. La femme qui me fait face a les yeux cernés, les cheveux en bataille, la bouche encore un peu gonflée. Elle a l'air d'avoir été saisie, secouée, mise à nu. Mais dans ses yeux, il y a autre chose que de la fatigue. Une lueur. Une braise.

Je passe la main sur mon visage. Je sens l'endroit où sa barbe a frotté ma joue. Je ferme les yeux, et c'est pire. Je revois l'éclat de son regard dans la pénombre, je ressens la pression de son corps.

Un besoin urgent, physique, me prend. Pas de désir cette fois. De purification. J'actionne le robinet de l'évier central, le puissant jet d'eau chaude fumant. Je retire ma veste, mon t-shirt. Je défais mon soutien-gorge. Je me penche au-dessus de l'évier en acier, et je me lave le visage, le cou, les épaules, avec une savonnette au gros sel et au citron que j'utilise pour dégraisser les casseroles. Le parfum acide, fort, mord ma peau. Je frotte, jusqu'à ce que la peau soit rouge, jusqu'à ce que l'odeur de lui, de nous, de la farine, semble s'estomper.

Mais je sais que c'est inutile. La marque n'est pas sur la peau. Elle est plus profonde.

Enveloppée dans un sweat propre, je retourne dans la réserve. La lumière du néon clignote toujours, ironique. L'air est encore chargé, humide. Je regarde le sac de farine contre lequel il m'a plaquée. Il y a une légère empreinte, une trace de notre violence. Je m'approche, pose ma main à plat sur la toile rugueuse, à l'endroit où mon dos s'est arc-bouté.

Puis mes yeux se lèvent vers le portrait de ma grand-mère. Ses yeux peints semblent me dire : « Alors, ma petite ? Tu voulais une étoile. Tu ne t'attendais pas à ce qu'elle te brûle comme ça, hein ? »

Je ris, un rire bref, sans joie, qui résonne étrangement dans la pièce vide.

Je sors de la réserve, éteins la lumière. Je fais le tour du restaurant, vérifie les serrures, baisse les thermostats. Mon royaume. Mon prison. Le lieu de mon triomphe et de ma déroute.

En passant devant sa table, je m'arrête. Je caresse le dossier de la chaise où il était assis. Je revois son sourire en coin, ses yeux gris qui me déshabillaient déjà avant même que je ne le fasse pour de vrai.

Attendez-vous à des étoiles.

Ces mots tournent dans ma tête, se heurtent aux images de notre étreinte. L'humiliation et l'excitation se mélangent à nouveau, indissociables. J'ai couché avec lui par rage, par défi, par désespoir. Et pourtant... et pourtant, dans l'abandon, il y avait une forme d'effrayante authenticité. Une vérité que je n'avais pas connue depuis des années. Peut-être jamais.

Je ne sais pas ce qu'il va publier. Je ne sais pas si j'ai sauvé mon étoile ou scellé mon arrêt de mort. Je ne sais même pas ce que je ressens pour lui. De la haine ? Du mépris ? Une attirance maladive ?

Tout ce que je sais, c'est que la femme qui a fermé le restaurant ce soir n'est plus tout à fait la même que celle qui l'a ouvert. Une fissure s'est produite. Dans mon contrôle. Dans mon armure. Et par cette fissure, quelque chose de sauvage et d'imprévisible s'est engouffré.

Je sors enfin, claquant la porte derrière moi. La nuit est fraîche. Je lève les yeux vers le ciel. Pas d'étoiles visibles, à cause des lumières de la ville. Juste une lueur orangée et diffuse.

Je rentre chez moi. Mon appartement est silencieux, rangé, stérile. L'opposé de ma cuisine en fin de service. Je me couche, mais le sommeil ne vient pas. Mon corps est trop conscient de lui-même. Chaque muscle, chaque nerf, se souvient. Et dans le noir, les sensations reviennent, plus précises, plus intenses que la réalité ne l'a peut-être été. Le goût de sa bouche. La morsure du sac de farine dans mon dos. La pression de ses mains sur mes hanches. Le son de sa respiration à mon oreille.

Je me tourne, m'agite. L'oreiller sent le propre. Trop propre. Je n'arrive pas à trouver la position qui apaise cette étrange nostalgie pour quelque chose qui n'a duré que quelques minutes et qui a tout bouleversé.

Finalement, à l'aube, je me lève. Je vais à la cuisine, fais couler un café. Pas celui de la réserve privée. Un café ordinaire. Je le bois debout, face à la fenêtre qui pâlit.

Et je me demande, en regardant le jour se lever sur la ville indifférente, si lui aussi, quelque part, est réveillé. S'il pense à ce ticket griffonné. S'il pense à la réserve. S'il pense à moi.

La question, insidieuse, tourne en moi, plus persistante, plus troublante que tout le reste :

Est-ce que je veux qu'il pense à moi ?

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