LOGINLeïla
Je reste là, debout au milieu de la cuisine silencieuse, l’épaule encore brûlante de ce contact furtif. Dehors, la ville s’éveille, pleine de vie, de bruit, de désirs assumés. Ici, dans cette bulle de mensonge, je retiens mon souffle. Je prépare déjà, dans ma tête, le sourire que je devrai coller sur mon visage pour accueillir les insultes déguisées en questions tendres. Je gonfle mon ventre d’un espoir qui n’existe pas. Je suis le décor vivant d’un mariage normal. Je suis le mensonge que tout le monde préfère croire.
Et dans le grand miroir du salon, en passant, je jette un regard à la femme qui s’y reflète. Des yeux trop grands, cernés de nuits blanches. Une bouche qui a oublié le goût des baisers. Je lui souris, à cette étrangère. Un sourire triste et résigné.
La sonnette va bientôt retentir. Le tribunal familial va entrer. Et moi, je vais servir le thé, la tête baissée, en acceptant une fois de plus le verdict : coupable. Coupable de stérilité. Coupable d’être une femme dans un corps d’homme qui ne fonctionne pas.
Mon cœur fait un bond désordonné dans ma poitrine, comme un animal traqué. Mes mains, occupées à aligner des pâtisseries sur un plateau d’argent, se figent une seconde. Je prends une grande inspiration, celle que l’on prend avant de plonger dans une eau glacée, et je fixe mon reflet dans le métal poli du plateau : un sourire. Je le force, j’étire mes lèvres, j’essaie d’y mettre de la chaleur. Il ressemble à une grimace.
Youssef ouvre la porte. Les voix déferlent aussitôt, un torrent de familiarité écrasante qui envahit l’entrée.
— Youssef ! Mon fils ! Que Dieu te préserve !
— Salam alaïkoum, mon frère.
Ma belle-mère, Fathia, entre la première, imposante dans son caftan brodé, les bras chargés de plats recouverts de torchons. Son regard, vif et inquisiteur, balaye l’entrée et atterrit sur moi, apparue sur le seuil de la cuisine. Le sourire se fige sur ses lèvres rouges, se transforme en une moue de commisération appuyée.
— Leïla, ma fille. Tu as pâli. Tu ne manges pas ? Il faut manger pour avoir des forces, tu sais.
Chaque mot est un coup d’épingle. Pour avoir des forces. Sous-entendu : pour le grand œuvre. Pour ce que tu ne fais manifestement pas. Je baisse les yeux, m’approche pour prendre les plats.
— Bonjour, maman. Laissez, je vais porter ça.
— Non, non, avec ton dos fragile… Youssef ! Viens aider ta femme, elle a l’air si fatiguée.
Youssef s’exécute, évitant mon regard. Derrière Fathia arrive son autre fils, Karim. Mon beau-frère. Il a le sourire facile, Karim, des yeux qui rient toujours un peu, et une façon de remplir l’espace sans effort. Il pose une main chaleureuse sur l’épaule de son frère, me lance un clin d’œil complice.
— Salam, Leïla. Toujours aussi rayonnante.
Son compliment, sincère ou de pure forme, me brûle. Rayonnante. Je dois ressembler à un spectre. Je marmonne un merci, me réfugie dans la cuisine sous prétexte de préparer le thé.
Mais il n’y a pas de refuge. La famille s’installe dans le salon, et je suis le satellite obligé, devant orbiter autour d’eux, servir, sourire, encaisser. Le plateau du thé à la main, je franchis la porte. Leurs conversations s’arrêtent net. Tous les regards convergent vers moi, ou plutôt vers la région située entre mes hanches. C’est un scan silencieux, médical, plein d’espoir déçu. Je pose le plateau, les mains tremblantes, faisant tinter les cuillères.
C’est Fathia qui ouvre les hostilités, une fois que chacun a son verre fumant.
— Alors, ma chère. Des nouvelles ?
Sa voix est doucereuse, enrobée de miel empoisonné. Je sens Youssef se raidir dans le fauteuil à côté de moi. Il fixe son verre comme si les feuilles de menthe recelaient les secrets de l’univers.
— Des… nouvelles ? De quoi, maman ? bégayé-je, sachant parfaitement de quoi.
— Allons, ne fais pas celle qui ne comprend pas ! De votre petite visite à l’hôpital il y a quelques mois. Le spécialiste. Tu te souviens ? Tu nous avais dit qu’il était très bien, ce docteur.
LeïlaLe jour s’impose, brutal et gris, derrière les vitres. Je me suis préparée comme un automate. Douche trop chaude qui brûle la peau, habits choisis sans voir : un pantalon beige, un pull sobre. Une armure de coton. Dans le miroir de la salle de bains, une étrangère me regarde, les yeux cernés d’un bleu violacé, la bouche trop pâle. Je passe du fond de teint pour masquer les stigmates de la nuit, une poudre qui étouffe tout. Je mets du rouge à lèvres, une couleur neutre. C’est le masque de Leïla, l’épouse. Je le fixe avec un mépris glacial.La cuisine sent le café. Une odeur normale, rassurante, qui me donne la nausée. Youssef est déjà là, assis à la table, le journal ouvert devant lui. Il ne lit pas. Il fixe une page, les épaules légèrement voûtées. Il sent ma présence, lève les yeux. Son regard, rapide, inquiet, balaie mon visage à la recherche d’indices. Je lui tends un visage lisse, poli comme une pierre tombale.— Tu as dormi ? demande-t-il. Sa voix est rauque, matinale.— No
LeïlaLa nuit est un mur de pierre contre lequel je me cogne, encore et encore. Les larmes séchées sur ma peau me picotent, une carapace salée. À côté de moi, Youssef respire, un rythme régulier et profond qui ressemble à de l’indifférence, même dans le sommeil. Mon esprit est une roue en feu, tournant sans cesse autour des mêmes images : le visage effondré de Youssef lors de la lune de miel, les sourires en coin de sa mère, le poids des regards dans le salon familial, et… les bras de Karim sur la terrasse.Cette étreinte. Ce n’était rien, et c’était tout. Un geste humain dans une maison devenue inhumaine. Mais dans ma peau affamée, dans mon cœur vidé, ce geste a pris la dimension d’un séisme. La chaleur de ses mains à travers le tissu de mon peignoir, le battement calme de son cœur contre mon oreille, l’odeur de sommeil et de propreté. Des détails infimes qui se sont gravés en moi avec la force d’une révélation.Je me retourne brutalement, tirant les draps. La colère revient, mordant
Leïla Il a bondi, instinctif, et ses bras se sont refermés autour de moi avant que je ne m’écroule sur le sol froid.Ce ne fut pas un geste calculé, pas une séduction. Ce fut un sauvetage. Un réflexe humain devant une détresse évidente. Et moi, dans ce naufrage, je me suis accrochée à lui comme à la seule bouée en vue. J’ai enfoui mon visage dans son t-shirt, respirant son odeur d’homme endormi, de coton propre et de sécurité simple. Les sanglots sont revenus, violents, incontrôlables, secouant tout mon corps. Je pleurais toutes les larmes que je n’avais jamais osé verser devant quiconque.— Chut… a-t-il murmuré contre mes cheveux, ses mains traçant de lents cercles apaisants sur mon dos. Chut, Leïla. Laisse couler. Tu es en sécurité ici.En sécurité. Ces mots. Dans les bras du frère de mon mari. L’ironie était si amère qu’elle aurait dû me faire rire. Mais je n’avais plus la force de l’ironie. J’avais seulement la force de pleurer. Et de sentir, pour la première fois depuis une éter
Leïla La nuit était épaisse, un linceul étouffant posé sur la maison endormie. Le silence entre Youssef et moi n’était plus seulement un vide, c’était une entité palpable, lourde des aveux non-dits et des récriminations gelées. Les murs eux-mêmes semblaient avoir absorbé notre poison et le renvoyaient en ondes silencieuses.Je ne pouvais pas rester allongée à côté de lui. Sa respiration régulière, signe d’un sommeil que je ne connaissais plus, était une insulte. Je me suis glissée hors du lit, pieds nus sur le sol froid, et j’ai traversé l’appartement obscur comme une ombre. La chambre d’amis, avec son lit toujours fait, ressemblait à une cellule. Je ne la supportais pas non plus.Je me suis dirigée vers la petite terrasse, cet espace de béton suspendu dans le noir, ouvert sur le ciel et les lumières lointaines de la ville. Là, au moins, l’air n’était pas vicié par notre mensonge.La porte-fenêtre a coulissé sans un bruit. L’air nocturne, frais et léger, a caressé mon visage brûlant.
LeïlaIl s’était tourné vers moi alors. Dans la pénombre, je voyais la lueur humide de ses yeux.— Il y a des traitements. Des médecins. On essayera. Sinon… il y a d’autres moyens. La science avance.C’était flou, vague, désespéré. C’était son plan : l’espoir et le secret. Me prendre dans son naufrage et m’ordonner de ramer en souriant.Je m’étais levée, en proie à une crise de nerfs silencieuse. J’avais arpenté la chambre, serrant mon peignoir autour de moi comme une armure.— Je veux rentrer. Je ne peux pas rester ici.— Leïla, s’il te plaît… Ne fais pas de scandale. Pense à nos familles. À la honte.LA HONTE. Déjà, ce mot. Son leitmotiv. Sa prison. Et il voulait m’y enfermer avec lui.— C’est toi qui devrais avoir honte ! De m’avoir piégée !La suite de la lune de miel avait été un cauchemar éveillé. Deux spectres se croisant dans un décor de carte postale. Je pleurais en cachette. Lui se renfermait, buvait, évitait mon regard. Le mensonge était scellé. Et avec lui, ma condamnation
LeïlaPuis vint la nuit de noces. Dans une suite luxueuse d’un hôtel de la ville. Je tremblais, d’excitation, de peur, de désir contenu. J’attendais. Lui était étrangement silencieux. Il avait bu un whisky, puis un autre. Il tournait dans la pièce, évitant mon regard.— Tu es fatiguée ? avais-je fini par demander, la voix mal assurée.— Un peu, oui. C’était… éprouvant, ces jours de fête.Il était venu s’asseoir près de moi sur le lit. Il avait pris ma main. Ses doigts étaient glacés.— Leïla, il y a quelque chose… Je ne suis pas… très expérimenté.J’avais souri, rassurée. Moi non plus. C’était normal.— Ça ne fait rien. On apprendra ensemble.Il avait hoché la tête, l’air sinistre. Puis il avait tenté de m’embrasser. Un baiser maladroit, fuyant. Ses mains sur mes épaules étaient rigides. Il avait éteint la lumière. Dans le noir, ses gestes étaient hésitants, presque craintifs. Il se concentrait, je le sentais. Trop. Il retenait son souffle. Rien ne se passait. Rien. Après de longues,







