CamilleJe ne sais pas combien de temps je marche.Ses doigts sont autour des miens, serrés comme une laisse élégante. Il ne parle pas. Il avance. Et moi, je suis happée.Les rues deviennent floues, avalées par la nuit. Le monde autour s’efface. Il ne reste que lui. Et moi. Et ce fil invisible entre nous, ce lien trop tendu, trop dangereux.Quand il pousse la porte de l’immeuble, une onde glacée me traverse.Un silence profond, presque religieux.Le sol est en marbre noir. Les murs respirent le luxe et l’absence d’âme. L’ascenseur s’ouvre comme une gueule béante. Nous entrons.Il appuie sur le bouton du dernier étage. Bien sûr.Là où tout le monde regarde en bas.Là où l’on se prend pour Dieu.Lorenzo(sans un regard)« Ne bouge pas. »CamilleJe ne bouge pas.Je ne respire presque plus.L’ascenseur grimpe lentement. Un grondement étouffé dans mon ventre. L’attente me brûle.Puis la porte s’ouvre.Et il entre dans son royaume.Je reste un instant figée sur le seuil.C’est un tombeau.
Camille, LorenzoCamilleIl ne reste rien dehors. Rien d’autre que cette chambre aux murs noirs qui s’enroulent autour de moi comme une prison douce. Rien d’autre que lui.Ses mains. Sa chaleur. Son souffle contre ma gorge.Je suis là, et je n’ai plus d’issue.Et peut-être que je n’en veux plus.Le monde s’est refermé. Il ne reste que le lit, nos peaux, l’odeur du silence.Il m’a poussée doucement sur les draps. Je n’ai pas résisté.Pas parce que je le voulais. Mais parce que je n’avais plus la force de faire semblant. De jouer la femme forte. De tenir encore debout.Ce soir, je suis en morceaux. Et il le sait. Il le sent. Il me lit avec ses doigts comme on effleure une lettre ancienne, fragile, prête à se briser sous le poids des mots non dits.Il ne parle pas. Il ne demande rien.Il attend. Il respire contre moi, patiemment, comme s’il voulait m’apprivoiser sans violence.Ses doigts glissent sur mes bras, mes hanches, mes cuisses, comme s’il m’apprenait par cœur.Il dénude ma peau s
CamilleIl fait encore noir quand mes yeux s'ouvrent. Le silence est lourd, dense, comme un voile impénétrable. Je suis blottie contre lui, ses bras toujours autour de moi, comme une promesse murmurée dans l’obscurité. Mais le monde, lui, n'a pas changé. Il reste là, hors de cette chambre, avec ses murs fermés et ses secrets. Et j'ai peur. Peur de ce que l’aube pourrait signifier, peur de ce que l'on devient quand l'obscurité devient une complice.Lorenzo bouge dans son sommeil. Un mouvement lent, presque imperceptible. Mais il ne me lâche pas. Ses mains restent sur moi, comme un ancrage, comme une force tranquille qui me maintient au sol, même quand l'intérieur de mon âme se dérobe sous le poids des souvenirs.Je voudrais m'échapper. M'enfuir dans cette lumière qui commence à se faufiler sous la porte. Mais je ne le fais pas. Parce qu'ici, dans cette chambre, je suis plus qu'une coquille vide. Je suis réelle. Présente. Et peut-être, pour la première fois, je me sens… entière.Mais ce
CamilleLe silence entre nous ne ressemble à rien de ce que j’ai connu. Il est lourd, oppressant, comme une corde serrée autour de ma gorge. Chaque respiration est un défi. Chaque seconde passée dans cette chambre me fait vaciller. La lumière qui se fraye un chemin à travers les rideaux semble se jouer de moi, lente, insistante, comme une promesse que je ne veux pas accepter. Le monde extérieur est là, juste au-delà de la vitre, mais il me paraît aussi distant que le souvenir d’une autre vie.Je suis prise au piège, comme un insecte dans une toile invisible. Lorenzo reste là, ancré dans sa certitude, et moi, je suis figée. Chaque mouvement, chaque pensée me trahit, mais je ne peux pas les arrêter. Il a raison, je le sais. C’est trop tard. Il a planté ses racines dans mon esprit et dans mon cœur, et il attend patiemment que je cède. Mais c’est cette certitude qui m’effraie le plus. Parce que, si je cède, si j’accepte ce qu’il m’offre, il ne restera plus rien de moi. Plus rien du contrô
CamilleJe me lève tôt, comme un automatisme, une pulsion de survie. La lumière grise du matin me caresse à peine que je suis déjà debout, les pieds nus sur le parquet froid, la tête pleine de résolutions que je sais bancales. J’enfile un tailleur noir, sobre, presque austère. Une armure. Je me maquille avec soin, chaque trait redonnant forme à cette femme que j’ai été, que je prétends être encore. L’avocate. L’intraitable. Celle qu’on respecte, qu’on craint parfois. Celle que personne n’approche sans invitation.Mais quand je me regarde dans le miroir, je vois autre chose. Une fissure dans le vernis. Une fatigue qui ne s'efface pas, même sous le fond de teint. Mes yeux me trahissent. Ils ont vu trop de choses qu’on ne peut plus désapprendre. Des nuits sans sommeil, des silences pesants, des cris étouffés sous l’eau du bain.Je descends les escaliers avec la détermination froide de quelqu’un qui a décidé de survivre, pas de vivre. La nuance est importante.Il est là. Bien sûr qu’il es
CamilleOn feint la neutralité, mais l’air vibre d’une tension sourde, d’une curiosité venimeuse. Je les sens tous. Les jugements déguisés en indifférence, les sourires discrets échappés trop vite, les regards qui se détournent trop tard.Tant mieux.Qu’ils attendent. Qu’ils espèrent. Qu’ils misent sur ma chute. Je suis venue leur rappeler pourquoi on m’appelait la louve du barreau. Pas pour le plaisir du surnom. Pour ce qu’il imposait. Ce qu’il effrayait. Ce qu’il promettait en silence.Je pousse la porte de la salle d’audience n°3. L’odeur du bois verni, du papier froissé et de l’angoisse me frappe comme une gifle. Tout est pareil. Rien n’a bougé. Les bancs usés, le silence contenu, les montres qui tictaquent comme des bombes à retardement. Ce lieu n’a pas de mémoire, mais moi si. C’est ici que j’ai conquis mes premières victoires. Ici que j’ai compris que dans cette arène, ce n’est pas la vérité qui triomphe. C’est la maîtrise. L’anticipation. Le sang-froid. Le flair.Le tribunal n
CamilleLe moteur ronronne sous mes doigts, mais je ne conduis pas. Pas encore. Je suis là, garée à quelques mètres du tribunal, les phares éteints, les vitres remontées. J’observe les deux silhouettes dans mon rétroviseur.Toujours là. Fidèles, dociles. Presque inoffensifs. Et pourtant, c’est bien leur présence qui me coupe le souffle. Ce ne sont pas des menaces. Ce sont des preuves.Des preuves qu’il ne me fait pas confiance.Des preuves qu’il croit que je pourrais flancher. Que je pourrais, à nouveau, disparaître à l’intérieur de moi-même.Je m’étais dit que j’étais prête. Que revenir ici, affronter ce monde, c’était ma décision. Ma reconquête. Mais ces hommes, postés comme des ombres, me renvoient à une autre vérité : dans son esprit, je suis toujours celle qu’on doit surveiller. Celle qu’on doit cadrer, protéger de ses propres ténèbres.Il ne croit pas en ma force. Il croit en ma chute.Je prends une longue inspiration. L’air dans l’habitacle est épais. Il sent le cuir, le parfum
CamilleJe pousse la porte de la salle de bain avec une rage contenue. Elle claque contre le mur carrelé dans un bruit sec, presque violent. J’ouvre les robinets à fond, comme si le fracas de l’eau pouvait couvrir le tremblement de mes pensées. Comme si la vapeur pouvait gommer ses mots. Ceux qu’il a dits. Ceux qu’il n’a pas eus le courage de dire.La buée monte vite. Elle engloutit les miroirs, les murs, mon reflet. Je me sens comme elle : floue, diluée, irréelle.J’arrache mes vêtements comme on arrache des preuves. Tout me colle à la peau. Le tissu, la sueur, le parfum de la journée, et ce poids insidieux qu’il a laissé sur moi : son regard. Son jugement. Cette sentence tombée comme un couperet : Tu n’as pas encore recollé les morceaux. Il n’a pas dit cassée. Non. Il a été plus subtil. Plus cruel.Je monte dans la douche. L’eau brûlante me gifle la peau, mais je ne recule pas. Je veux qu’elle me marque. Je veux qu’elle me lave de lui, de tout ce que je suis redevenue à son contact
CamilleJe sens encore ses mains sur moi. La morsure de ses doigts. Le feu dans mes entrailles. Mon corps entier résonne de sa présence, comme une cloche fêlée qu’il a frappée trop fort. Trop juste. Chaque parcelle de ma peau se souvient. De la violence. De l’abandon. De la chute. De la montée. De cette déflagration qui m’a réduite en cendres… pour mieux me faire renaître.Et pourtant, dans ce silence qui nous enveloppe après le chaos, c’est mon esprit qui hurle.Je ne bouge pas. Je suis blottie contre lui, nue, salie, glorifiée. Brûlante et glacée à la fois. Comme si tout ce qui me tenait debout avait été arraché et remplacé par autre chose. Quelque chose de plus brut. De plus vrai. Quelque chose de lui.Ses bras sont autour de moi. Lourds. Protecteurs. Possessifs. Et pourtant, je me sens libre. Libre comme je ne l’ai jamais été. Parce qu’il n’a pas cherché à me posséder. Il m’a laissée devenir. Il m’a regardée me déchirer, m’abandonner, m’effondrer pour me redresser plus forte, plus
LorenzoElle est là, ses yeux brûlants d'une intensité que je connais, d’une faim que je reconnais. Ses lèvres sont entrouvertes, et sa respiration saccadée résonne comme un signal, un appel à l'extase, à la destruction. J’attrape ses poignets, la forçant à s’abandonner dans le tourbillon que j’ai lancé. Tout en elle me crie que cette nuit, il n’y a pas de place pour la douceur. Pas de place pour les hésitations. Ce qui nous lie, ce n’est pas l’amour, ni le désir, mais quelque chose de plus primal, d’indomptable. Un cri, une rage, un besoin de brûler ensemble, jusqu'à n'être plus que des cendres.Je la soulève sans un mot. Elle s'accroche à moi comme si sa vie en dépendait. Ses mains se posent sur mon torse, ses doigts frémissent, s’enfoncent dans ma peau. Je la sens trembler, pas de peur, mais d'excitation. C’est elle qui m’attire, qui me pousse dans cette folie. Chaque fibre de son corps hurle, réclame, désire tout à la fois.Je la dépose sur le lit d’un geste impétueux. Ses yeux ne
LorenzoLe vent de la mer souffle froid, frais contre ma peau. Le bruit des vagues est comme une mélodie ancienne, une chanson que je n’ai jamais entendue avant, mais qui résonne en moi comme si elle m’avait toujours appartenu. Ce matin, il y a une douceur dans l’air, presque irréelle. Comme une promesse, mais une promesse qu’on sait qu’on ne pourra pas tenir.Je suis là, sur ce balcon, seul. Le regard plongé dans l’horizon. Camille n’est pas loin, mais elle m’a laissé ce moment. Ce moment où il n’y a plus de nous, juste moi et le vide du monde. Le vide qu’on essaie tous de fuir, mais qui revient toujours. Parce qu’il n’y a pas de fuite. Il n’y a que l’acceptation.J’ai l’impression de l’avoir cherchée toute ma vie, et quand je l’ai enfin trouvée, je l’ai laissée s’échapper à travers mes doigts, inaperçue, comme une illusion trop fragile. Camille a été ma quête, mon erreur et ma rédemption. Chaque partie d’elle, chaque mouvement, chaque geste que j’ai cru posséder, m’a échappé. Et pou
LorenzoL'aube se glisse silencieusement par les fenêtres, ses rayons effleurant notre peau encore brûlante des fragments de la nuit. L’air est frais, mais il porte encore l’odeur de la chair, de l’intimité. L’odeur de nous. Il y a dans cette lumière douce quelque chose de déconcertant, comme une promesse et une trahison, une invitation à se lever mais aussi à rester, à ne jamais bouger.Je suis allongé sur le dos, mon bras autour de son corps. Elle est là, contre moi, profondément endormie, son souffle encore irrégulier, mais apaisé. Je la regarde, fascinée par la paix qui l’habite, un calme que je ne lui connaissais pas, que je n’ai jamais cru possible.Elle est belle, fragile, humaine. Chaque imperfection, chaque fissure sur son corps est une victoire silencieuse. Une victoire sur tout ce que la vie lui a pris, sur ce que j’ai pris. Et je reste là, figé dans cette vision, comme si l’instant avait une fin, comme si demain était déjà une promesse qu’on ne pourrait pas tenir.Je cares
LorenzoLe silence après l’extase. Il est là. Dense. Chargé. Pas vide — jamais vide avec elle — mais habité de tout ce qui ne s’est pas dit.Je suis encore en elle. Ma joue contre sa tempe. Nos souffles lents, décalés. Elle ne parle pas. Elle ne me repousse pas non plus. Son bras reste enroulé autour de mon dos, ses doigts effleurent distraitement ma peau. Comme si elle essayait de dessiner un mot secret sur mes omoplates.Je me redresse un peu. Je glisse mes lèvres contre sa mâchoire, puis sa bouche. Elle m’embrasse doucement. Ce n’est plus un baiser de désir. C’est un baiser d’après. De ceux qui disent : je suis encore là. Je ne suis pas partie.— Tu pleures ? je demande, sans bouger.Elle secoue imperceptiblement la tête. Mais une larme, pourtant, trace une ligne humide sur sa joue.— Non… Je respire, c’est tout.Je fronce les sourcils. J’effleure sa tempe du bout du nez.— Ça faisait combien de temps que t’avais arrêté ?Elle esquisse un sourire. Triste. Vrai.— Assez pour ne plus
LorenzoElle ne dit rien. Elle ne m’enlace pas, ne me guide pas. Mais elle reste là. Sa main dans la mienne. Et c’est le seul consentement dont j’ai besoin ce soir.Je me relève lentement, comme on sort d’un rêve ou d’un deuil. Chaque mouvement semble soupesé par la peur de réveiller la douleur. Mon corps est lourd, mais quelque chose en moi redevient vivant. Un battement. Un souffle. Une certitude ténue.Son regard ne lâche pas le mien. Pas une seconde. Il est noir de souvenirs, de douleurs, de tempêtes. Mais il est là. Présent. Brûlant. Et dans cette intensité muette, je lis quelque chose d’infiniment fragile. Comme si elle me disait : essaie encore. Mais fais-le bien, cette fois.Je n’ai pas l’habitude qu’on me laisse aimer. J’ai toujours cru qu’aimer, c’était prendre. Enfermer. Posséder. Ce qu’on m’a appris, c’est l’obsession, le contrôle, la peur de perdre. Pas la tendresse. Pas la patience.Mais ce soir, j’ai peur de la casser si je la touche trop vite.Alors je tends la main. D
LorenzoJe n’ai pas dormi. Je ne dors plus vraiment, depuis un moment.Pas depuis que tout a commencé à se fissurer. Pas depuis que Camille a cessé de me craindre.Parce qu’au fond, c’est ça qui m’a toujours tenu debout : le pouvoir. Le contrôle. L’idée que je pouvais contenir le monde dans ma poigne. Mais elle... elle n’a jamais plié. Elle a vacillé, oui. Mais elle est restée là. Même quand je l’ai repoussée. Même quand je l’ai trahie. Même quand j’ai tenté de la briser, pensant que ça la ferait m’aimer davantage, à ma façon. À ma manière tordue et terrifiée.Et maintenant, je suis là. Devant cette porte. Cette frontière entre le chaos que je traîne et la paix que je n’ai jamais su préserver. Je frappe deux fois. Pourquoi deux ? Peut-être pour ne pas paraître désespéré. Peut-être pour ne pas trop espérer.Je n’ai pas de plan. Pas de discours. Pas de mensonge prêt à se poser sur ma langue. Juste une peur sourde. Celle qui prend racine dans les entrailles, et qui murmure : Et si c’étai
CamilleLa nuit est tombée plus tôt que prévu.Ou peut-être que c’est moi qui me suis perdue dans le temps.Dans cette attente sans attente, ce moment suspendu entre deux battements de cœur.Entre ce message et ce qu’il signifie.Entre Lorenzo et ce qu’il est prêt à devenir.Je suis rentrée.Pas chez moi. Chez nous. Enfin, ce qu’il en reste. Ce qu’il pourrait en être, s’il ose.Les murs sont les mêmes, mais ils ne résonnent plus pareil.Ils ont gardé l’écho de nos silences, de nos cris étouffés, de nos regards qui disaient tout ce que nos bouches refusaient d’admettre.Je les effleure du bout des doigts, comme pour m’assurer qu’ils sont encore là, solides, tangibles — alors que tout en moi vacille.J’ai retiré mes chaussures, déposé mon manteau, et je me suis laissée tomber au sol, dos au mur, dans la pénombre du salon.Je n’ai pas allumé. Pas besoin. L’obscurité est douce ce soir. Elle me couvre. Elle m’écoute. Elle ne juge pas.Je sens que tout est en train de basculer.Pas comme un
Lorenzo17h approche.Je suis déjà là.Seul, comme demandé. Mais armé. Pas physiquement. Ce serait grotesque. Ce genre de rencontre, ça ne se règle pas avec un canon sur la tempe. Ça se règle avec les nerfs. Avec ce qui reste d’âme après l’érosion.Julien pense encore que tout ça est un jeu d’échec. Qu’il y a une victoire à obtenir. Une case finale à conquérir.Il croit que j’ai quelque chose à prouver.Il se trompe.J’ai déjà choisi. Ce matin. Quand j’ai brûlé les pages du carnet. Pas toutes. Juste celles qui comptaient. Les noms barrés. Les décisions prises. Ce qu’on ne peut pas dire à voix haute. Ce qu’on confie aux flammes parce qu’elles comprennent mieux que les hommes.J’ai regardé les cendres danser, et j’ai compris.Je ne reviendrai pas en arrière.Pas cette fois.Le parking est vide. Un étage souterrain. Brut, froid, comme les souvenirs qu’on range dans les sous-sols de la mémoire. L’endroit parfait pour une fin. Ou un recommencement.Julien est là. Dos à moi. Comme s’il cont