LOGINJe restai immobile, le cœur battant si fort que j’en avais mal à la poitrine.
La poignée de la porte bougea encore, lentement, comme si quelqu’un hésitait derrière. Je n’eus pas la force de bouger. La peur, l’espoir, la colère, tout se mélangeait dans mes veines. Puis… rien. La poignée retomba. Des pas s’éloignèrent dans le couloir. Je restai seule, figée, l’oreille tendue. Peut-être avais-je rêvé. Peut-être que ce n’était pas lui. Peut-être que la mer, dehors, m’avait joué un tour cruel. Mais non. Cette voix, je la connaissais. J’aurais pu la reconnaître dans une foule, dans un rêve, dans le noir. Je m’effondrai sur la chaise, les mains tremblantes. Gabriel était ici. Dans cette même ville. Peut-être même dans cet hôtel. Je passai la nuit sans dormir. Chaque bruit, chaque craquement de plancher me faisait sursauter. J’avais peur qu’il frappe à ma porte, peur qu’il ne le fasse pas. Vers l’aube, j’abandonnai. J’allai me doucher, m’habiller, enfiler mon manteau. Mon reflet dans le miroir me parut étranger : cernes sous les yeux, lèvres serrées, regard trop sombre. « Ne montre rien. Ne ressens rien. » Je me répétais ces mots comme une prière. En descendant, Mme Durand m’accueillit avec son éternel sourire. — Bien dormi, ma chère ? — Parfaitement, mentis-je. Le hall sentait le café chaud et la cire. Tout semblait paisible. J’avais presque réussi à me convaincre que la veille n’était qu’un cauchemar, quand une voix résonna derrière moi : — Mademoiselle Morel ? Je me figeai. Cette voix. Grave, posée, presque la même qu’autrefois, mais un peu plus rauque, plus lente. Je me retournai. Il était là. Gabriel. Le temps se plia autour de moi. Le hall, la lumière, les bruits s’effacèrent. Il se tenait à quelques mètres, vêtu d’une chemise claire, les manches retroussées, une trace de poussière sur la joue. Ses yeux, ce gris-vert indéfinissable, m’accrochèrent. Cinq ans avaient passé, et pourtant c’était toujours lui. Mais plus lisse, plus dur, comme poli par la douleur. — Bonjour, dit-il simplement. Je ne répondis pas. Ma gorge se serra. Son regard glissa sur moi, hésitant, presque coupable. — Je ne pensais pas te revoir ici, ajouta-t-il après un silence. — Moi non plus. Deux mots. C’est tout ce que j’avais trouvé à dire. Mme Durand, gênée, fit semblant de ranger des clés et s’éclipsa. Nous restâmes face à face, prisonniers d’un passé qui refusait de mourir. — Tu travailles pour le chantier naval, c’est ça ? lâchai-je enfin, la voix plus froide que je ne l’aurais voulu. — Oui. Je supervise la restauration du port. — Ironique, soufflai-je. Toi, reconstruisant ce que la mer a détruit. Un éclat traversa ses yeux, entre douleur et défi. — J’essaie de réparer ce que je peux. Je crus qu’il allait ajouter quelque chose, mais il se tut. Je passai à côté de lui, voulant fuir cette tension insupportable. Son parfum — ou plutôt son souvenir — me heurta de plein fouet : bois, sel, pluie. Mon cœur accéléra malgré moi. — Éléna, attends. Je m’arrêtai. Il avait prononcé mon prénom comme une confession. — Qu’est-ce que tu veux ? dis-je sans me retourner. — T’expliquer. Je ris, un rire sans joie. — Cinq ans plus tard ? C’est un peu tard, tu ne crois pas ? — Peut-être. Mais c’est tout ce qu’il me reste. Je me retournai, et pour la première fois, je vis la fatigue dans ses yeux. Une tristesse lourde, sincère, qui me troubla plus que je ne voulais l’admettre. — J’ai porté quelque chose qui ne m’appartenait pas, murmura-t-il. Mais je ne pouvais pas faire autrement. Je fronçai les sourcils. — Qu’est-ce que tu racontes ? Il baissa les yeux. — Ce n’est pas le moment. Pas ici. Je serrai les poings. — Alors ne dis rien. Garde tes demi-vérités. Tu es doué pour ça. Je tournai les talons et sortis. La pluie venait de reprendre, fine, insistante. Je marchai vite, sans savoir où aller. Le port, encore. Inévitablement, le port. La mer, ce matin-là, avait cette couleur d’acier que j’avais toujours redoutée. Des ouvriers s’affairaient. Le bruit du métal, les cris, les marteaux. Et lui, derrière moi, que je sentais suivre sans le vouloir. Je me postai au bord de l’eau. Le vent fouettait mes cheveux, la pluie perlait sur mon visage. Je voulus crier, pleurer, frapper quelque chose. Mais rien ne vint. Derrière moi, ses pas s’arrêtèrent. — Tu crois que je ne regrette pas ? demanda-t-il doucement. — Ce que tu regrettes, c’est d’avoir été découvert, pas d’être parti. — Tu ne sais pas tout. Je me retournai brusquement. — Alors dis-le-moi ! Il resta muet, la mâchoire serrée. Je m’avançai vers lui, la colère au bord des lèvres. — Dis-moi pourquoi tu es revenu, Gabriel. Pourquoi maintenant ? Son regard croisa le mien. — Parce que la vérité revient toujours, Éléna. Même quand on essaie de la noyer. Le vent souffla plus fort, soulevant les feuilles mortes autour de nous. Je ne compris pas immédiatement ce qu’il voulait dire, mais un frisson me parcourut. Il ajouta, presque à voix basse : — Et parce que ce qui s’est passé cette nuit-là… ce n’était pas un accident. Ses mots résonnèrent dans l’air comme un coup de tonnerre. Ce n’était pas un accident. Je le fixai, incapable de parler. Autour de nous, les ouvriers continuaient leur travail, indifférents, mais le monde venait de s’arrêter. Je murmurai : — Qu’est-ce que tu veux dire ? Il détourna le regard, observant la mer avec une expression que je ne lui connaissais pas. — Je ne peux pas en parler ici, souffla-t-il. Pas encore. La pluie s’intensifia. Des gouttes ruisselaient sur sa tempe, glissant jusqu’à son cou. Il ne bougeait pas. Je sentais la colère remonter, mêlée à une peur ancienne. — Tu crois que tu peux revenir après cinq ans et laisser tomber une phrase pareille ? dis-je, la voix tremblante. — Je ne suis pas revenu pour ça, Éléna. Je suis revenu parce que quelqu’un a voulu que je le sois. — Qui ? — Un jour, tu sauras. Il fit un pas vers moi, et instinctivement, je reculai. — Reste où tu es. Il s’arrêta, les épaules tendues. — Je ne veux pas te faire de mal. — Tu l’as déjà fait, répondis-je. Et tu ne peux pas réparer ça. Nos regards se croisèrent encore. Il y avait dans ses yeux ce mélange impossible : remords, tendresse, peur. Je n’arrivais pas à décider si je voulais le gifler ou le prendre dans mes bras. Un coup de tonnerre éclata au-dessus du port. Les ouvriers se dispersèrent pour se mettre à l’abri. Je restai là, immobile. Gabriel s’approcha malgré ma défense. — Tu n’as jamais demandé pourquoi j’ai signé mes lettres sans jamais te les envoyer ? Je fronçai les sourcils. — Quelles lettres ? — Je t’en ai écrit des dizaines. Elles ne sont jamais parties. — Parce que tu avais honte ? — Parce que quelqu’un me l’a interdit. Je restai figée. — Qui ? Il serra les dents. — Ton père. Le monde chancela sous mes pieds. Je secouai la tête, incrédule. — C’est impossible. Mon père t’aimait comme un fils. — Oui. Et c’est pour ça qu’il a voulu me protéger. Je le regardai sans comprendre. — De quoi ? — De la vérité. Il baissa les yeux, puis reprit : — Cette nuit-là, quand la passerelle s’est effondrée, il savait que quelque chose n’allait pas. Il m’a demandé de vérifier les fondations. Je l’ai fait, mais quelqu’un avait déjà trafiqué les câbles. Quand j’ai voulu tout arrêter, il était trop tard. Je reculai d’un pas, la gorge nouée. — Tu mens. — Non. Il m’a supplié de ne rien dire, pour ne pas salir le nom de l’entreprise. Il savait que si la vérité sortait, Valmère tomberait en ruine. Et il voulait te protéger, toi. Je sentis une brûlure dans ma poitrine, comme si l’air manquait. — Et tu as obéi. — Oui. — Et tu m’as laissée te haïr ! Il ferma les yeux, la mâchoire crispée. — Je préférais ton mépris à ta douleur. Je restai bouche bée. Tout ce que j’avais construit, toute ma colère, tout mon deuil… vacillaient. Le vent redoubla de force, soulevant des gerbes d’eau contre les quais. Gabriel fit un pas vers moi. — Éléna, il y a autre chose. Je levai la main. — Assez. Pas aujourd’hui. Je tournai les talons et commençai à partir, mais il me rattrapa doucement par le poignet. Ce simple contact fit exploser une vague de souvenirs. Je fermai les yeux. — Lâche-moi. — Je t’en prie, écoute-moi. Je me dégageai brutalement. — Tu ne peux pas juste revenir et me dire que tout ce que j’ai cru est faux ! — Je le devais. Parce que quelqu’un essaie encore d’effacer ce qui s’est passé. Je le regardai, le souffle court. — Qu’est-ce que tu veux dire ? — Le dossier de l’accident a disparu. Les plans, les rapports, tout. Quelqu’un veut que la vérité reste enterrée. Un silence lourd tomba entre nous. Je sentais ma tête tourner. Trop d’informations, trop de souvenirs. Je reculai d’un pas. — Je ne sais pas si je peux te croire. — Alors laisse-moi te le prouver. Il plongea la main dans la poche intérieure de sa veste et en sortit une enveloppe froissée. — Ceci était sur le bureau de ton père la nuit de l’accident. Je l’ai gardée. Je la pris machinalement. Sur le papier jauni, une tache d’eau avait effacé une partie du texte. Je déchiffrai quelques mots : “ne pas livrer… sabotage… prévenir avant…” Mon cœur s’emballa. Je levai les yeux, mais Gabriel n’était plus là. Je me retournai. Il courait déjà vers le chantier, sous la pluie battante. Je restai seule, l’enveloppe trempée dans la main. Derrière moi, la mer rugissait, et dans le vent, j’eus l’impression d’entendre la voix de mon père : “Fais attention à qui tu crois, Éléna.” Un frisson me parcourut. Je me mis à courir à mon tour, sans savoir si je voulais le rattraper ou fuir. Les éclairs zébraient le ciel, la pluie brouillait tout. Je distinguai sa silhouette sur la jetée. Il se pencha pour ramasser quelque chose, puis un bruit sourd retentit. Le craquement d’un câble. Un hurlement. Puis le vide. — Gabriel ! Je me précipitai vers le bord, mais une barrière effondrée bloqua ma course. L’eau s’agitait violemment en contrebas. Aucune trace de lui. Je restai là, paralysée, la gorge nouée, les mains tremblantes. La pluie redoublait, les sirènes du port commençaient à retentir. Cinq ans après, le passé venait de recommencer.La chute ne dura pas.Elle n’exista pas.Gabriel eut l’impression que le monde venait d’être retiré d’un seul geste, comme une toile arrachée, laissant derrière elle un espace nu, silencieux, immobile.Plus de cendres.Plus de fissures.Plus de lumière.Seulement… Elena.Ils flottaient ensemble dans un vide calme, presque apaisant.Gabriel tenait toujours Elena contre lui, ses bras refermés autour de son corps comme un dernier rempart contre l’effondrement.— Elena… murmura-t-il.— Regarde-moi.Elle ne répondit pas.Son corps était rigide, ses yeux grands ouverts mais vides, comme si quelque chose regardait à travers elle.Sa respiration était lente, trop régulière.— Elena… répéta Gabriel, la panique montant.Il posa une main sur sa joue.Elle était froide.Un frisson le traversa.— Réponds-moi, s’il te plaît…Alors elle cligna des yeux.Mais ce regard n’était pas le sien.Il n’y avait plus de peur.Plus de douleur.Plus de confusion.Seulement une lucidité écrasante.— Gabriel, dit-
Le monde s’effondrait.Ce n’était pas une explosion, ni un chaos brutal.C’était plus insidieux.Comme une respiration qui s’arrête doucement, mais définitivement.Autour de Gabriel et Elena, le noyau se fissurait en silence.La terre de cendres se fendait en longues craquelures lumineuses, aspirant les fragments de souvenirs qui flottaient encore dans l’air.Les voix, les images, les échos… tout se dissolvait.Gabriel serrait Elena contre lui.Elle tremblait violemment, son corps secoué de spasmes incontrôlables.Son souffle était court, irrégulier, comme si chaque respiration lui coûtait un combat.— Elena… regarde-moi, murmura-t-il.Elle leva lentement les yeux.Ses iris reflétaient quelque chose de nouveau.Un mélange troublant de douceur et de douleur.Comme si elle voyait le monde à travers deux cœurs à la fois.— Gabriel… chuchota-t-elle.— Je… je sens tout.Sa main se crispa contre sa poitrine.— Ta peur.— Ta fatigue.— Ton amour aussi…Elle inspira brusquement.— C’est trop
Le temps sembla se plier sur lui-même.Gabriel resta immobile, figé entre deux respirations, les yeux rivés sur Elena.La vraie Elena.Inconsciente, fragile, entourée de filaments d’ombre qui pulsaient au rythme de son cœur.Chaque pulsation resserrait un peu plus l’étau.La Souffrance observait la scène sans bouger, comme un juge ancien attendant une sentence.— Tu n’as pas beaucoup de temps, murmura-t-elle.— Chaque seconde où tu hésites… je m’enracine davantage.Gabriel fit un pas.Les filaments vibrèrent.Elena gémit faiblement, son visage se crispant comme si elle ressentait tout, même plongée dans l’inconscience.— Arrête, dit Gabriel d’une voix rauque.— C’est moi que tu veux.La Souffrance inclina légèrement la tête.— Tu te trompes.— Je ne veux rien.— Je suis.— Et elle ne peut pas exister sans moi.Gabriel serra les poings.— E
La voix résonna une seconde fois.— Gabriel…Il aurait juré sentir son cœur se fendre.Ce n’était pas une imitation grossière.Ce n’était pas une caricature.C’était sa voix.Les inflexions exactes.La fragilité dissimulée derrière la douceur.Cette manière unique de prononcer son prénom, comme si elle y déposait toujours un peu de peur et beaucoup d’amour.Gabriel vacilla.— Arrête… murmura-t-il.— Ne fais pas ça.La Souffrance se dressait devant lui, immense maintenant, ses contours ondulant comme une marée noire.Mais au centre de cette masse d’ombre, un visage se forma lentement.Celui d’Elena.Ses traits étaient parfaits… trop parfaits.Ses yeux brillaient d’une tristesse dévorante.— Pourquoi tu me regardes comme ça ? demanda la Souffrance avec sa voix.— Tu n’es pas content de me retrouver ?Gabriel secoua la tête, des larmes brûlant déjà ses yeux.— Tu n’es pas elle.— Tu ne seras jamais elle.Le sourire d’Elena se fendit légèrement, laissant apparaître quelque chose de plus s
Le monde mental se vida d’un son, comme si l’air lui-même se retirait après un cri trop puissant. Gabriel resta immobile un instant, la main encore tendue vers le vide où Elena avait disparu. Son poignet saignait d’une lueur blanche, la marque de la fissure qui s’était refermée sur lui. Mais il ne sentit rien. Il ne voyait que l’endroit où elle avait été. — El… Elena… Sa voix s’étrangla. L’Ombre s’approcha, le visage plus sombre qu’il ne l’avait jamais vu. — Elle l’a prise… murmura-t-elle, murmurant presque pour ne pas le briser davantage. — La Souffrance l’a absorbée. Elle l’emmène dans son noyau. Gabriel se tourna vers elle, ses yeux brûlant d’une détresse féroce. — Alors emmène-moi là-bas. Maintenant. L’Ombre secoua lentement la tête. — Tu ne comprends pas. — Le noyau n’est pas un endroit… c’est une chute. — Un espace où elle stocke les émotions brutes, celles qu’Elena n'a jamais voulu affronter. — Si tu y plonges sans être préparé, elle te détruir
La Souffrance se jeta sur lui comme une bête libérée. Un hurlement muet traversa l’espace, mais Gabriel ne put distinguer aucun visage, aucune expression, seulement une masse ondoyante, noire, qui semblait absorber la lumière autour d’elle. Quand elle toucha son torse, ce ne fut pas un impact — ce fut un effondrement. Comme si quelque chose tentait d’entrer en lui. Il suffoqua. La douleur fut immédiate, viscérale, brûlante. La Souffrance s’étirait en lui, se faufilant dans sa poitrine, dans ses côtes, dans ses souvenirs. Elle cherchait à fusionner. — NON ! cria Gabriel, mais aucun son ne sortit vraiment. Son esprit résonna à la place, violent, fragmenté. La Souffrance le cloua au sol blanc qui pulsait sous eux. Il sentit des vagues entières d’angoisse l’engloutir : La peur de perdre. La peur d’être abando







