LOGINJe ne me souviens plus exactement de la manière dont j'ai quitté le port ce jour-là.
Je crois que je marche sans voir où j'allais, l'enveloppe serrée dans ma main tremblante, la pluie noyant tout autour de moi. Les sirènes retenussaient encore au loin, mais je ne distinguais plus rien. Seulement ce vide. Encore une fois, la mer m'avait arraché quelqu'un. Arrivée à l'hôtel, je suis resté longtemps debout dans le hall, incapable de parler. Mme Durand m'a demandé ce qui se passait, mais j'ai juste hoché la tête avant de monter dans ma chambre. Là, j'ai laissé tomber mon manteau trempé, je me suis assis sur le sol, dos contre la porte, et j'ai ouvert l'enveloppe. Le papier était humide, presque illisible. Pourtant, les mots griffonnés à la haine semblaient encore vibrer : « …ne pas livrer les matériaux avant inspection… sabotage possible… prévenir Gabriel avant la mise en charge… » Mon cœur battait à tout rompre. Sabotage. Ce mot me glaça. Si c'était vrai, alors tout ce que j'avais cru pendant ces cinq dernières années… était un mensonge. Je reste là des heures, incapable de bouger. Le vent hurlait dehors. Par moments, j'avais l'impression d'entendre la voix de Gabriel, comme un écho lointain, mais ce n'était sûrement que le bruit de la tempête. Le lendemain matin, les journaux parlaient d'un « incident au port » : un ouvrier blessé, un échafaudage effondré, aucune mention de noyade. Rien sur Gabriel. Rien du tout. Je descendis à la réception, l'estomac noué. — Mme Durand… vous avez entendu parler d'un accident hier soir ? demandai-je. Elle leva les yeux de son registre, surprise. — Oh oui, un chantier endommagé. Ils ont dit qu'un homme était tombé à l'eau, mais qu'il avait été repêché sain et sauf. Quelle frayeur tout de même ! — Il est vivant ? — Bien sûr, ma chère. Un certain… Gabriel Fournier, je crois ? Mon cœur manqua un battement. — Où est-il maintenant ? — Ils l'ont emmené au dispensaire. Je ne pris même pas le temps de réfléchir. J'attrapai mon manteau et sortis. La pluie avait arrêté, mais le ciel restait bas, lourd. Le dispensaire de Valmère était à l'autre bout du bourg, coincé entre l'église et la poste. Quand j'y arrivai, on me dit qu'il avait déjà quitté les lieux. Aucune indication sur l'endroit où il était allé. Seulement un carnet oublié sur le bureau du médecin, qu'une infirmière me tendit en disant : — C'est à lui, je crois. Vous le connaissez ? Je prends le carnet. Il était utilisé, la couverture tachée de sel. Je le feuilletai nerveusement, sans comprendre d'abord ce que je lisais : des croquis du port, des schémas, des chiffres… et au milieu, une phrase répétée plusieurs fois : « Ne fais confiance à personne ». Une peur sourde monta en moi. Pourquoi aurait-il écrit ça ? Et surtout… à qui s'adressait-il ? Je rentrai à l'hôtel en fin de journée, éreintée. La ville me semblait regarder, silencieuse. Comme si tout le monde savait quelque chose que j'ignorais. Dans ma chambre, j'étalai les documents sur le lit : la lettre, le carnet, mes souvenirs épars. Tout formait un puzzle incomplet. Et au centre de ce puzzle, toujours la même question : Que s'était-il réellement passé cette nuit-là ? Je penseai à mon père. À sa main sur mon épaule, la veille du drame, quand il m'avait dit : "Ne t'inquiète pas, ma chérie. Demain, tout ira bien." Et le lendemain, il était mort. La passerelle s'était efffondrée. Gabriel avait disparu. Et moi, j'avais vécu cinq ans dans l'ombre de ces deux absences. Mais s'il disait vrai… alors quelqu'un avait provoqué cette chute. Et ce quelqu'un a vécu peut-être encore ici, à Valmère. Je me levai brusquement. Je devais en avoir le cœur net. Je pris ma voiture et roulai jusqu'au vieux chantier abandonné. Les clôtures rouillées, les planches brisées, tout était encore là, figé dans le temps. Je m'avance, le vent fouettant mes cheveux. Sous les déclins, je crus voir quelque chose briller. Je me penchai : une médaille, ternie par le sel. Celle de mon père. Je la serrai contre moi, les larmes montantes aux yeux. Puis, derrière moi, un bruit. Des pas. Je me retournerai lentement. Une silhouette se tenait à l'entrée du chantier. Grande, immobile, enveloppée dans un manteau sombre. — Qui est là ? Pas de réponse. Je fis un pas en arrière, mais la voix qui s'élève alors me glaça le sang. — Vous ne devriez pas être ici, mademoiselle Morel. C'était une voix d'homme, grave, inconnue. Il s'approche lentement, sans montrer son visage. — Vous fouillez dans les choses qui ne vous concernent plus. Je restai figée. — Qui êtes-vous ? Il s'arrête à quelques mètres, dans le pénombre. — Un ami de votre père. Il voulait que certaines choses restent enfouies. Versez votre bien. Je sens mon cœur s'emballer. — Qu'est-ce que vous savez de lui ?! Il eut un léger sourire. — Plus que vous n'en saurez jamais, Mademoiselle. Et avant que je puisse réagir, il tourna les serres et disparut dans la brume. Je reste seule, tremblante, incapable de bouger. Le vent s'était levé de nouveau, apportant avec lui le fond lointain de la mer. Je regarde la médaille dans ma main, les lettres gravées dessus : « Pour que la vérité te guide. » Un frisson me parcourut. Je comprends alors que je venais de mettre le pied sur un terrain dangereux. Gabriel n'était pas revenu par hasard. Et mon père… avait sans doute une pensée pour me protéger d'une vérité bien plus sombre. Quand je regagnai ma voiture, la nuit tombait. Sur le siège passager, le carnet de Gabriel était ouvert à une page que je n'avais pas encore vue. Une date y était inscrite : le 12 novembre. C'était demain. Et en dessous, une phrase unique, écrite en lettres tremblantes : «À minuit, la mer rendra ce qu'elle a pris.» Je reste figée, le souffle coupé. Le 12 novembre. Cinq ans jour pour jour après la mort de mon père. Et quelque part, dans l'ombre, Gabriel savait déjà que cette nuit-là… tout recommencerait.Le cri métallique résonna dans la salle souterraine, si fort qu’Éléna en eut les oreilles bourdonnantes. Une fissure courait encore le long de la cuve brisée, et de la vapeur s’en échappait en gémissant. L’air empestait le fer, le sel et une odeur indéfinissable, presque animale. Dans la lumière rouge des alarmes, des silhouettes flottaient toujours dans les autres conteneurs. Mais celle qui venait de s’en extraire remuait. Lentement. Comme si elle respirait. Éléna fit un pas en arrière. Gabriel, lui, resta immobile. Ses yeux ne clignaient plus. La chose dans la cuve leva la tête. C’était un visage. Le sien. Le choc la traversa comme une décharge. Même bouche, même regard, les mêmes mèches collées sur le front. Mais la peau de l’autre Éléna était d’une pâleur presque translucide, veinée de bleuté. Ses mouvements étaient étranges, trop mesurés, comme si elle redécouvrait le geste humain. Éléna sentit un vertige la gagner. — Qu’est-ce que… qu’est-ce que c’est que ça ? Ga
L’explosion fut si violente que la barque se renversa sous le choc.L’eau s’engouffra dans la gorge d’Éléna, brûlante, salée, pleine de cendres.Elle perdit tout repère : le ciel, la rivière, la rive — tout n’était plus qu’un tumulte noir.Quelqu’un cria son nom. Sofia, sans doute. Puis plus rien.Quand elle émergea enfin, haletante, les oreilles sifflantes, le monde avait changé.Le ciel entier flamboyait d’un reflet orange.Des morceaux d’arbres flottaient à la surface.Un nuage de fumée montait au-dessus de la forêt, là où se trouvait la cabane.Elle nagea tant bien que mal jusqu’à la rive.Ses vêtements la collaient, lourds de boue.À genoux, elle toussa longuement, jusqu’à recracher l’eau qu’elle avait avalée.— Sofia ? cria-t-elle.Aucune réponse.Seulement le bruit du vent et le craquement lointain du bois en feu.Elle scruta la rivière : la barque dérivait, retournée, vide.La panique monta, mais elle la refoula.Sofia savait nager.Elle avait dû rejoindre l’autre rive, ou se
La pluie s’était remise à tomber, fine, oblique, presque invisible — comme une poussière d’eau suspendue au-dessus de la ville.Depuis la falaise, Valmère semblait se dissoudre dans une brume grise où se mêlaient la mer et le ciel.Les flammes de la veille, celles qui avaient englouti le hangar de VLM, ne laissaient plus qu’un panache de fumée noire au-dessus du port.Éléna n’avait pas dormi.Elle s’était réfugiée dans la vieille maison des Morel, au bout du chemin des Pins.Une cabane de pêcheur abandonnée, dont elle avait trouvé la clé dans le tiroir du bureau de Gabriel — avant que tout n’explose.Elle avait passé la nuit à lire les notes qu’il avait laissées.Des pages tachées, à moitié brûlées, mais assez claires pour qu’elle comprenne l’ampleur du mensonge.Ce n’était pas un simple accident industriel.C’était un programme.Un projet secret nommé “Aube”. « Aube : activation prévue quand Valmère sera nettoyée. »« Évacuation partielle autorisée – phase 2. »Elle relut ces mots e
Le jour se levait lentement sur Valmère, mais le ciel n’avait plus la même couleur.Il n’était ni bleu ni gris — seulement une teinte cendrée, presque métallique, qui semblait avaler la lumière avant même qu’elle ne touche la terre.Je restai longtemps assise sur la falaise, les yeux rivés sur la mer.Là où, quelques heures plus tôt, s’élevait la base souterraine de VLM, il ne restait qu’un remous sombre, une vaste cicatrice d’écume.Le vent portait encore une odeur d’ozone, mêlée de sel et de fer brûlé.Tout était fini.Et pourtant, rien ne l’était.Je serrai le disque dur contre moi.Mon seul héritage.Mon seul moyen de prouver que tout ce cauchemar avait existé.Mais à qui parler ?À qui confier cette vérité ?La police ? Ils avaient toujours fermé les yeux.Les médias ? Contrôlés depuis des années par VLM.Les réseaux ? Trop lents, trop étouffés par la désinformation.J’étais seule.Et dans cette solitude, il y avait un poids que je n’avais jamais ressenti avant.Celui de survivre
Le froid me mordait la peau.Je ne savais plus depuis combien de temps j’étais là, étendue sur ce sol de béton, les poignets liés, la tête bourdonnante.La lumière oscillait au-dessus de moi, tantôt crue, tantôt mourante, comme si elle hésitait à révéler ce qui m’entourait.Des bruits métalliques résonnaient au loin, peut-être des tuyaux, ou le ressac de la mer contre la structure.J’avais soif. Et peur.Puis cette voix.Douce. Lente.Une voix que j’aurais reconnue entre mille.— Tu aurais dû rester à ta place, Éléna.Je me redressai brusquement, le souffle court.Devant moi, Sofia.Vêtue d’un manteau sombre, les cheveux tirés, les traits tirés aussi — plus durs, plus fermés.— Sofia ? Qu’est-ce que tu…Elle s’approcha, un sourire presque triste aux lèvres.— J’aurais aimé que tu ne découvres jamais tout ça.Je la fixai, incrédule.— Tu travailles pour eux ? Pour VLM ?Elle haussa légèrement les épaules.— Travaille, c’est un mot un peu fort. Disons que… je collabore.— Collabores ?!
Il y a des instants où le temps se fige. Où le monde entier semble retenir son souffle. Où tout ce que l’on croyait savoir se fissure d’un seul coup.C’est ce qui m’est arrivé à cet instant précis, quand la porte s’est ouverte et qu’il est apparu.Gabriel. Vivante. Trempée. Épuisée. Mais bien là.Ses cheveux, collés à son front, gouttaient sur le seuil. Ses vêtements portaient les marques du sel et du sang. Ses yeux — ces yeux gris que je connaissais par cœur — semblaient pourtant différents, comme voilés d’une ombre que je ne lui avais jamais vue.Je restai pétrifiée, incapable de bouger.— Tu… tu es vivant…Il hocha lentement la tête, sans un mot. Puis il referma la porte derrière lui, doucement, comme pour ne pas réveiller la nuit.L’eau dégoulinait de ses manches, formant une flaque au sol. Il posa sur la table une vieille lampe de poche, un carnet détrempé, et un pistolet.— Ne crie pas, murmura-t-il.Sa voix était rauque, brisée.— Gabriel, qu’est-ce qui s’est passé ?! Tout







