Le lendemain de leur étrange échange dans la salle Émeraude, Lina fit tout pour redevenir invisible.
Elle se leva à l’aube comme à son habitude, attacha ses cheveux en chignon serré, enfila son uniforme et répéta mentalement : "Tu n’es qu’une femme de ménage. Rien d’autre." Mais son cœur ne suivait plus le même rythme. Chaque pas dans les couloirs du Palace semblait résonner un peu plus fort. Chaque ascenseur ouvert, chaque murmure derrière une porte faisait naître en elle une attente qu’elle refusait de nommer. > Et si je le recroisais ? > Et s’il me parlait encore ? Elle se haïssait de penser ça. Ethan Moreau était son patron. Un homme riche, puissant, inaccessible. Elle n’était que… Lina. Une employée parmi tant d’autres. Une femme à la vie compliquée, qui cachait ses rêves dans un carnet de croquis. Rien de plus. Elle frotta les vitres du hall avec rage, comme si chaque trace effacée la libérait un peu de l’emprise que cet homme commençait à avoir sur ses pensées. — Tu vas finir par percer le verre si tu continues comme ça, lança une voix familière derrière elle. Lina sursauta. C’était Fatou, une collègue du service lingerie, qui passait parfois discuter quelques minutes pendant les pauses. — Tu m’as fait peur ! souffla Lina. — C’est toi qui es tendue comme une corde, répondit Fatou en croisant les bras. Dis-moi, c’est vrai que t’as croisé le boss ? Lina hésita. Mentir n’aurait aucun sens. — Oui... Il m’a juste demandé un service. Rien d’important. — Rien d’important, répéta Fatou avec un sourire entendu. Le genre de rien qui laisse les joues rouges pendant trois jours, hein ? Lina lui lança un regard agacé mais amusé. — Laisse tomber, Fatou. Il a sûrement déjà oublié mon prénom. — Hmm… peut-être. Ou peut-être pas. T’as vu comment il a ignoré la réceptionniste ce matin ? Même pas un regard. Toi, au moins, t’as eu droit à une phrase complète ! Lina secoua la tête et reprit son travail, mais le malaise restait. Elle ne savait plus ce qu’elle devait penser. Et encore moins ce qu’elle devait ressentir. --- La journée se déroula sans incident. Jusqu’à ce que, vers 18h, alors qu’elle s’apprêtait à quitter son poste, on l’appela par son prénom dans l’interphone du personnel. — Lina Diouf, rendez-vous au bureau du directeur général. Immédiatement. Elle blêmit. Pourquoi l’appelait-on ? Avait-elle fait une erreur ? Était-ce à cause de la réunion de la veille ? Son cœur battait trop vite alors qu’elle se dirigeait vers les étages réservés à l’administration. Elle monta l’escalier de service, frappa timidement à la porte vitrée. — Entrez, lança une voix. Elle poussa la porte. Le bureau était luxueux, minimaliste, presque froid. Et assis derrière le bureau… ce n’était pas Ethan. C’était Madame Gerbier, la directrice des opérations. Une femme élégante, rigide, à la voix tranchante. — Asseyez-vous, Lina. Lina obéit en silence, les mains moites. — J’ai eu un retour sur votre présence lors de la réunion privée d’hier soir. Monsieur Moreau a été… satisfait. Lina releva légèrement la tête, surprise. — Merci, madame. — Et il a demandé à ce que vous soyez affectée temporairement à l’entretien des salles de réunion VIP. Silence. — Ce n’est pas une sanction, au contraire. Mais c’est inhabituel. Je vous conseille d’être irréprochable. Lina hocha la tête, la gorge serrée. Elle sortit du bureau aussi vite qu’elle y était entrée. --- Ce soir-là, elle n’arrivait pas à dormir. Pourquoi faisait-il ça ? Pourquoi elle ? Elle se leva, attrapa son carnet, et se mit à dessiner sans réfléchir. Un homme. En costume. Le regard intense. Et une femme, les yeux fermés, la tête penchée… comme si elle se refusait encore à le voir. Quand elle eut fini, une larme silencieuse roula sur sa joue. Elle ne comprenait pas ce qu’il cherchait. Mais ce qui était certain, c’est qu’il ne l’avait pas oubliée.La pluie s’abattait avec rage contre les vitres brisées de l’entrepôt, comme si le ciel lui-même voulait effacer leurs traces. Lina, debout au milieu des caisses empilées, serrait la clé USB dans son poing. Ses doigts tremblaient, mais pas de froid : c’était une peur plus profonde, une peur qui avait pris racine depuis des heures. La peur de découvrir que l’ennemi dormait sous le même toit qu’elle, mangeait à la même table, partageait les mêmes silences. Clément, le visage crispé par la douleur de sa blessure, avait fini par s’endormir, la tête posée contre le mur. La femme, implacable, vérifiait calmement le chargeur de son arme, le cliquetis sec résonnant comme un glas. L’homme au foulard, lui, fixait toujours le couteau planté dans la table, comme si ce morceau d’acier concentrait toute la vérité qu’il n’arrivait pas à dire. Le silence pesait, lourd, suffocant. Et puis un bruit. Un fracas sec, venu de l’extérieur. Lina se redressa, son cœur battant à tout rompre. — Chut, souffla
La nuit pesait lourdement sur l’entrepôt. Pas un bruit ne filtrait de l’extérieur, seulement le sifflement discret du vent à travers les vitres brisées. Lina était assise contre un mur froid, les bras entourant ses genoux, ses yeux fixés sur la clé USB qu’elle faisait tourner entre ses doigts. Elle avait cru que tenir cet objet suffirait à leur donner de la force. Mais plus elle le regardait, plus il ressemblait à une menace, un fardeau qui les divisait peu à peu.Le Réseau avait répété son avertissement. La taupe est encore là. Ces mots résonnaient dans sa tête comme une incantation. Elle scrutait les visages autour d’elle, chacun éclairé par la lumière blafarde d’une vieille lampe halogène. Clément, appuyé contre une caisse, serrait son bras blessé avec une grimace. La femme, impassible, regardait droit devant elle, ses yeux durs comme des pierres. L’homme au foulard tapotait nerveusement sur son clavier, cherchant encore des signaux, des confirmations, comme si le monde entier pass
Le soleil ne s’était pas encore levé quand le monde commença à trembler sous le poids de la révélation. Lina ouvrit les yeux dans une pièce encore envahie par l’odeur âcre de la fumée, le souvenir des coups de feu martelant sa mémoire. Elle avait cru que tout s’arrêterait là, dans ce sous-sol étouffant, mais le destin avait choisi une autre trajectoire. Le transfert avait atteint 100 %. Et dehors, quelque chose d’immense était en train de naître.Elle se redressa lentement, ses muscles encore crispés. Clément, assis sur une chaise bancale, tenait son bras enserré dans un tissu taché de sang. La femme nettoyait son front avec un linge humide, ses gestes durs mais précis. L’homme au foulard, malgré son épuisement, tapait toujours sur le clavier, comme s’il craignait que l’ordinateur ne trahisse leur victoire.— Ça… ça a marché ? demanda Lina, sa voix enrouée.Il leva les yeux vers elle, ses iris rougis par la fatigue mais brillants d’une lueur neuve.— Oui. C’est dehors maintenant. Je n
La porte basse grinça, et le silence se brisa comme une vitre. Lina eut l’impression que tout l’air de la pièce avait été aspiré d’un seul coup. Trois silhouettes entrèrent, leurs pas lourds faisant vibrer le sol. La lampe fixée au plafond éclaira leurs visages : masqués pour deux d’entre eux, le troisième à découvert.Lina eut un sursaut. Elle connaissait ce visage. Pas personnellement, mais elle l’avait vu, à travers les vidéos de la clé USB : un des cadres de Moreau Industries, celui qui supervisait les chargements clandestins. Un homme d’une quarantaine d’années, cheveux bruns parfaitement peignés, costume sombre, regard froid.— Vous êtes allés trop loin, dit-il calmement, sa voix résonnant dans l’étroite pièce.L’homme derrière l’ordinateur se figea, ses doigts suspendus au-dessus du clavier. L’écran affichait encore le transfert en cours, bloqué à 12 %.Clément s’interposa instinctivement, légèrement en avant, prêt à bondir si l’un des hommes bougeait. Lina serra la pochette bl
Le troisième coup métallique résonna comme une alarme muette. Lina sentit sa respiration s’accélérer. Ce n’était plus le grincement d’un vieux bâtiment : c’était le son clair et précis d’un objet frappant volontairement le métal.— Ils sont de l’autre côté, dit Clément, la voix tendue.La femme hocha la tête et sortit de sa poche un trousseau de clés rouillées. Elle choisit l’une d’elles, ouvrit une porte latérale à moitié dissimulée par une cloison de béton.— Par ici.Ils s’engouffrèrent dans un couloir encore plus étroit, aux murs nus, éclairé seulement par quelques ampoules protégées par des cages métalliques. L’odeur d’humidité était plus forte, mêlée à un parfum de rouille.En refermant derrière eux, la femme glissa une barre métallique dans les gonds pour bloquer l’accès.— Ça ne les arrêtera pas longtemps, murmura-t-elle.Leur marche rapide résonnait dans cet espace confiné. Lina tentait de se souvenir de la route qu’ils prenaient, mais chaque embranchement ressemblait au préc
La pièce semblait plus petite depuis que la phrase avait été prononcée : « Trop tard. Ils sont déjà là. » Lina sentit ses mains se glacer autour de la pochette blindée. Clément, lui, n’avait pas bougé. Il fixait la femme comme pour vérifier si ce n’était pas une simple paranoïa. Mais l’expression grave sur son visage ne laissait aucun doute : elle parlait sérieusement. — Éteignez les lumières, dit-elle d’une voix basse mais ferme. Clément obéit aussitôt. L’appartement plongea dans une pénombre où seul le halo du lampadaire de la rue filtrait à travers les rideaux. La radio continuait de grésiller à un volume suffisant pour couvrir tout murmure. Ils se figèrent, à l’affût. Un bruit sourd monta depuis le bas de l’immeuble. Une porte qu’on claque. Des pas. Pas précipités, mais assurés. Pas le genre de bruit qu’un voisin pressé ferait. — Combien ? demanda Clément. — Deux… non, trois, répondit la femme, tendant l’oreille. Et armés. Je reconnais la démarche. Lina déglutit. Elle s’ét