LOGINLe soleil s’était levé depuis deux bonnes heures lorsque Lina termina son service.
Elle rangea son chariot, nettoya ses outils, puis retira son tablier, comme chaque matin. Mais aujourd’hui, ses gestes étaient plus lents, plus hésitants. Elle avait beau essayer de se convaincre que ce n’était qu’un échange comme un autre, elle sentait encore le poids du regard d’Ethan sur elle. Ce regard qu’elle n’avait jamais reçu d’un client. Ni d’un homme. Ce regard... trop intense pour être anodin. Elle sortit discrètement par la porte réservée au personnel et enfila sa veste usée. Le vent matinal de la ville la saisit, mais elle n’y prêta pas attention. Dans son esprit, l’ascenseur doré tournait en boucle. Ce silence entre eux. Cette tension invisible. Pourquoi lui avait-il parlé ? Pourquoi à elle ? > “Deux ans. Et je ne vous ai jamais vue ?” Une simple phrase, mais qui avait laissé une trace. --- Le petit studio qu’elle partageait avec sa sœur Aïssatou était à 40 minutes en bus de l’hôtel. Un quartier modeste, un peu bruyant, mais assez sûr. Quand elle entra, Aïssatou dormait encore, enroulée dans la couverture que Lina lui avait cousue elle-même. Elle la regarda quelques secondes avec tendresse, passa une main douce sur ses cheveux, puis alla s’asseoir à la table de la minuscule cuisine. Elle sortit son carnet à spirale, celui dans lequel elle dessinait des robes. Personne ne le savait. Ce petit secret, elle l’avait gardé pour elle, comme un trésor fragile. Quand elle dessinait, elle oubliait les sols à récurer, les clients exigeants, les nuits sans sommeil. Et ce matin, pour la première fois depuis longtemps, l’inspiration était là. Elle dessina une silhouette masculine en costume noir. Élancé. Élégant. Puis elle dessina une femme, droite, en uniforme de ménage. Elle hésita à lui dessiner le visage. Finalement, elle laissa le trait vide. Elle sourit tristement. Ce n’était que dans ses carnets qu’elle pouvait exister aux côtés d’un homme comme lui. --- Deux jours passèrent. Elle évita les ascenseurs dorés. Elle se fit aussi discrète que possible, comme si la moindre trace d’elle risquait d’éveiller des soupçons. Mais au fond d’elle, elle espérait… le recroiser. Le jeudi matin, à l’heure de nettoyer les salons privés du rez-de-chaussée, elle le vit de loin. Il parlait à un homme en costume gris, sûrement un associé. Lina s’éloigna aussitôt, mais une partie d’elle restait attentive à ses gestes, à sa voix. À peine avait-elle tourné dans le couloir qu’elle entendit : — Mademoiselle ? Elle se figea. Son cœur rata un battement. Elle se retourna lentement. Ethan était là. Seul. Le regard posé sur elle. Ni froid, ni distant. Juste… attentif. — C’est bien vous, l’autre jour, devant l’ascenseur ? demanda-t-il calmement. Elle hocha la tête, les joues rouges. — Oui, monsieur. — Lina, c’est ça ? Elle ouvrit de grands yeux. Comment connaissait-il son prénom ? — Oui… mais comment vous… — Je retiens ce que je trouve intéressant. Elle baissa les yeux, confuse. Ce genre de compliment… elle ne savait pas comment le recevoir. — Vous travaillez la nuit uniquement ? — Oui, monsieur. C’est plus pratique pour... ma vie personnelle. Il la regarda en silence quelques secondes. Puis, contre toute attente, il dit : — Vous avez quelque chose de différent. Ce n’est pas votre uniforme. Ni vos gestes. Elle leva doucement les yeux. — Alors... quoi ? Un léger sourire effleura ses lèvres. — Peut-être votre façon de disparaître, tout en étant là. Ou alors… votre calme. Il est rare ici. Elle ne sut quoi répondre. Chaque mot qu’il prononçait semblait la toucher au cœur. Comme une flèche douce et troublante. Il poursuivit : — J’organise une réunion discrète ce samedi dans la salle Émeraude. J’ai besoin que ce soit impeccable, sans qu’aucun client ne soit dérangé. Je veux que ce soit vous qui prépariez la salle. Elle resta bouche bée. — Moi ? Mais… je suis affectée au service de nuit... — Je donnerai les instructions. Vous commencerez plus tôt ce soir-là. Un petit changement, rien de plus. Elle hésita. C’était flatteur. Mais aussi étrange. Pourquoi elle ? Pourquoi maintenant ? Était-ce professionnel ? Ou… — Bien sûr, monsieur. Si c’est ce que vous voulez. — C’est exactement ce que je veux, répondit-il sans ciller. Et sur ces mots, il tourna les talons, la laissant là, tremblante, le cœur battant à tout rompre. --- Ce soir-là, Lina mit plus de temps que d’habitude à se préparer. Elle arrangea ses cheveux différemment, mit un peu de baume sur ses lèvres, et serra son uniforme fraîchement repassé contre elle. C’était absurde. Il n’y avait rien entre eux. Rien ne devait y avoir. Et pourtant, en marchant dans les couloirs de l’hôtel pour aller préparer la salle Émeraude, elle sentit l’électricité dans l’air. La salle était somptueuse. Moulures dorées, tapis en velours, chandeliers étincelants. Elle nettoya, installa les dossiers, organisa les places avec soin. Elle voulait que ce soit parfait. À 22h13, alors qu’elle vérifiait une dernière fois la symétrie des chaises, la porte s’ouvrit. Ethan entra. Seul. En costume. Cravate desserrée. Mèche rebelle sur le front. Il referma doucement la porte derrière lui. — Je voulais m’assurer que tout est en ordre, dit-il. Elle se redressa. — Tout est prêt, monsieur. Il parcourut la pièce du regard, puis s’approcha lentement d’elle. — Vous êtes toujours aussi précise ? — Le travail bien fait ne dépend pas du statut, dit-elle, presque malgré elle. Il sourit. — Belle réponse. Un silence. Le genre de silence qui ne pèse pas. Qui intrigue. Il ajouta doucement : — Et si vous n’étiez pas faite pour rester dans l’ombre, Lina ? Elle le fixa, troublée. — Pourquoi dites-vous ça ? — Parce que je vois quelque chose en vous. Quelque chose que vous cachez. Son cœur rata un battement. Il ne savait rien d’elle. Et pourtant, ses mots faisaient mouche. — Ce n’est pas votre monde, monsieur. Je suis bien là où je suis. — Vous dites ça par habitude ou par peur ? Elle détourna les yeux. Elle n’avait pas de réponse. Il s’approcha encore, jusqu’à pouvoir chuchoter : — J’espère que ce n’est pas la peur. Ce serait dommage de vivre à genoux quand on a le regard d’une reine. Lina resta figée. Chaque mot qu’il disait semblait la réveiller d’un long sommeil. Mais elle ne devait pas céder. Ce n’était pas prudent. Pas avec un homme comme lui. — Bonne nuit, monsieur, dit-elle doucement. Il hocha la tête, respectueux. Puis quitta la salle sans insister. Mais en sortant, il murmura : — À très bientôt, Lina. Et cette nuit-là, alors qu’elle rentrait chez elle, le cœur déboussolé, elle sut que plus rien ne serait jamais comme avant.Le jour s’éveillait lentement, caressant la vallée d’une lueur dorée. La rosée couvrait les feuilles du Dernier Jardin, scintillant comme mille petites promesses. Le vent se glissait entre les branches, apportant avec lui une musique douce, presque ancienne. Le monde semblait respirer à nouveau, paisible, lavé du tumulte. Lina se tenait debout sur la colline, observant la plaine. Le village s’étendait au loin, vibrant de vie. Des rires, des chants, des gestes simples. Des visages nouveaux. Des enfants qui n’avaient pas connu la guerre. Elle inspira profondément. L’air avait cette saveur que seuls les recommencements savent offrir : celle du possible. Derrière elle, les pas d’Ethan s’approchèrent. — Tu es déjà debout ? — Le sommeil m’a quittée avant l’aube. — Mauvais rêve ? Elle secoua la tête. — Non. Juste... le besoin de me souvenir. Ils restèrent un instant à contempler l’horizon. Les champs s’étendaient à perte de vue, parsemés de fleurs et de cultures. On aurait dit un oc
Le soleil se levait lentement, dorant la vallée nouvelle de ses rayons obliques. Le vent glissait entre les collines, porteur d’un parfum d’herbe fraîche et de cendre ancienne. Lina marchait pieds nus sur le sol humide, laissant derrière elle la trace légère de ses pas. Elle avançait vers le champ où les survivants plantaient les premières pousses, ce qu’ils appelaient désormais le Jardin du Retour. Un nom simple, mais lourd de promesse. Les cris des enfants résonnaient déjà. Ils couraient entre les rangées de terre, les mains pleines de graines et de rires. Ethan les observait, accroupi, traçant des sillons droits comme des promesses d’avenir. Lina s’arrêta un instant pour le regarder. Sous la lumière dorée, ses traits semblaient apaisés. Il ne ressemblait plus à l’homme du chaos ni au combattant des ruines. Il était devenu ce qu’il avait toujours été : un bâtisseur d’humanité. — Tu viens ? lança-t-il, le sourire aux lèvres. Elle hocha la tête et le rejoignit, s’agenouillant près
Le vent soufflait sur les ruines comme une plainte ancestrale. Lina leva les yeux vers le ciel, d’un gris cendré, et sentit sur sa peau la morsure des premières gouttes de pluie. Ce n’était pas une pluie ordinaire — elle tombait avec une lenteur sacrée, comme si chaque goutte portait la mémoire du monde. Tout autour d’elle, les survivants restaient immobiles, les visages levés, écoutant le murmure des éléments, ce langage oublié que la terre avait enfin retrouvé. Depuis la chute du bastion de Ferros, trois jours s’étaient écoulés. Trois jours à marcher, à enterrer les morts, à panser les plaies, à tenter de reconstruire des gestes simples — manger, respirer, croire. Ethan avançait à ses côtés, le regard perdu quelque part entre la douleur et la foi. Ses mains, encore couvertes de traces de suie, tremblaient parfois sans qu’il s’en aperçoive. Ils avaient survécu. Mais à quel prix ? Lina s’arrêta sur une hauteur d’où l’on voyait la vallée entière : un champ de ruines et de cendres. L
Le vent s’était levé avant même que le soleil n’apparaisse. Pas un vent de tempête, ni de colère, mais un souffle ancien, chargé de voix lointaines. Il traversait le camp, faisait danser les tissus, renversait les cendres et caressait les visages endormis. Ce matin-là, le monde semblait respirer à nouveau. Lina sortit de sa tente, drapée dans un manteau de toile claire. La flamme bleue, au centre du camp, brûlait encore, paisible. Autour, les survivants s’éveillaient lentement. Certains murmuraient des prières, d’autres chantaient. Ce n’était plus le camp des errants, ni celui des fuyards. C’était le commencement d’un peuple. Malik la rejoignit, les yeux plissés vers l’horizon. — Le vent change, dit-il. Il ne vient plus du Sud. — Non, répondit Lina. Il vient d’ailleurs. De là où tout recommence. Il hocha la tête, sans comprendre vraiment, mais sans contester. Il avait appris que certaines phrases de Lina ne demandaient pas de réponse. Kael arriva à son tour, tenant une plume bl
L’aube se leva sur un horizon brûlant. Le ciel, d’un rouge presque liquide, semblait se dissoudre dans la terre. Le vent charriait des étincelles de poussière qui brillaient un instant avant de disparaître, comme des fragments de souvenirs. Lina ouvrit les yeux sur ce monde en mutation et sentit que quelque chose avait changé — pas seulement dehors, mais en elle.Le fragment noir qu’elle tenait depuis la veille palpitait doucement dans sa main. Il émettait une chaleur stable, comme un cœur minéral battant au rythme du sien. Elle ne savait pas encore ce qu’était vraiment cette pierre, mais elle sentait son influence : chaque pas qu’elle faisait semblait plus ancré, chaque respiration plus consciente.Les survivants se préparaient en silence. Malik donnait les ordres avec la précision d’un homme qui n’avait plus le luxe de douter. Kael ajustait les sangles de son sac, et Meryn dessinait des symboles sur le sol — des cercles, des lignes, des runes que personne ne comprenait, mais que tou
Le matin s’étira lentement sur les visages marqués de fatigue. Les flammes du camp s’étaient éteintes, ne laissant que des braises rougeoyantes qui palpitaient dans l’air calme. Autour de ces cendres, les survivants se taisaient, chacun absorbé dans ses pensées. Le vent, lui, ne soufflait plus. C’était un silence neuf, presque sacré, comme si la terre retenait son souffle. Lina se leva la première. Ses pas craquaient dans la poussière, et son regard balayait la plaine, désormais couverte de traces humaines : des tentes improvisées, des étendards faits de tissus déchirés, des feux allumés dans la nuit par des mains tremblantes mais vivantes. Ce n’était pas encore une armée — juste des âmes qui avaient décidé de ne plus fuir. — On a fait un miracle, souffla Malik derrière elle. — Pas encore, répondit-elle. Ce qu’on a maintenant, c’est un commencement. Le jeune homme hocha la tête, mais son regard restait inquiet. Il observait les silhouettes des Veilleurs — ces hommes venus du dé







