Lina arriva en avance au Palace ce soir-là. Plus qu’en avance : elle était là une heure plus tôt que prévu.
Elle avait passé l’après-midi à choisir comment attacher ses cheveux, si elle devait mettre un peu de brillant sur ses lèvres, ou si tout cela était ridicule. Finalement, elle opta pour la simplicité. Queue de cheval basse. Uniforme bien repassé. Des baskets propres. Et dans son sac, son carnet de croquis, au cas où elle aurait un moment à elle pendant la pause. Mais elle n’avait pas encore passé les portes qu’elle sentait déjà son estomac se tordre. Et s’il était là ? Et s’il ne la regardait même pas ? Elle salua rapidement les collègues qu’elle croisa dans les couloirs et se dirigea vers le couloir des salles VIP. Une d’entre elles avait été réservée à la dernière minute par le bureau de Monsieur Moreau pour une rencontre privée, et on lui avait demandé de préparer l’espace. Elle entra dans la salle Rubis, alluma les lumières et resta immobile une seconde. Le silence. Le luxe. Le parfum discret des fleurs fraîches. Et cette étrange impression d’être attendue. Elle se mit à la tâche immédiatement. Chaque chaise était déplacée avec soin, chaque nappe retendue, chaque verre inspecté sous la lumière. C’était apaisant, d’une certaine façon. Ce souci du détail lui permettait d’oublier l’agitation intérieure. Mais à peine avait-elle terminé qu’une voix douce retentit derrière elle : — Vous travaillez toujours avec autant de précision ? Elle sursauta. Ethan. Appuyé contre le chambranle de la porte, chemise blanche, manches retroussées. Il avait retiré sa veste, ce qui lui donnait un air plus… humain. Moins inatteignable. — Je... Oui, monsieur. Toujours. Il entra dans la salle, la porte se referma doucement derrière lui. Lina sentit son cœur accélérer. Il n’y avait qu’eux deux. — Je n’aime pas les approximations. C’est pour ça que j’ai demandé à ce qu’on vous affecte ici. Un silence. — Et parce que je voulais vous revoir. Elle releva les yeux lentement. Leurs regards se croisèrent. Il n’avait pas bougé. Mais l’air autour d’eux semblait plus dense. — Monsieur, je ne suis pas certaine que ce soit... approprié, murmura-t-elle. Il esquissa un sourire à peine perceptible. — Peut-être pas. Mais je n’ai jamais aimé les règles. Elle hésita. Il avançait doucement, pas après pas, comme s’il cherchait à ne pas l’effrayer. Mais il n’avait pas besoin de gestes brusques pour troubler Lina. Sa seule présence suffisait à faire trembler ses certitudes. — Vous avez des rêves, Lina ? Elle cligna des yeux. — Pardon ? — Des rêves. Des choses que vous voulez accomplir… quand vous n’êtes pas ici à laver les sols de cet hôtel. Elle baissa les yeux. — Je dessine, parfois. Des vêtements. Mais ce n’est rien d’important. — Ça l’est pour moi, répondit-il aussitôt. Elle releva les yeux, surprise. — Pourquoi ? Il s’approcha encore d’un pas. — Parce que dans ce monde rempli de faux-semblants et d’ambitions creuses, quelqu’un qui crée pour se libérer mérite qu’on l’écoute. Elle sentit sa gorge se nouer. Personne ne lui avait jamais dit ça. Personne ne lui avait jamais demandé ce qu’elle voulait. Pas même elle-même. Un long silence s’installa entre eux. Puis il demanda : — Puis-je les voir ? Elle fronça les sourcils. — Quoi donc ? — Vos dessins. Elle hésita. C’était intime. Trop intime. Mais quelque chose en lui… son regard, sa voix, sa posture… la poussait à lui faire confiance. Elle fouilla dans son sac, en sortit son carnet et le lui tendit, sans un mot. Il le prit avec précaution, comme s’il tenait un bijou fragile. Il feuilleta doucement, ses sourcils se haussant parfois, un sourire discret apparaissant par instants. — C’est… étonnant, murmura-t-il. Élégant. Audacieux. Il leva les yeux vers elle. — Vous avez du talent, Lina. Bien plus que vous ne l’imaginez. Elle se sentit rougir. Ce n’était pas juste de recevoir des mots aussi beaux d’un homme aussi… inaccessible. Elle reprit doucement son carnet, les mains tremblantes. — Je ne sais pas quoi dire... — Ne dites rien, dit-il. Et pendant un instant, ils restèrent là. Juste deux âmes qui se reconnaissent dans le silence. Mais au moment où il s’apprêtait à ouvrir la bouche pour parler à nouveau, la porte s’ouvrit brusquement. — Monsieur Moreau ? On vous attend dans le hall. C’était un employé, visiblement embarrassé d’interrompre. Ethan se redressa lentement, replaça ses manches, puis adressa à Lina un dernier regard. — Ce n’est pas fini. Pas pour moi. Et il sortit, laissant derrière lui une Lina bouleversée, incapable de savoir si elle devait fuir… ou espérer.Le silence était lourd. Trop lourd. Le bureau d’Ethan, vidé de toute chaleur humaine, baignait dans une lumière grise de fin d’après-midi. Les rideaux étaient tirés. Son téléphone, en mode silencieux, vibrait par intermittence sur le coin de son bureau. Appels manqués. Mails urgents. Réunions annulées. Mais il ne regardait rien. Il fixait un point invisible dans le vide, les mains croisées, les pensées noyées. La décision du conseil était tombée comme une épée. Suspendu de ses fonctions. Le temps qu’une « évaluation de sa conduite professionnelle et personnelle » soit menée. En réalité, il savait ce que ça voulait dire. Ils cherchaient à le pousser vers la sortie. L’exclure. L’humilier. Et tout ça, parce qu’il avait osé aimer une femme « en dehors des cercles ». Une femme vraie. Lina. --- Elle, de son côté, n’était pas rentrée chez elle depuis sa suspension. Elle n’avait pas eu la force. Elle s’était réfugiée dans le petit studio de Fatou, sa collègue, qui l’avait accu
Le soir était tombé sur Paris comme un voile de velours, et le Palace Moreau scintillait comme une cathédrale d’or et de lumière. C’était le soir du grand gala annuel de la Fondation Moreau — une soirée de charité déguisée, réservée à la haute société, où les fortunes s’affichaient derrière des masques élégants, où les secrets se murmuraient entre deux coupes de champagne. C’était aussi le soir où Ethan avait décidé de défier les règles. Pas celles de la Fondation. Celles de sa famille. Celles de tout un système. Ce soir, il allait danser avec Lina. En public. Et tant pis pour les conséquences. --- Quelques jours auparavant, dans un coin discret du jardin intérieur, il l’avait regardée droit dans les yeux. — Il y a un bal, samedi soir. Le plus important de l’année. Je veux que tu viennes avec moi. — Tu es sérieux ? avait-elle répondu, le cœur serré. — Plus que jamais. Je veux que tu sois là. À mes côtés. — Ethan… c’est le monde de ton père, de tes investisseurs, de tes "a
Le lendemain matin, Paris s’éveillait dans un gris doux, presque mélancolique. La pluie, fine et continue, tombait sur les vitres du Palace comme un chuchotement. À l’intérieur, le silence régnait dans les couloirs, mais dans le cœur de Lina, c’était la tempête. Elle n’avait pas dormi. Pas après cette nuit. Pas après avoir cédé à Ethan. Pas après lui avoir dit ces mots : Je t’aime. Elle s’était abandonnée à lui comme on saute d’un pont sans savoir si quelqu’un attend en bas pour rattraper la chute. Et au réveil, dans ses bras, le monde avait semblé… suspendu. Mais le monde réel, lui, n’attendait jamais longtemps. --- Ethan s’était levé tôt. Trop tôt. Il avait reçu un message de son père dès l’aube. Une convocation. Encore. Et il avait quitté l’appartement sans bruit, embrassant le front de Lina encore allongée dans les draps, sans oser la réveiller. Quand elle ouvrit les yeux, seule, le vide à côté d’elle fut comme une gifle. Pas parce qu’il était parti. Mais parce qu’el
Le vent soufflait doucement sur les toits du Palace ce soir-là. Les lumières de la ville scintillaient au loin comme des promesses inaccessibles, et Lina sentait que quelque chose avait changé. Pas seulement en elle. Dans l’air. Dans les gestes des gens. Dans la manière dont on la regardait. Elle n’était plus invisible. Et ce n’était pas une bonne chose. Les chuchotements avaient commencé à se multiplier dans les couloirs du Palace. Elle les entendait derrière son dos, ou bien dans les regards appuyés qu’elle surprenait entre deux étages. Elle ne savait pas exactement ce qui circulait, mais elle devinait l’essentiel : la fille du service de nettoyage qui tourne autour du patron. Elle en avait le souffle coupé rien qu’à y penser. Et pourtant… Quand elle retrouvait Ethan, tard dans la nuit, dans ce petit salon au fond du sixième étage, tout disparaissait. Il l’y attendait presque chaque soir désormais, entre deux rendez-vous, entre deux mondes. Assis dans un fauteuil en cuir,
Ils restèrent là. Main dans la main. Pas longtemps. Juste assez pour que le silence devienne plus éloquent que n’importe quelle déclaration. Les doigts d’Ethan étaient chauds, fermes, mais pas oppressants. Il ne tirait pas Lina à lui. Il ne forçait rien. Il attendait. Respectueusement. Elle, de son côté, avait l’impression que le monde autour d’eux se floutait. Le Palace, le marbre froid, les murs dorés, les horaires de service… tout disparaissait. — Je ne sais pas ce qu’on fait, murmura-t-elle. — Moi non plus, répondit-il sincèrement. Elle leva les yeux vers lui. Son regard n’avait rien d’arrogant. Il n’était pas le patron en cet instant. Pas le milliardaire. Il était un homme qui doutait. Et c’était peut-être ce qui la troubla le plus. — Ce n’est pas raisonnable, reprit-elle. On est… trop différents. Ce monde-là, le vôtre… il n’est pas fait pour moi. Ethan sourit légèrement. — Peut-être que c’est le mien qui n’est pas fait pour moi non plus. Cette phrase la désarma. Il
Le lendemain matin, la ville s’éveillait doucement, mais Lina, elle, n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Elle avait tourné, encore et encore, dans son petit lit trop étroit. Les mots d’Ethan résonnaient dans sa tête comme une chanson obsédante : > « Ce n’est pas fini. Pas pour moi. » Elle n’avait pas l’habitude de ce genre de trouble. Sa vie, elle la menait comme une partition bien réglée : lever, travail, retour à la maison, petite sœur, silence. Pas de place pour l’imprévu. Pas de place pour les émotions incontrôlables. Et pourtant… il avait suffi d’un regard. D’un compliment sincère. D’un homme qui voyait au-delà de son uniforme. > “Tu as du talent.” Elle avait répété cette phrase à voix basse pendant des heures, comme une prière secrète. --- Quand elle arriva à l’hôtel ce soir-là, l’ambiance semblait plus tendue que d’habitude. Le personnel s’agitait discrètement, les voix étaient plus basses, les regards plus fuyants. Elle rejoignit rapidement le local technique pour p