Masuk
Le balai glissait sur le sol en marbre, dessinant des cercles parfaits autour des pieds de Lina.
La lumière des lustres, encore tamisée à cette heure, se reflétait sur le carrelage comme sur une scène de théâtre abandonnée. Il était 6h17. L’hôtel était silencieux. Trop silencieux. Seuls ses pas et le léger cliquetis du seau rompaient le vide. Elle aurait pu s’y habituer, à ce silence. Mais ce matin-là, il semblait... lourd. Comme s’il annonçait quelque chose. Depuis deux ans qu’elle travaillait ici, Lina avait appris à devenir invisible. À baisser les yeux quand les riches passaient. À sourire même quand son dos hurlait. À faire comme si le monde qu’elle nettoyait n’était pas le sien. Mais ce matin-là, quelque chose dans l’air était différent. Elle arrangea sa blouse, essuya ses mains moites sur son tablier, puis se dirigea vers l’ascenseur principal pour y nettoyer les traces laissées la veille. Une soirée privée avait eu lieu à l’étage présidentiel. Un énième gala pour des gens trop riches pour se souvenir des visages. Un morceau de verre avait glissé entre les dalles. En se baissant pour le ramasser, elle aperçut son reflet dans le chrome : cheveux tirés, cernes marqués, regard fatigué… et résigné. Elle soupira. Une journée de plus à survivre. Un "DING" sec la fit sursauter. Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent lentement. Elle se redressa aussitôt et fit un pas en arrière, tête baissée. Un pas. Deux pas. Des chaussures en cuir noir parfaitement cirées. Un parfum. Boisé. Intense. Élégant. Ethan Moreau. Même sans l’avoir jamais vu de près, elle savait que c’était lui. Il n’y avait qu’un homme qui dégageait ce genre d’aura dans tout l’hôtel. Le propriétaire. Le milliardaire. L’héritier devenu patron. Le fantôme des couloirs, présent partout mais que personne n’osait vraiment regarder. Il parlait au téléphone, d’une voix grave, calme, presque tranchante. — Si ce n’est pas signé d’ici midi, on abandonne l’offre. Je ne veux pas de demi-mesures. Pause. — Tu sais ce que j’ai dit. Et je ne répéterai pas. Il s’arrêta. Lina sentit son souffle se bloquer. Il était juste là. À quelques centimètres. Il ne parlait plus. Il ne bougeait plus. Son regard… elle le sentait sur elle. Elle n’osait pas lever la tête. C’était interdit. On leur avait bien dit lors de la formation : “Ne fixez jamais Monsieur Moreau. Il déteste ça.” Mais elle ne put s’en empêcher. Juste un coup d’œil. Ses yeux rencontrèrent les siens. Bruns. Profonds. Insondables. Le monde sembla s’arrêter. Pendant une seconde, une seule, il ne fut pas un milliardaire. Et elle, pas une simple femme de ménage. Il y avait juste deux êtres humains, perdus dans un instant figé. — Vous êtes nouvelle ? demanda-t-il, d’une voix étonnamment douce. Lina ouvrit la bouche, incapable de répondre tout de suite. — Non… non monsieur. Ça fait deux ans. Il haussa un sourcil, surpris. — Deux ans. Et je ne vous ai jamais vue ? Elle baissa la tête à nouveau. — On m’affecte aux services de nuit. Pour ne pas déranger les clients… Un silence. Puis un léger "hmm" qu’elle ne sut pas interpréter. Il la regarda encore quelques secondes. Elle sentit ses joues brûler, son cœur battre trop fort. Puis, sans un mot de plus, il reprit sa marche vers la sortie. Le cliquetis de ses pas s’éloigna rapidement, englouti par l’immensité du hall. Lina resta là, droite comme une statue, son balai toujours dans les mains. Elle n’avait pas rêvé. Il lui avait parlé. Il l’avait regardée. Et pour la première fois depuis des années, elle s’était sentie… visible. Quand elle se remit enfin à bouger, ses mains tremblaient. Pourquoi avait-il brisé le silence ce matin ? Pourquoi elle ? Elle secoua la tête. Ce n’était rien. Il ne se souviendrait même pas de cet échange. Mais au fond d’elle, une étincelle s’était allumée. Une étincelle dangereuse. Parce que Lina savait très bien que dans son monde à elle, les regards comme celui-là n’apportaient rien… sauf des ennuis. Et pourtant, tout au fond de son cœur, une petite voix murmurait : “Et si c’était le début de quelque chose ?”Le jour s’éveillait lentement, caressant la vallée d’une lueur dorée. La rosée couvrait les feuilles du Dernier Jardin, scintillant comme mille petites promesses. Le vent se glissait entre les branches, apportant avec lui une musique douce, presque ancienne. Le monde semblait respirer à nouveau, paisible, lavé du tumulte. Lina se tenait debout sur la colline, observant la plaine. Le village s’étendait au loin, vibrant de vie. Des rires, des chants, des gestes simples. Des visages nouveaux. Des enfants qui n’avaient pas connu la guerre. Elle inspira profondément. L’air avait cette saveur que seuls les recommencements savent offrir : celle du possible. Derrière elle, les pas d’Ethan s’approchèrent. — Tu es déjà debout ? — Le sommeil m’a quittée avant l’aube. — Mauvais rêve ? Elle secoua la tête. — Non. Juste... le besoin de me souvenir. Ils restèrent un instant à contempler l’horizon. Les champs s’étendaient à perte de vue, parsemés de fleurs et de cultures. On aurait dit un oc
Le soleil se levait lentement, dorant la vallée nouvelle de ses rayons obliques. Le vent glissait entre les collines, porteur d’un parfum d’herbe fraîche et de cendre ancienne. Lina marchait pieds nus sur le sol humide, laissant derrière elle la trace légère de ses pas. Elle avançait vers le champ où les survivants plantaient les premières pousses, ce qu’ils appelaient désormais le Jardin du Retour. Un nom simple, mais lourd de promesse. Les cris des enfants résonnaient déjà. Ils couraient entre les rangées de terre, les mains pleines de graines et de rires. Ethan les observait, accroupi, traçant des sillons droits comme des promesses d’avenir. Lina s’arrêta un instant pour le regarder. Sous la lumière dorée, ses traits semblaient apaisés. Il ne ressemblait plus à l’homme du chaos ni au combattant des ruines. Il était devenu ce qu’il avait toujours été : un bâtisseur d’humanité. — Tu viens ? lança-t-il, le sourire aux lèvres. Elle hocha la tête et le rejoignit, s’agenouillant près
Le vent soufflait sur les ruines comme une plainte ancestrale. Lina leva les yeux vers le ciel, d’un gris cendré, et sentit sur sa peau la morsure des premières gouttes de pluie. Ce n’était pas une pluie ordinaire — elle tombait avec une lenteur sacrée, comme si chaque goutte portait la mémoire du monde. Tout autour d’elle, les survivants restaient immobiles, les visages levés, écoutant le murmure des éléments, ce langage oublié que la terre avait enfin retrouvé. Depuis la chute du bastion de Ferros, trois jours s’étaient écoulés. Trois jours à marcher, à enterrer les morts, à panser les plaies, à tenter de reconstruire des gestes simples — manger, respirer, croire. Ethan avançait à ses côtés, le regard perdu quelque part entre la douleur et la foi. Ses mains, encore couvertes de traces de suie, tremblaient parfois sans qu’il s’en aperçoive. Ils avaient survécu. Mais à quel prix ? Lina s’arrêta sur une hauteur d’où l’on voyait la vallée entière : un champ de ruines et de cendres. L
Le vent s’était levé avant même que le soleil n’apparaisse. Pas un vent de tempête, ni de colère, mais un souffle ancien, chargé de voix lointaines. Il traversait le camp, faisait danser les tissus, renversait les cendres et caressait les visages endormis. Ce matin-là, le monde semblait respirer à nouveau. Lina sortit de sa tente, drapée dans un manteau de toile claire. La flamme bleue, au centre du camp, brûlait encore, paisible. Autour, les survivants s’éveillaient lentement. Certains murmuraient des prières, d’autres chantaient. Ce n’était plus le camp des errants, ni celui des fuyards. C’était le commencement d’un peuple. Malik la rejoignit, les yeux plissés vers l’horizon. — Le vent change, dit-il. Il ne vient plus du Sud. — Non, répondit Lina. Il vient d’ailleurs. De là où tout recommence. Il hocha la tête, sans comprendre vraiment, mais sans contester. Il avait appris que certaines phrases de Lina ne demandaient pas de réponse. Kael arriva à son tour, tenant une plume bl
L’aube se leva sur un horizon brûlant. Le ciel, d’un rouge presque liquide, semblait se dissoudre dans la terre. Le vent charriait des étincelles de poussière qui brillaient un instant avant de disparaître, comme des fragments de souvenirs. Lina ouvrit les yeux sur ce monde en mutation et sentit que quelque chose avait changé — pas seulement dehors, mais en elle.Le fragment noir qu’elle tenait depuis la veille palpitait doucement dans sa main. Il émettait une chaleur stable, comme un cœur minéral battant au rythme du sien. Elle ne savait pas encore ce qu’était vraiment cette pierre, mais elle sentait son influence : chaque pas qu’elle faisait semblait plus ancré, chaque respiration plus consciente.Les survivants se préparaient en silence. Malik donnait les ordres avec la précision d’un homme qui n’avait plus le luxe de douter. Kael ajustait les sangles de son sac, et Meryn dessinait des symboles sur le sol — des cercles, des lignes, des runes que personne ne comprenait, mais que tou
Le matin s’étira lentement sur les visages marqués de fatigue. Les flammes du camp s’étaient éteintes, ne laissant que des braises rougeoyantes qui palpitaient dans l’air calme. Autour de ces cendres, les survivants se taisaient, chacun absorbé dans ses pensées. Le vent, lui, ne soufflait plus. C’était un silence neuf, presque sacré, comme si la terre retenait son souffle. Lina se leva la première. Ses pas craquaient dans la poussière, et son regard balayait la plaine, désormais couverte de traces humaines : des tentes improvisées, des étendards faits de tissus déchirés, des feux allumés dans la nuit par des mains tremblantes mais vivantes. Ce n’était pas encore une armée — juste des âmes qui avaient décidé de ne plus fuir. — On a fait un miracle, souffla Malik derrière elle. — Pas encore, répondit-elle. Ce qu’on a maintenant, c’est un commencement. Le jeune homme hocha la tête, mais son regard restait inquiet. Il observait les silhouettes des Veilleurs — ces hommes venus du dé







