Se connecterValentina
Je secoue la tête, un minuscule mouvement de déni. Je ne sais pas pourquoi. Je reviens vers lui, posant délicatement le verre cristallin et la bouteille ambrée sur la table. Au moment où je me redresse, sa main jaillit. Un éclair d’argent et de chair pâle. Ses doigts, longs et forts, cerclés d’une lourde bague en argent à la tête de serpent, se referment autour de mon poignet. La pression est de fer, implacable, mais calibrée. Pas assez pour écraser, pour faire mal. Juste assez pour emprisonner, pour signifier que je ne peux partir que s’il le décide. Sa peau est étonnamment chaude, presque brûlante.
— Comment tu t’appelles ? demande-t-il, sans desserrer son étreinte. Ses yeux ne quittent pas les miens.
— Valentina.
— Valentina. Il fait rouler mon nom dans sa bouche comme s’il goûtait un vin rare, un fruit défendu. Un nom d’ange pour une serveuse d’enfer. Le contraste est… intrigant.
— Lâchez-moi.
— Pourquoi ? Il incline la tête, un vague sourire aux lèvres qui ne parvient pas à atteindre ses yeux, restés d’un noir absolu. Tu as peur ?
Je relève le menton, une bravade inutile, puérile face à un prédateur de son calibre.
— Non.
— Tu mens avec tes yeux grands ouverts. Il relâche enfin mon poignet. Ma peau garde l’empreinte parfaite de ses doigts, une marque blanche puis rouge, brûlante, un tatouage éphémère. Je vois la peur. Elle te va bien. Elle met une lueur dans ton regard, un frémissement sur ta peau. Elle te rend plus vivante que toutes les femmes mortes qui traînent ici.
Il se verse un verre de tequila, le contemple. La lueur jaune et dorée du liquide se reflète dans ses pupilles noires, y allumant deux minuscules flammes froides.
— Tu devrais partir, Valentina. Ce lieu est trop petit pour toi. Trop sombre. Il te vole ta lumière.
Ses mots me frappent en plein cœur. C’est ce que je me dis tous les jours, la nuit, en regardant mes mains tachées de graisse et de bière.
— On fait avec ce qu’on a. La vie n’est pas un tableau parfait.
— C’est exactement ce qui tue les gens, ángel. Il lève son verre, l’avale d’un trait sans sourciller, son cou musclé travaillant. L’acceptation. La résignation. C’est le premier pas vers l’oubli.
Il remplit à nouveau son verre, le geste précis, fluide.
— Tu crois qu’il y a de la lumière en toi ? De la vraie clarté ? Sa question tombe comme un couperet.
— Tout le monde a de la lumière et des ombres, je murmure, hypnotisée par son regard.
— Erreur. Il pose le verre, le choc du cristal sur le bois est sec. La plupart des gens ne sont que des zones grisâtres, des crépuscules permanents. Des ombres qui se croient vivantes. La vraie noirceur… et la vraie lumière… sont des territoires extrêmement rares et dangereux.
Il me dévisage, comme pour chercher quelque chose.
— La noirceur, Valentina, ce n’est pas faire le mal par colère ou par bêtise. C’est le comprendre, l’accepter, et le choisir. C’est une force froide et consciente. C’est regarder l’abîme et décider d’y habiter.
Un frisson me parcourt l’échine.
— Et la lumière, alors ?
Il sourit, un vrai sourire cette fois, qui dévoile des dents très blanches. Il n’en est que plus terrifiant.
— La lumière, c’est pire. C’est croire en la pureté au milieu de la boue. C’est refuser de se salir les mains alors que tout le monde vous jette de la terre au visage. C’est une folie douce et têtue. Une flamme qui attire tous les papillons de nuit pour mieux les brûler. Il se penche un peu vers moi. Montre-moi tes mains.
Je les tends, malgré moi. Elles sont pâles, fines, avec une petite tache de peinture bleue sur l’index gauche qui n’a jamais voulu partir.
— Des mains qui voudraient créer, dit-il, sans les toucher. Pas servir. Pas survivre. Tu prétends à la lumière, Valentina, mais tu vis dans l’ombre par lâcheté. Ta clarté, tu l’as enterrée ici, sous les cacahuètes et la bière tiède.
Ses mots sont des lames. Ils coupent plus profond que n’importe quelle insulte.
— Tu ne me connais pas, je souffle, la colère et l’humiliation montant en moi, balayant un instant la peur.
— Je vois l’étincelle. Mais une étincelle qui refuse de devenir flamme n’est qu’un regret. Et les regrets, à la fin, ne sont que de la noirceur qui n’ose pas dire son nom.
Il se renverse contre sa chaise, me toisant.
— Tu veux un conseil, ángel ?
ValentinaLe silence, après son départ, est pire qu’un coup de tonnerre. C’est un vide dense, chargé de l’effroi de tous ceux qui ont été témoins. Je suis toujours debout, le bras engourdi, le souffle court. La brûlure dans ma paume a cédé la place à un froid mortel qui remonte le long de mon bras, envahit ma poitrine, se faufile dans mes os. Qu’ai-je fait ? La question tourne en boucle, hystérique, dans ma tête. Ce n’est plus une réflexion, c’est une pulsation de terreur pure.Je sens d’abord les regards. Ils ne sont plus furtifs, effrayés de loin. Ils sont braqués sur moi, ouvertement, avec une horreur mêlée de fascination morbide. Comme on regarde quelqu’un qui vient de marcher sur une mine et qui n’a pas encore réalisé qu’elle va exploser. Personne ne bouge. Personne ne parle. Le client au comptoir tient son verre à mi-hauteur, pétrifié. Deux hommes près du billard sont figés dans une posture de jeu interrompue. L’air est devenu de la glu.Puis, un mouvement. Lent, hésitant. C’est
Valentina.— Tu ne trouveras rien, craché-je. Parce qu’il n’y a rien à trouver. Tu ne peux pas tout acheter, Diego.Il sourit, un sourire de requin.— Combien ?Le mot est lancé, simple, direct, obscène.— Quoi ?— Combien veux-tu ? Pour une nuit. Pour te donner à moi. Pour cesser cette comédie de désintérêt et admettre ce qui se passe entre nous. Nomme ton prix. Il y a un défi nouveau dans ses yeux maintenant. Celui de croire qu’il a enfin touché le fond de mon être, qu’il m’a réduite à un chiffre.C’en est trop.La rage explose.Je ne pense pas. Mon corps réagit avant mon esprit. Je me lève d’un mouvement si brusque que ma chaise racle le sol avec un crissement strident. Tout mon bras suit l’élan de ma colère, décrivant un large arc dans l’air chargé de tension.Le claquement de ma paume contre sa joue est un éclat sec, violent, qui déchire le silence du bar comme un coup de feu.Le temps se fige.Je reste là, la main en l’air, la peau de ma paume brûlante, engourdie par l’impact.
ValentinaLa tequila coule dans ma gorge, un feu liquide qui n’arrive pas à réchauffer le froid qui m’a saisie. Son regard est un poids physique sur ma peau, une exploration lente et délibérée qui me laisse nue, vulnérable, malgré mes résolutions. Chaque seconde à cette table est une éternité. Je joue un rôle, celui de la fille courageuse, mais l’effroi est là, tapi, prêt à refermer ses mâchoires sur ma feinte audace.Il lève son verre, l’observe, le fait tourner lentement. La lueur ambrée du liquide captive la faible lumière.— Alors, Valentina. Par où comptes-tu commencer ?Sa voix est douce, presque taquine. Mais l’intention derrière est tranchante comme un rasoir.Je prends une inspiration, sachant que je dois garder le contrôle de cette conversation, de ce jeu mortel.— Commencer quoi ?— Le défi. La séduction. Il pose son verre, le choc du cristal sur le bois est sec, définitif. Tu es assise là. Tu bois mon alcool. Tu soutiens mon regard. Ce sont des préliminaires acceptables. M
Valentina Le service est une épreuve. Chaque fois que la porte s’ouvre, mon cœur fait un bond dans ma poitrine. Chaque silhouette masculine dans la pénombre prend un instant ses traits. La tension monte en moi, un ressort qui se serre à se briser. Je suis à la fois terrifiée à l’idée de le voir, et furieuse qu’il ne soit pas encore là. Comme s’il me faisait attendre exprès, pour user mes nerfs, pour me montrer que le tempo de cette danse macabre est le sien.Puis, vers minuit, l’atmosphère change. Une vague de silence se propage depuis l’entrée, plus profonde que les précédentes. Je n’ai pas besoin de me retourner. Je le sens. Une présence qui aspire le son, la lumière, l’air même de la pièce.Je finis de servir une bière, essuie mes mains sur mon tablier, et prends une profonde respiration. Montre-lui. Montre-lui que tu n’as pas peur. Ou du moins, que ta peur ne te contrôle pas.Quand je me retourne finalement, il est là.Assis à sa table, dans l’ombre. Il ne porte pas de costume ce
ValentinaLe jour se lève, gris et lourd, en parfaite harmonie avec l’état de siège qui règne dans notre appartement. Le petit-déjeuner se prend dans un silence de crypte, uniquement troublé par le cliquetis des cuillères sur les bols de faïence ébréchée. Le regard de ma mère, rougi et épuisé, ne me quitte pas, chargé d’une interrogation muette et désespérée. Elle cherche dans mes traits un signe de recul, une faille dans la résolution folle que j’ai affichée la veille. Je garde mon visage aussi lisse que possible, un masque de calme que je ne ressens pas. À l’intérieur, c’est la tempête.— Fais attention à toi.Elle murmure enfin, alors que je me lève pour partir à la faculté. Sa voix est rauque, usée par les larmes et l’insomnie. C’est tout ce qu’elle peut concéder. Une trêve fragile, armée d’une peur omniprésente.— Toujours, mamá.Dehors, l’air est chargé d’une humidité poisseuse. Et pour la première fois, je vois la rue avec de nouveaux yeux. Ce n’est plus simplement mon quartier
ValentinaLa panique, cette fois, est réelle, aiguë. Elle m’enfonce une lame glacée dans le ventre. Il n’a pas seulement « l’œil » sur moi. Il a des yeux partout. Un réseau d’informateurs. Une toile.— Et ce soir… continue ma mère, ses larmes coulant de nouveau librement. Don Alberto… tu sais, le veuf du troisième… il est venu me voir. Il était blanc comme un linge. Il a dit… il a dit qu’on lui avait fait passer un message. « Que la jolie serveuse de La Última Lágrima prenne soin d’elle. Les rues sont dangereuses la nuit pour les anges. » Elle éclate en sanglots bruyants. C’est une menace, Valentina ! Une menace voilée, mais c’en est une ! Tout le monde a compris. Tout le monde a peur de ce diable !Le mot est lâché. Diable. Il résonne dans la pièce pauvre, lui donnant une dimension de cauchemar.Je guide ma mère jusqu’au canapé, m’assois à côté d’elle, la berçant machinalement. Mon esprit tourne à toute allure, mais il est vide. Vide de solutions. Plein de cette image de Diego, de







