— Bonjour.
Un seul mot, sec, tranchant. Dans sa bouche, ce simple « bonjour » résonne comme une lame froide qui effleure la gorge, prête à entailler au moindre faux pas. Le genre de mot qui semble vouloir déchirer le voile fragile derrière lequel je me cache.
Je ne réponds pas tout de suite. Pas par défi. Pas par fierté. Mais parce que ma voix est étranglée, coincée quelque part entre ma cage thoracique et mes dents serrées. J’inspire lentement, le souffle court, cherchant à dompter ce tumulte qui gronde en moi. L’air est plus lourd, plus dense, chargé de menace muette.
Un hochement de tête, rien de plus. Je n’ose pas faire plus.
Raphaël me fixe intensément. Son regard est une morsure glaciale. Puis il fait glisser la tablette devant lui, sur la table, d’un geste fluide, précis, presque mécanique. Il tapote l’écran sans jamais me quitter des yeux. Ce geste semble inscrit dans sa nature, une habitude taillée dans l’acier, sans place pour l’erreur ou l’imprévu. Jamais je ne l’ai vu faire un geste inutile. Pas un froncement de sourcil, pas un battement de cil qui trahisse la moindre hésitation. Il est… chirurgical.
— Merci d’être venue, dit-il calmement.
Je déglutis. Puis cette fois, c’est moi qui parle.
— Ai-je vraiment eu le choix ?
Un sourire minuscule se dessine au coin de ses lèvres. Un sourire qui n’a rien de chaleureux, plutôt la promesse d’un venin qu’il s’apprête à injecter.
— Vous avez toujours le choix, affirme-t-il. Ce sont les conséquences qui varient.
Il lève les yeux vers moi. Là commence le véritable jeu. Le piège silencieux. La danse macabre dont il est le maître absolu. J’y suis entrée en pensant pouvoir tenir le rythme, imposer mes pas. Mais lui, il ne danse pas. Il commande. Il mène. Et moi, je suis l’ombre qui suit.
— Si vous m’avez convoquée pour parler en énigmes, lui dis-je sèchement, je vous fais gagner du temps : je ne suis pas douée à ce jeu-là.
Un silence. Puis, d’une voix posée, presque trop calme :
— Très bien. Parlons sans détours.
Il dépose la tablette. Croise les mains devant lui, la posture parfaite d’un homme qui sait qu’il tient la partie. Son regard se plante dans le mien, lourd, implacable. Il ne cligne pas. Il attend que ce soit moi.
— Vous êtes intelligente. Intuitive. Discrète. On vous écoute plus qu’on ne vous voit. C’est rare. Et utile.
— Utile à quoi ? je réplique, la voix tremblante malgré moi.
— Utile pour ce que j’ai en tête.
Un éclair de colère déferle en moi, rugissant, prêt à éclater. Mes tempes battent à tout rompre, mes doigts se serrent en poings. Je ne peux pas me taire.
— J’aimerais savoir ce que j’ai signé exactement. Parce que je ne me souviens pas avoir accepté de me vendre corps et âme.
Il ne bouge pas. Ne hausse pas le ton. Ne fronce même pas les sourcils. Il incline juste légèrement la tête, comme s’il contemplait une aberration.
— Vous confondez votre perception avec la réalité.
Je réplique aussitôt :
— Et vous, vous confondez contrôle et soumission.
Il rit, un son bref, dénué de toute chaleur. Un rire qui glace les os.
— Vous avez du répondant. C’est bien. Mais ce n’est pas ce qui vous sauvera ici. Vous pensez qu’il s’agit d’un combat. Ce n’en est pas un.
— Vraiment ? je rétorque, le souffle court.
— Non. C’est une construction. Une machinerie bien huilée. Soit vous en faites partie, soit vous êtes un obstacle à éliminer.
Mon corps tout entier se tend. Je me lève brusquement, presque sans réfléchir, consciente pourtant que c’est une folie. Le cuir de la chaise grince sous mes jambes. La table entre nous semble une frontière fragile, une ligne de sécurité illusoire. Lui, immobile.
— Pourquoi moi ? je demande, la voix tremblante de défi. Il y a des centaines de personnes mieux placées, mieux formées. Moins… réticentes.
Il s’appuie doucement en arrière, croise une jambe sur l’autre. Sa voix devient presque douce, hypnotique.
— Parce qu’aucune d’entre elles ne se méfie autant que vous. Et c’est précisément ce qui vous rend précieuse.
Je reste debout, mon cœur tambourinant dans ma poitrine. Il le voit. Je le sens. Et ça l’amuse.
— Je ne veux pas de votre offre, dis-je avec force. Je ne veux pas entrer dans votre système, ni jouer à vos jeux. Je veux juste qu’on me laisse tranquille.
Son silence est long, pesant. Mes bras tremblent malgré moi, mais je refuse de le montrer. Je me force à respirer lentement, calmement, par le nez. Puis, lentement, il se lève aussi. Pas plus grand que moi, mais sa simple présence emplit la pièce. Il a cette manière de prendre l’espace, de le redessiner autour de lui.
— Vous croyez que votre volonté est un argument. Ce n’est pas le cas. Ce n’est même pas un facteur.
Je recule instinctivement d’un pas.
— Si vous voulez me menacer, allez-y. Mais ne cachez pas vos menaces sous des jolis mots.
Il s’approche, juste assez pour que je sente son souffle, trop près pour que je puisse fuir.
— Ce n’est pas une menace, dit-il doucement. C’est une certitude. Vous êtes déjà impliquée. Vous ne pouvez plus reculer. Vous avez vu ce qu’il ne fallait pas voir. Compris ce que d’autres n’ont jamais deviné. Vous êtes dans l’engrenage. Vous pouvez nier, lutter, crier, pleurer. Mais vous êtes là. Et moi aussi.
Il s’interrompt. Son regard cherche le mien. Il s’incline légèrement en avant, sa voix devient un murmure chargé de menace.
— Vous êtes brillante. C’est ce qui me rend patient.
Je le fixe, muette. J’aimerais déverser une insulte, un adieu tranchant, un refus définitif. Mais aucun mot ne franchit mes lèvres.
Il recule. La distance revient, mais la tension ne diminue pas.
— Vous avez une semaine. Pour réfléchir. Pour choisir comment vous voulez vous intégrer. Ce n’est pas une offre. C’est un calendrier.
Il se dirige vers la porte. Chaque pas résonne dans la pièce comme un glas funèbre. Avant de disparaître, il s’arrête, se retourne vers moi.
— Et si vous envisagez de fuir… pensez aux gens que vous aimez. C’est souvent par là qu’on commence à rappeler les fuyards.
Puis il s’efface derrière la porte qui se referme dans un claquement sec.
Je reste là, seule dans cette pièce sans fenêtres, prise au piège par des murs invisibles.
Piégée.Le silence m’écrase. Je ferme les yeux, lutte contre l’envie de hurler. La vérité est là, impitoyable : j’ai déjà perdu.
IrisJe ne dors pas.La nuit avance, lourde, silencieuse, presque irréelle. Tout est calme autour de moi, mais dans ma tête, c’est un chaos. La chambre est plongée dans une obscurité douce, seulement traversée par la lumière jaune du lampadaire qui filtre à travers les rideaux. Dans un coin, sur une chaise, la robe noire repose, solitaire. Elle m’attend. Comme une promesse silencieuse. Ou une menace à peine voilée.Je la regarde encore, hypnotisée, incapable de détourner le regard. Elle est là, immobile, froide. Une étoffe qui ne se contente pas d’habiller mon corps, mais qui semble peser sur mon esprit. Plus qu’un vêtement, elle est devenue un symbole, un défi. Une clé vers un territoire inconnu, dangereux, mais nécessaire.Je reste là, immobile, suspendue à ce moment figé, avec mes pensées qui tourbillonnent, s’entrechoquent. L’esprit en ébullition, pris dans une tempête silencieuse.Mathias ne m’a pas appelée.Il attend. Je le sais. Il attend une réponse, une décision. Mais lui, lu
IrisJ’ai lâché la première pierre. Et tout est prêt à s’effondrer.Je referme la porte de la chambre derrière moi.Pas violemment. Pas même brusquement. Juste… fermement. Comme on referme une page. Comme on choisit, consciemment, de laisser quelque chose derrière soi.Je reste un moment debout, les doigts crispés sur la poignée. Mon cœur tape si fort que j’ai l’impression que Mathias peut l’entendre de l’autre côté du mur. Il est resté dans le salon, seul avec ses remords, ou peut-être avec rien du tout. Peut-être qu’il ne ressent rien. Peut-être que cette idée – son idée – ne l’a pas détruit comme elle me déchire.Je m’avance dans la pénombre de la pièce. Je retire lentement mes boucles d’oreilles, mécaniquement, sans penser. Ma robe glisse sur mes hanches, s’écrase au sol dans un bruit doux. Je suis nue. Pas seulement physiquement. Il m’a dépouillée. De mon amour, de ma confiance. De la sécurité illusoire dans laquelle je me tenais depuis six ans.Et pourtant, je ne pleure pas.Je
MathiasLes heures s’étiraient dans la pénombre de l’appartement, lourdes d’un silence épais, chargé de tout ce qui n’avait pas été dit, de tout ce qui ne pouvait plus être contenu. Iris était là, dans la pièce d’en face, et pourtant si loin. Je sentais son souffle, son agitation contenue, mais aussi cette muraille qu’elle élevait autour d’elle, pour se protéger — de moi, de ce que je représentais, de Raphaël aussi, même si elle refusait encore de le voir.Je n’avais jamais voulu qu’elle souffre. Jamais. Pourtant, tout ce que j’avais bâti, tout ce que je défendais avec rage et obstination, semblait la broyer un peu plus chaque jour. Elle me regardait comme si je portais la guerre sur mes épaules, et elle avait raison. Mais elle ignorait encore combien cette guerre me rongeait aussi, combien elle me détruisait lentement, de l’intérieur.Je savais que Raphaël rôdait toujours, invisible, omniprésent. Ce fantôme, cet autre homme, que je ne pouvais ignorer. Chaque fois que son nom glissait
MathiasJe le savais, ce soir serait une épreuve. Chaque fois qu’Iris franchissait la porte, c’était comme si une tempête s’abattait sur moi, détruisant tout ce que j’avais tenté de construire. Je la regardais, le visage fermé, son regard brûlant d’une colère qu’elle n’avait jamais osé me montrer auparavant. Elle n’était plus la femme fragile que j’avais connue, elle était devenue un volcan prêt à éclater, et je me sentais pris au piège entre la peur de la perdre et celle de la voir m’échapper.La pièce semblait se rétrécir autour de nous, comme si le poids de nos silences s’alourdissait à chaque seconde. J’entendais le battement de mon cœur, sourd et rapide, et je savais qu’elle entendait le sien aussi.— Tu crois que c’est facile pour moi ? Sa voix était un souffle tranchant qui déchirait le silence. Ses mots résonnaient comme un coup de tonnerre. Je serrai les poings, la rage et la culpabilité mêlées se tordant en moi. Tu crois que je fais tout ça parce que j’aime ça ? Parce que j’
IrisJe rentrais à la maison, le cœur lourd, les mains crispées autour du sac que je n’avais même pas eu le courage de défaire. Chaque pas résonnait dans ce couloir que je connaissais pourtant par cœur, mais qui ce soir me semblait étranger, comme si la maison elle-même me rejetait. J’avais l’impression d’avancer dans un cauchemar dont je ne pouvais me réveiller. Raphaël avait encore franchi une limite cette ligne fragile que j’avais cru ne jamais revoir, la frontière entre la colère sourde et la rupture. Cette limite que je sentais sous mes pieds vaciller dangereusement.Le silence m’enveloppait, pesant, oppressant. Pas un bruit à part le tic-tac lancinant de l’horloge dans le salon. Je savais que j’allais le retrouver là, à m’attendre, son regard de feu prêt à déchaîner la tempête. Mais ce soir, ce n’était plus un jeu d’équilibre que je voulais, c’était une explosion. Il fallait qu’il comprenne, qu’il sente cette colère sourde et ce désespoir que j’avais gardé trop longtemps enfermé
Raphaël Je restais là, debout dans l’obscurité tamisée de mon bureau, les doigts effleurant distraitement le verre froid d’un whisky à moitié plein. Le silence de la pièce m’enveloppait, mais dans ma tête, c’était une tempête qui grondait, un chaos de pensées et de désirs que je peinais à contenir. Depuis le premier jour où je l’avais vue, elle hantait chacun de mes instants, défiant toute logique, toute prudence. Elle était ce feu imprévisible que je voulais à la fois maîtriser et laisser brûler, cette énigme que je ne pouvais ni fuir ni déchiffrer facilement.Je revois ce moment précis son regard qui avait croisé le mien pour la première fois, ce mélange d’éclat et de défi, cette posture fière qui refusait toute soumission. Une femme qui savait se battre, oui, mais sous cette armure de colère et de douleur, je devinais une fragilité qu’elle s’évertuait à cacher. Cette fragilité était la clé. Je le sentais au plus profond de moi. Il me fallait juste découvrir ce point faible, ce mai