FAZER LOGINJe ne dors pas cette nuit-là.
Chaque fois que je ferme les yeux, je revois son regard. Glacial. Calculateur. Trop calme pour être humain. Je revois aussi ses mots, prononcés sans hâte, avec cette maîtrise glaçante de ceux qui n'ont jamais eu besoin de hausser le ton pour faire plier les autres.
Raphaël n'a pas besoin de menacer. Il suffit qu'il parle, et le monde se réorganise autour de ses exigences.Et moi, dans ce monde-là, je ne suis qu'une case à remplir. Une variable à intégrer dans une équation qu’il est seul à comprendre. Une pièce déplacée sur un échiquier dont je ne maîtrise ni les règles ni les enjeux. Le pire, c’est que je doute même de savoir quelle couleur je défends.
Je reste allongée, les yeux ouverts dans le noir, à écouter les battements désordonnés de mon cœur. Le silence est lourd, presque hostile. Chaque craquement du bois, chaque souffle du vent contre les vitres me fait sursauter. Je tente de ralentir ma respiration, de me convaincre que je suis en sécurité ici, entre quatre murs impersonnels, dans cet appartement que je ne reconnais déjà plus comme le mien.
Mais son regard me hante. Il me déshabille de toute illusion, me réduit à l’essentiel : utile ou non. Il sait déjà où appuyer. Il n’a pas besoin de me connaître. Il lit à travers moi comme à travers un rapport d’audit.J’ai hâte que le jour se lève, mais il met une éternité. Quand enfin le ciel commence à pâlir derrière les rideaux, je suis déjà debout, le dos raide, la gorge sèche.
Je passe sous la douche comme un automate, et l’eau me brûle sans me réveiller. Mes gestes sont mécaniques, déconnectés de moi. Mon reflet dans le miroir m’apparaît étrange, décalé. Comme si une autre femme me regardait à travers la vitre. Une version plus pâle, plus vide. Plus fragile.Je m’habille sans réfléchir. Un pantalon sombre. Une chemise blanche. Sobre, nette. Invisible. Je n’ai pas envie d’être remarquée aujourd’hui. J’aimerais me fondre dans les murs. Ne pas exister.
Le café a un goût de fer. Mes mains tremblent. J’essaie de les dissimuler en les serrant autour de ma tasse, mais la porcelaine glisse, humide de condensation. Je respire à fond. Encore. Encore. Rien n’y fait. La peur ne part pas. Elle est tapie juste sous la peau, prête à m’étrangler au moindre mot de travers.Ma boîte mail est pleine de messages d’ordre administratif, de faux bonjours, de "petits rappels" auxquels je réponds machinalement. J'efface certains mails avant même de les lire. Tout est si normal que j’en ai la nausée. Le monde continue, imperturbable.
Comme si hier n'avait pas existé. Comme si Raphaël n'était qu’un mirage, un cauchemar administratif. Mais il est bien réel. Et il attend.Vers dix heures, un mail me fait l’effet d’une lame froide glissée entre les côtes.
Objet : Votre avenir De : secretaire.raphael@ Contenu : Monsieur Raphaël souhaiterait connaître votre disponibilité pour une présentation confidentielle des enjeux stratégiques liés au poste envisagé. Salle 62B, aujourd’hui, 11h30. Présence attendue. C’est tout. Pas de formule de politesse. Pas de signature. Juste ces phrases cliniques, chirurgicales, dépourvues de toute chaleur humaine. Je relis le message trois fois. “Votre avenir.” Même l’objet du mail semble moqueur. Il a le goût d’une promesse empoisonnée. D’un avertissement déguisé. Un piège poli, soigneusement ficelé dans les formes.Je reste là, immobile devant l’écran, incapable de bouger. L’heure tourne, pourtant. Et je sais ce qu’il se passe si je n’y vais pas. Ce qu’il est capable de faire. Ce qu’il fera.
Il ne m’a pas menacée. Il n’a pas eu besoin. C’est encore pire.
Parce qu’il m’a laissée deviner. Et ce que j’imagine est toujours plus terrifiant que ce qu’on me dit.À 11h10, je suis devant la porte de la salle 62B, les doigts crispés sur la lanière de mon sac.
J’hésite. Fuir ou entrer. Mais il n’y a jamais vraiment eu de choix. Seulement des conséquences.J’entre.
La salle est vide. Vide comme une scène de théâtre avant la représentation. Les néons bourdonnent faiblement. Une longue table occupe le centre, flanquée de fauteuils en cuir. Un seul écran est allumé au mur, et affiche une page d’accueil neutre, impersonnelle.
Il n’est pas encore là. Mais je sens déjà sa présence.Elle s’insinue dans les murs, dans le silence. Elle déforme l’air. Il a cette manière d’exister, même en son absence, qui vous fait douter de votre propre poids dans l’espace.
Une femme entre sans frapper. Tailleur sombre, regard sec. Elle ne me regarde même pas quand elle dépose une tablette sur la table. Elle tapote quelque chose sur l’écran, puis me dit simplement :
— Monsieur Raphaël arrive. Il vous remercie de votre ponctualité.
Puis elle ressort, sans un mot de plus. Sans un bruit. Comme un messager de l’antichambre d’un dieu cruel.
Et moi, je reste là. Prisonnière d’une salle sans fenêtres. À attendre un homme qui ne vous convoque jamais pour discuter. Seulement pour décider.
Et punir, s’il le faut.J’entends ses pas avant de le voir.
Réguliers. Calmes.
Chaque pas est un verdict. Puis la poignée tourne.La porte s’ouvre.
Raphaël entre.
Costume noir. Chemise bleu nuit. Aucun papier en main. Il n’en a pas besoin. Son regard se pose sur moi comme une lame, et je me redresse malgré moi, le dos raide, le souffle court.
Il referme doucement la porte derrière lui.
Un claquement discret. Définitif.Puis il s’approche.
S’assoit à l’autre bout de la table. Son regard ne me quitte pas.— Bonjour, dit-il enfin.
Ce n’est qu’un mot. Mais dans sa bouche, c’est une mise en garde.
IrisLe jardin de la maison de pierre est en fleurs. Nous l’avons achetée, Liam et moi. L’associé n’en voulait plus. Elle est à nous, maintenant. Les pierres ont absorbé nos silences, nos rires, nos corps qui ont appris à se connaître au-delà du désir et de la crise.Je suis assise sur les marches de la terrasse, un café à la main. Le soleil se lève, teintant le ciel de rose et d’orange. C’est mon moment, avant que le monde ne se réveille.Liam apparaît dans l’encadrement de la porte, en jean et t-shirt, deux fois plus humain qu’il ne l’a jamais été au bureau. Il me tend un courrier.— C’est pour toi.L’enveloppe est épaisse, cartonnée. Mon nom est calligraphié. Je la reconnais. L’invitation. Le vernissage de Marc.Il a quitté l’entreprise il y a six mois. Il a monté sa propre galerie d’art, un rêve d’adolescent qu’il avait enterré sous l’ambition. L’architecte est avec lui. Ils forment un beau couple, m’a-t-on dit. Serein.Je fais glisser mon doigt sous le rabat. L’invitation est sob
IrisUn an.Un an depuis la promotion et le divorce. Un an depuis que nous avons commencé à écrire nos propres règles.L’appartement a changé. Ma plante trône sur le balcon. Mes livres s’entassent sur une étagère. Une photo de nous, prise en vacances en Italie, est posée sur la table du salon. Nous n’avons pas conquis l’endroit, mais nous y avons fait une trêve. Il sent un peu moins le neuf, un peu plus la vie.Ce soir, nous sommes seuls. Pas de dîner d’affaires, pas de mondanités. Juste nous. Liam a cuisiné, un plat simple, les manches retroussées, une tache de sauce sur son t-shirt. Le patron a disparu. L’homme est là.Nous mangeons à la table de la cuisine, la lumière est douce. Nous parlons de tout, de rien. De la pluie qui menace, d’un film que nous voulons voir. Le silence, quand il arrive, n’est plus lourd. Il est paisible.— J’ai vendu la maison, dis-je soudain.Les mots sortent calmement. C’était la dernière étape. La dernière part de ma vie avec Marc.Liam pose sa fourchette
IrisLes semaines qui suivent sont un apprentissage. Apprendre à vivre dans l’appartement de Liam, un espace qui refuse de prendre l’odeur, la trace de qui que ce soit. Apprendre à marcher dans les couloirs du bureau en supportant le poids des regards. Apprendre à être la compagne publique du patron, un rôle pour lequel je n’ai pas de texte.Marc est un fantôme efficace. Il occupe son nouveau bureau, deux étages au-dessus du mien. Nous ne nous croisons jamais. C’est un arrangement tacite, une trêve froide. Les papiers du divorce ont été signés. L’enveloppe beige est arrivée, contenant l’acte de décès de notre mariage. Je l’ai rangée dans un tiroir, sans la rouvrir.Liam et moi, nous sommes un spectacle. Nos déjeuners au restaurant, nos arrivées main dans la main, nos regards échangés lors des réunions. Les gens chuchotent, puis se taisent quand nous approchons. Je suis devenue « Madame Gauthier » dans le dos des gens, avant même que ce ne soit officiel. Le titre colle à ma peau comme
IrisLe reste de la journée est un brouillard. Je réponds à des e-mails, je saisis des chiffres, j’assiste à une réunion. Mon corps est là, professionnel, efficace. Mon esprit est ailleurs, flottant au-dessus de la scène du balcon, répétant en boucle les mots de Marc. « J’espère qu’il en vaut la peine. »La réponse, viscérale, immédiate, me terrifie : Je ne sais pas.À 18 heures précises, je me lève. Les bureaux se vident déjà, les regards évitent le mien maintenant. La nouvelle a dû se propager, amplifiée, déformée. La femme adultère. La maîtresse du patron. Je suis devenue un personnage de roman de gare.Liam m’attend près de l’ascenseur réservé à la direction. Il n’a pas l’air de quelqu’un qui vient de remporter une victoire. Il a l’air fatigué.— Tu viens ? demande-t-il simplement.Je hoche la tête. Nous descendons en silence. La voiture nous attend. Nous nous engouffrons à l’arrière. L’habitacle est un cocon, mais il n’arrive pas à étouffer le vacarme dans ma tête.— Il m’a parlé
IrisLa voiture glisse sur le périphérique, ramenant vers Paris sa cargaison d’angoisse. Je regarde défiler les paysages familiers qui me semblent appartenir à une autre vie. Les bâtiments, les panneaux, les autres automobilistes pressés… tout a l’air si normal. Mon cœur, lui, bat à tout rompre.Je suis habillée pour la guerre. Une tenue sobre, un tailleur-pantalon gris perle, une blouse blanche. Une armure. Mes mains sont sagement posées sur mon sac à main, mais mes doigts serrent le cuir jusqu’à blanchir les jointures.À mes côtés, Liam conduit, son profil de marbre. Il a revêtu son costume de patron, littéralement et figurativement. Costume trois-pièces sombre, cravate de soie, regard impénétrable. L’homme du refuge a disparu. Le requin est de retour.— Tu es prête ? demande-t-il sans me regarder.Sa voix est neutre, professionnelle. C’est la voix qu’il utilise en réunion.— Non.— Personne ne l’est jamais.Le hall de l’immeuble est un sanctuaire de verre et d’acier. L’air y est co
IrisLa nuit est tombée, plus noire que les précédentes. Le message a été envoyé. La connexion, aussi ténue soit-elle, est rétablie. Le silence de la maison n’est plus le même. Il est habité par l’écho de ce mot, « Merci », qui résonne comme un glas dans ma tête.Je ne peux pas dormir. Le plafond est un écran où défilent les visages. Celui de Marc, décomposé par la douleur. Celui de Liam, fermé, contrôlé, mais avec cette lueur nouvelle d’une inquiétude qui n’est plus seulement stratégique.Je me lève, enveloppée dans un plaid, et je descends sans bruit.Liam n’est pas dans le fauteuil. Je l’aperçois dehors, debout sur la terrasse, une silhouette sombre découpée dans la nuit. Il regarde le parc, les bras croisés. Il semble faire partie du paysage, un gardien de pierre.Je pousse la lourde porte-fenêtre. L’air glacé me mord la peau. Il se retourne, sans surprise, comme s’il m’attendait.— Tu ne dors pas, constate-t-il.— Non. Toi non plus.— Je pensais.— À quoi ?Il hésite, son souffle







