Crystal.
Le barman dépose devant moi un verre en spirale, rempli d’un liquide rose. Je le porte à mes lèvres. C’est doux, sucré, presque innocent. — C’est sucré. — Je me suis dit que vous aimiez ça. Je hoche la tête en guise de remerciement silencieux. C’est la première fois que je rencontre un loup aussi élégant. Loin de l’image que j’en avais : en Amazonie, ils ressemblaient davantage à des chiens sauvages efflanqués. Lui… c’est plutôt un chien de salon raffiné. L’idée me fait rire. — Qu’est-ce qui vous fait rire ? remarque-t-il. Je hausse un sourcil. Décidément, il lit mes micro-réactions comme dans un livre ouvert. — Je me demandais si des loups pouvaient être aussi… simples. Il est surpris que j’aie deviné. — J’ai un sixième sens, lui dis-je à mon tour. Il esquisse un sourire. — Je suis un loup, confirme-t-il. Et oui, nous avons des maisons, des immeubles, nous utilisons des couverts… et nous ne mangeons pas de viande crue sous notre forme animale. — Vous êtes exhibitionniste, le coupé-je. — Et vous, les humains, un peu trop pessimistes. — Ce n’est pas du pessimisme que de trouver normal de porter des vêtements, d’être courtois, et de connaître l’hospitalité. Il me lance un sourire moqueur. — Vous avez côtoyé des loups vraiment malpolis, ironise-t-il. — Si vous saviez… soupirai-je en reprenant une gorgée. Il commande un autre verre. — Vous tentez de finir la carte ? — Oui. C’est amusant. Moi aussi, j’aimerais, mais même avec ma résistance particulière, impossible de finir la carte d’un bar en une seule soirée. — Si, depuis votre enfance, vous aviez une… condition qui vous oblige à vous déshabiller, resteriez-vous pudique ? — J’essaierais, par respect pour les autres. Vous, vous n’êtes pas pudique ? — Non. Et entre nous… je peux passer des jours à me promener nu chez moi. — Merci de ne pas être mon voisin. — Dommage, j’aurais aimé vous voir vous énerver. — Rassurez-vous, il n’y a rien de joli chez moi lorsque je suis énervé. — Moi, je suis sûr que vous auriez un certain charme. Je souris largement. — Vous avez un très beau sourire, ajoute-t-il. Nous rions. — Même si vous me complimentez, je ne monterai pas dans un taxi avec vous. — J’en prends note… peut-être que dans quelques heures, vous changerez d’avis. Nous trinquons. Je termine mon verre. — Vous aurez beau défendre votre race, les loups ne sont ni courtois ni hospitaliers. C’est un fait. — Je suis courtois. Et pour l’hospitalité, disons que nous n’aimons pas trop les étrangers. Ils ont tendance à mettre le bordel. Je souris malgré moi. Monsieur a donc un vocabulaire fleuri. Il peut dire “bordel” avec tant de politesse. — Les humains ont été trop maltraités dans ce monde pour ne pas être sur la défensive. Il lève son verre. — Gloire à nos ancêtres. Je lève le mien, vide. Il verse un peu de son martini dans mon verre et nous trinquons. Je goûte : un martini… mais plus léger. — Vous en pensez quoi ? — Peu conventionnel. — Oui. Remplacé le gin par de la vodka. Je suis surprise. Il vide son verre dans un soupir. — Vous aimez les desserts ? — Oui… pourquoi ? — On m’a dit qu’un chef renommé était ici. Venez, on va goûter ses créations. Je ris. Cet homme est décidément singulier. — Qu’est-ce que vous faites ? demande-t-il en me voyant lever la main. — Je demande l’addition. — C’est moi qui vous invite. C’est votre anniversaire. Je cède devant son insistance. — Mettez ça sur ma note, dit-il au serveur. — Bien, monsieur, répond celui-ci avec un sourire. Nous traversons la salle en direction de l’ascenseur. Mon regard accroche celui de mon amie, attablée un peu plus loin, plongée dans une conversation animée avec Monsieur Costume Trois Pièces et d’autres hommes du même calibre. Nos yeux se croisent une fraction de seconde ; je lui adresse un clin d’œil complice. Elle m’offre un sourire complice avant de se replonger dans son débat. Je sais déjà qu’on en reparlera demain… ou qu’elle viendra crocheter ma serrure pour m’arracher les détails, verre de vin à la main. Je poursuis ma route derrière Monsieur Singulier. Arrivé devant l’ascenseur, il s’appuie nonchalamment contre la paroi métallique. Quand j’entre, il me suit, et l’appareil démarre dans un léger frisson mécanique. Il est grand ,très grand ,mais pas de ces carrures qui écrasent. Plutôt une force tranquille, bien proportionnée. Ses yeux se posent sur moi, et je comprends qu’il fait exactement ce que je suis en train de faire : mémoriser chaque détail. Je ne me prive pas non plus. Il est beau, et il le sait. — Vous êtes sûre de ne pas vouloir monter dans mon taxi, mademoiselle ? murmure-t-il d’une voix grave, presque caressante. J’ai un très bel appartement… je pourrais vous le montrer. Le ton est sensuel, étudié. Je lui rends un sourire ironique. Séduisant, oui… mais je n’ai pas oublié son refus initial. — C’est comme ça que vous vous y prenez, d’habitude, pour ramener une femme dans votre lit ? — Non, répond-il avec cette nonchalance un peu désarmante. Cela fait des années que je n’ai pas invité quelqu'un chez moi. La réponse me surprend. Il a tout pour plaire. Même à moi. Serait-ce… un dysfonctionnement ? Mes lèvres s’entrouvrent pour poser la question, mais l’ascenseur s’ouvre sur un espace restauration. Il m’adresse un sourire et m’invite d’un geste à le suivre. Nous traversons un couloir jusqu’à une petite salle isolée, où une table dressée pour deux nous attend. Il me tire la chaise, et je m’assois. Un serveur apparaît aussitôt, cartes en main. On nous remet les cartes. J’ouvre la page “Desserts” et scrute la liste, mais je reste un instant figée devant le comportement de mon compagnon. Ses doigts glissent sur chaque ligne, comme s’il caressait les mots. — Oui… tout, précise-t-il calmement. Le serveur marque un temps, surpris, puis s’incline. — Bien, Monsieur Je le regarde, mi-amusée, mi-incrédule. — Vous allez faire peur au chef. — Voyons si sa réputation est méritée. Je lève les yeux au ciel, mais un coin de ma bouche trahit un sourire. Puis, me souvenant de sa réponse dans l’ascenseur, je reviens à ma curiosité première Ce serait franchement impoli de demander à un loup s’il a un problème d’érection… question d’honneur. C’est un coup à froisser sa dignité, et chez eux, c’est sacré. Il m’offre un sourire, ce que je le prends pour une perche. — Vous pouvez parler librement, m’informe-t-il soudain. Personne ne nous entend ici. C’est insonorisé. — Ah… très bien. Alors, ça fait combien d’années que vous n’avez pas eu de partenaire ? Il sourit, comme si ma franchise lui plaisait. — Quatre ou cinq ans. — Pourquoi ? Il plante ses yeux dans les miens. — Si je vous le dis, vous acceptez que je vous ramène chez moi. Je fais mine d’hésiter, mais au fond, si mon objectif était de perdre ma virginité ce soir… avec lui, ce ne serait pas une mauvaise option. — J’avais arrêté… parce que je n’en voyais plus l’importance, commence-t-il. Chez les loups, on grandit avec la certitude qu’un jour on trouvera son âme sœur et qu’on partagera toute sa vie avec elle. Mais en grandissant, on comprend que c’est un coup de chance… et que tout le monde n’a pas cette chance. Il marque une pause. Deux serveurs entrent avec un ballet parfaitement orchestré : quatre assiettes déposées devant nous, un chariot chargé d’autres desserts, et une bouteille de vin. Les verres se remplissent dans un murmure cristallin. Puis ils nous souhaitent une bonne soirée et disparaissent. Je pique une fourchette dans un fondant au chocolat, classique mais irrésistible. — Délicieux. Et — J’aurais dû commander une bougie… vous avez déjà soufflé ? Je hoche la tête, sourire en coin. Décidément, je pourrais bien finir dans son lit… mais j’ai envie d’entendre son histoire avant. Comme s’il le sentait, il repose sa fourchette. — Beaucoup de loups se marient avec quelqu’un qui n’est pas leur âme sœur. Mon père par exemple… Ma mère était la sienne. Il l’aimait si on peut le dire ainsi, mais après sa mort, il s’est remarié. Pour le pouvoir, sans doute. Je ne juge pas… mais je lui en veux. — Fils à maman… soufflé-je intérieurement. — Alors moi aussi, j’ai fini par me dire : pourquoi attendre toute sa vie quelqu’un qu’on ne rencontrera peut-être jamais ? Je devrais me marier un jour… alors j’ai choisi une femme qui me plaisait. Je l’aimais bien. — Elle a fini par trouver son âme sœur, le coupé-je, impatiente. Il arque un sourcil — C’est moi qui raconte. — D’accord, je vous écoute. — On avait passé la nuit ensemble, on s’était fiancés. Le lendemain, elle a croisé son âme sœur. — C’est triste…, dis-je en souriant. — Si tu me coupes encore, prévient-il avec un sourire dangereux, je t’embarque dans un taxi et je te raconte la suite sur mon oreiller, en plein ébat. Je retiens un sourire coupable en buvant une gorgée de vin. Puis je mime de fermer mes lèvres à clé. — Elle ne voulait pas m’abandonner, reprend-il, mais je voyais que je la privais d’un truc inestimable. Je lui ai proposé de vivre deux mois avec cet homme. Si elle ne ressentait rien, elle pouvait revenir, je l’attendrais. J’ai prévenu ce type que si je le surprenais à la maltraiter, même dans une prochaine vie, il regretterait d’avoir touché une femme. Il prend une bouchée, moi aussi. — Elle est revenue deux mois plus tard… pas pour rester, mais pour me dire adieu. Elle était épanouie, plus qu’avec moi. Et… un nouveau cœur battait en elle. Étrangement, je n’ai pas souffert. J’étais heureux pour elle. Des années plus tard, je les ai croisés par hasard. Ils m’ont invité à passer la journée. En quatre heures, j’ai compris la différence entre une âme sœur et un amant lambda. Pour la première fois de ma vie, j’ai été jaloux. Alors j’ai cessé les aventures inutiles. Depuis, j’attends. En signe de… quelque chose, je pousse un dessert vers lui. — Je ne suis pas triste, précise-t-il. — T’inquiète, si je trouve ta moitié, je te l’enverrai. — Comment ? — Tu ne voulais pas me montrer où tu habites ? — Peut-être que je te laisserai même mon numéro. Je souris, consciente de l’allusion. — Et toi ?demande-t-il soudain. C’était quand, ta dernière fois ? Je tique, mais à ce stade… pourquoi mentir ? — Jamais, dis-je simplement. Il me fixe longuement, comme s’il cherchait à déceler si je dis la vérité ou si je me joue de lui. — C’était il y a… jamais, répété-je, le plus naturellement du monde. Ses yeux s’écarquillent. — Vous êtes… pure… pardon… vierge ? Je ris devant son choix de mot. Qui parle encore de « pureté » à notre époque ? J’hoche la tête pour confirmer. — Ça veut dire que… Non. Ne me le donnez pas, tranche-t-il soudain, comme s’il venait de prendre une décision ferme. Je ne veux pas prendre votre virginité. — Vous allez culpabiliser ? — Oui. Et pas qu’un peu. La première fois, on la donne à quelqu’un qui en vaut la peine. Quelqu’un qu’on apprécie… qu’on aime. — Une âme sœur ? répété-je, un peu moqueuse. Les humains n’ont pas d’âme sœur. — Peut-être. Mais j’ai vu des humains s’aimer plus fort que certaines âmes sœurs. Je le dévisage. Vraiment… sur quel type d’homme suis-je tombée ? Il est singulier en tout point. — Et vous, vous avez bien donné votre première fois à quelqu’un, non ? Il lève les yeux au plafond, puis se cale nonchalamment contre le dossier, un sourire narquois accroché aux lèvres. — On vous a déjà dit que vous étiez une sacrée fouineuse ? — Oui, et aussi que j’étais chiante et incorrigible. Alors racontez-moi votre première fois, histoire que je sache à quoi m’attendre. — Après ce soir, si je vous revois, j’aurai trop honte. — Pas sûre que je me balade dans Manhattan après avoir écrit un bouquin sur vous, donc votre dignité est sauve. Je lui fais un clin d’œil. Il rit. Sérieusement… si je ne rencontre pas un autre type comme lui, je vais mourir vierge. — D’accord, mais vous ne le racontez à personne. — Vous êtes le seul loup avec qui j’ai parlé de toute ma vie. Je crois que vous pouvez être tranquille. Il acquiesce, prend un morceau de dessert. Sans qu’on s’en rende compte, on enchaîne les plats au fil de la conversation. — C’était avec une femme, quand j’étais adolescent. Elle était plus âgée que moi. — De combien ? Il me fixe. Je lui rends un clin d’œil. — Dix ans, environ. Elle vivait avec nous après le décès de ma mère. Elle était chargée de mon éducation. Je me retiens de commenter, de peur qu’il ne s’arrête là. — L’âge n’était pas un frein. Les louveteaux grandissent vite. Je n’étais plus un petit garçon, et elle n’était plus une simple tutrice. Un soir, au lieu du baiser habituel pour se dire bonne nuit… on s’est embrassés. Je ne sais plus qui a commencé, mais il y avait cette tension depuis un moment. C’était inévitable. — Tu étais déjà exhibitionniste à l’époque. Pauvre femme ! Cette fois, il éclate franchement de rire, et je me joins à lui. — Après ça, c’est devenu régulier. Les soirs, les matinées… on a fini par partager la même chambre. Une nuit, c’est arrivé. On s’est déshabillés chacun de notre côté. Elle m’a demandé si je voulais vraiment le faire. Elle m’a dit qu’une première fois était sacrée, qu’elle marquerait ma vie à jamais. Je lui ai répondu que je l’appréciais assez pour ne jamais regretter. Alors elle a pris ma main… et m’a appris à toucher une femme. Il se tait. — Quoi ? C’est tout ? Et les détails ? — Petite fouineuse… Les détails seront dans mon lit. Si on se revoit et que tu n’es plus vierge, je te montrerai. Je bois une gorgée de vin, un sourire moqueur aux lèvres. — Dieu seul sait si tu n’es pas rouillé, après cinq ans d’abstinence. — On ne rouille pas pour ce genre de choses. C’est comme le vélo. — Et elle est devenue quoi, ton éducatrice ? Elle a trouvé son âme sœur ? — Non. Elle était humaine. Elle est partie pour un poste important… — Et tu t’es amouraché de la suivante, non ? Il esquisse un sourire timide, puis se tait. — Un an après son départ, j’ai appris qu’elle avait été exécutée. Après ça, je n’ai plus aimé personne dans mon entourage. Je le regarde autrement. Sous ses airs confiants se cache un solitaire. Et ça, je connais. Parfois, je me demande si je ne joue pas un rôle en permanence. Je détourne les yeux et observe la petite salle : tableaux aux murs, fenêtre vitrée sur un balcon. L’ambiance m’incite à me confier. — Ma mère est morte quand j’avais neuf ans. Elle a été tuée… devant moi. Je sens son regard. Curieux. C’est un des secrets que je partage seulement avec Travis. Et je n’arrive jamais à raconter la suite… — Devant toi ? demande-t-il doucement. J’acquiesce. Il pose sa fourchette, prend ma main. Son contact est chaud, rassurant. Il y dépose un baiser léger. — Vous êtes une personne forte. — Merci du compliment. Il hausse les épaules, comme si c’était une évidence. On reste un moment silencieux, dégustant encore et encore les desserts. Je n’ai jamais autant mangé de sucré en une seule fois. — À cause de vous, je ne pourrai plus me contenter d’un seul dessert. — Ravi que votre anniversaire vous plaise. Je lui offre un vrai sourire avant de finir mon dernier tiramisu au citron. Le silence est agréable. Je me lève, ouvre la fenêtre et m’avance sur le petit balcon. L’air d’automne me caresse la peau, me faisant frissonner. — Ta robe te va à merveille, dit sa voix derrière moi. Je l’entends s’approcher. — T’es sûr de pas vouloir me montrer ton appartement ? Il hoche la tête, toujours souriant. Il est juste derrière moi. C’est… tentant. J’ai déjà joué de la séduction avec des hommes, mais toujours pour les tuer ou obtenir quelque chose. Jamais juste pour le plaisir. — Tu as déjà embrassé, au moins ? Je roule des yeux. — On t’a jamais dit qu’il y a des choses qui ne se demandent pas ? — Pour les situations gênantes, je crois qu’on a déjà tout abordé. Je t’ai raconté ma première fois… c’était mon secret le mieux gardé. — Tu veux que je t’embrasse ? — Seulement si ce n’est pas ton premier baiser — Monsieur le chevalier, je vais plutôt vous préserver pour votre bien-aimée. — Et moi, je te souhaite beaucoup de bonheur. Il n’a pas bougé… mais soudain, il colle son torse à mon dos, sa main sur ma hanche, sa tête sur mon épaule. — Merci de m’avoir tenue compagnie. — Merci à vous… pour mon anniversaire. Il se fait tard. En signe , il prend ma main, m’entraîne vers la sortie, puis jusqu’à l’ascenseur. Nous descendons, adossés chacun à une paroi, nous observant sans détour. Je fais un pas vers lui. Il fait de même. Un autre. Nos corps se frôlent. Ses mains quittent ses poches pour se poser sur ma taille. Il se penche légèrement, nos nez se touchent. Ma main glisse derrière sa nuque. Une chaleur douce se répand dans mon ventre. — Je suis le combientième ? murmure-t-il. — Tu n’es pas le premier. Ses lèvres touchent les miennes. Douces. Parfaites. Pas de précipitation. Rien à voir avec ces baisers à la va-vite. Juste ce qu’il faut pour me faire oublier le monde autour. Puis il recule. L’ascenseur s’ouvre. Trente étages… beaucoup trop courts. Il m’emmène jusqu’au hall et m’ouvre un taxi. — Merci pour le baiser, dis-je en montant. — Ravi de vous avoir rencontrée. Il retient la portière. — Comment vous appelez-vous ? Je souris. C’est la première chose que les gens demandent normalement… et nous avons attendu tout ce temps. — Crystal. — Norman, dit-il en refermant doucement la portière. Le taxi démarre. Je lui donne mon adresse, mais me retourne une dernière fois pour le voir encore. Monsieur le loup singulier. Norman. Beau prénom.Crystal. Je suis allongée sur un lit médical, les draps rêches froissent sous ma peau. L’odeur stérile de désinfectant pique mes narines, me rappelant à chaque inspiration que je suis sous surveillance. Le médecin s’approche, son stéthoscope glacé contre ma peau, et je retiens un frisson. J’ai dû inhiber un autre calmant pour passer cet examen, priant intérieurement pour que rien ne trahisse ce que j’ai dans le sang. Heureusement, la plupart des produits de Chrome échappent aux analyses classiques… du moins, je l’espère. Ses doigts appuient doucement sur mon abdomen, puis il tend l’oreille à mes battements de cœur. Un pincement d’angoisse traverse ma poitrine : et s’il découvrait quelque chose ? Son regard reste impassible, mais je sens chaque seconde s’étirer, lourde comme une pierre. — Allongez-vous sur le ventre, dit-il calmement. Je m’exécute, le cuir froid de la table colle à ma peau. Ses mains pressent un instant, puis se retirent aussitôt. Sans un mot, il retourne vers so
Norman Je serre une dernière fois ma grand-mère contre moi. Son sourire brave dissimule mal son chagrin : elle souffre davantage de me voir sans âme sœur que de son propre âge. Je lui rends un sourire tendre, mais ce soir, je n’ai pas les mots. Pas la force.Ray prend le volant. La voiture franchit à peine le portail de la résidence que je lui demande de s’arrêter. Ma voix est plus ferme que je ne l’aurais voulu.— Je vais rentrer par mes propres moyens, dis-je en récupérant mes affaires dans ma poche.Il hoche la tête, respectueux, et redémarre. Dans la voiture qui passe derrière lui, je croise le regard inquiet d’Emma posé sur moi lorsqu’elle a croisé ma silhouette au bord de la route ,lourds de questions qu’elle n’ose pas poser.Je reste seul quelques instants, immobile, la tête offerte au vent frais. Mon corps réclame la délivrance, je cède. Mes os craquent dans un bruit sourd, déchirant, et un hurlement m’échappe malgré moi, arraché du plus profond de mes entrailles. Je me plie
Norman Un soupir m’échappe tandis que mes yeux restent fixés sur la porte, comme si elle pouvait encore s’ouvrir et me livrer une réponse.Pourquoi, parmi tous les représentants possibles, fallait-il que ce soit elle ? Crystal.Vingt-quatre heures. J’avais réussi à ne plus penser à elle pendant vingt-quatre foutues heures. Un exploit en soi.Et voilà qu’elle s’impose de nouveau à mon esprit ,une épine impossible à ignorer.Le vibrement familier de mon téléphone brise le silence. L’écran s’illumine : grand-mère.Un pincement serre ma poitrine. Voilà des jours que je n’avais pas eu de ses nouvelles. Peut-être, avec un peu de chance, m’apportera-t-elle une solution à l’un de mes problèmes les plus pressants.— Bonjour, mamie.Sa voix me parvient, douce et pleine de chaleur.— Bonjour, mon petit nounou… comment tu te portes ?— Je vais bien. Enfin… j’attends.Un léger rire s’élève de l’autre côté du combiné, chaud et familier.— Voilà un loup bien impatient… Je mène mon enquête. Cette nui
Crystal Habillée d’un tailleur deux pièces couleur cendre, les cheveux tirés en un chignon sévère, le maquillage trop terne pour masquer la fatigue, Anna Collins descend du taxi. Dans sa main droite, un gobelet de lait de soja encore tiède lui réchauffe les doigts ; dans la gauche, son sac, dont la lanière lui scie presque l’épaule. Son badge accroché à sa veste claque doucement sous les bourrasques du matin.Je monte les marches de l’immeuble d’un pas précipité. Le marbre froid sous mes talons résonne comme un métronome. Mon regard glisse sur ma montre : 7h23. Parfait, je suis dans les temps.À l’entrée, l’agent de sécurité m’accueille d’un sourire poli. Le parfum métallique du détecteur et l’odeur de cire du hall flottent dans l’air.— Bonne journée, madame Collins, dit-il après avoir vérifié mon badge.— Merci, monsieur Verne, je réponds avec un sourire de façade.À 7h30, je gagne l’ascenseur. Les portes se referment dans un soupir hydraulique. Quelques minutes plus tard, je desce
Assise dans mon salon, j’épluche chaque détail de la personnalité d’Anna Collins. Les vidéos d’elle défilent sur mon écran : son trajet quotidien, ses préférences, les livres qu’elle lit, où elle prend son déjeuner, la façon dont elle parle ; tout ce qu’il faut pour que je devienne elle. L’écran projette une lueur froide sur mes mains ; le popcorn oublié dans un bol commence à perdre son craquant. L’odeur de café froid flotte dans l’air, mêlée à celle, plus subtile, du parfum que je n’arrive pas encore à reproduire.Demain, il faudra que j’aille chez le coiffeur pour avoir la même coupe. Anna porte presque toujours ses cheveux en chignon serré, lisse comme la raie d’une secrétaire administrative modèle. Elle n’a apparemment aucune vie en dehors du travail ,juste un chat, Mano, mort il y a un mois. Cette banalité m’ennuie autant qu’elle m’apaise : il y a de la perfection dans l’ennui calculé.Fatiguée de lire la vie d’Anna, j’envoie un message à Travis. J’ai envie d’une virée à moto et
Crystal— Sérieux, Cry… dis-moi que t’as pas ouvert tes cuisses à ce petit toutou, commente Tamara en arquant un sourcil moqueur.Elle a forcé ma serrure comme si c’était la porte de sa chambre, s’est effondrée sur mon lit pour décuver et en profite, évidemment, pour me rappeler à quel point j’ai été conne de pas avoir couché avec Norman.— … en plus, c’est le premier mec avec qui tu ne grimpes pas un « ses fluides me répugnent » mais toi… toi tu fais ta sainte.Je lui arrache le pot de glace des mains, celui qu’elle essayait d’ouvrir avec ses ongles vernis déjà écaillés. Voilà à quoi ressemble un déjeuner chez moi : glace, chips et céréales.Je mélange les trois à la cuillère, un gloubi-boulga sucré-salé, et laisse la glace fondre doucement pour enrober le reste. Y’a du lait pour mes céréales et des fruits planqués dans la glace qui se marient aux chips huileuses. Une alchimie grotesque, mais révolutionnaire à mes yeux.— Tamara, il voulait pas me dépuceler. Il disait que c’était pré