La lumière perçait à peine à travers les rideaux du salon quand Jade ouvrit les yeux.
D’abord, le silence. Juste le tic-tac paresseux de l’horloge murale. Puis, une sensation bizarre dans son ventre. Comme si quelque chose avait changé. Elle se redressa lentement sur le canapé, les couvertures en désordre autour d’elle. Une odeur de café froid flottait dans la pièce… mais ce n’était pas elle qui l’avait fait.
Son regard balaya la pièce. Vide.
Le fauteuil était vide.
La tasse à côté d’elle, pleine à moitié. Encore chaude il y a peu.
Grayson était parti.
Elle plissa les yeux. Pas un mot. Pas un claquement de porte. Il s’était envolé comme il était arrivé — hors du cadre, hors de ses règles à elle.
Elle repéra un petit carré de papier sur la table. Un mot, griffonné rapidement.
« Merci pour l’abri.— G »
Elle serra la feuille entre ses doigts. Quelque chose dans cette écriture sûre, droite, l’agaçait autant que ça la troublait.
Il ne s’était pas excusé.
Il ne s’était pas expliqué.
Elle se leva, étira ses épaules douloureuses. Son dos portait encore la tension de la veille — la course, le tir, le corps qui s’effondre.
Elle avait tué un homme.
Le mot cognait dans sa tête, plus fort que le reste. Elle l’avait fait pour se défendre, bien sûr. Mais il était mort, et c’était elle. Elle, la fille du garage. Pas un agent. Pas une tueuse.
Ses mains tremblaient un peu quand elle se servit une tasse de café. Elle la porta à ses lèvres, puis la reposa sans boire.
Dans la cuisine, elle entendit des pas. Son père.
— T’es réveillée, marmonna-t-il depuis le couloir. J’ai entendu du bruit. Il est plus là ?
Jade ne répondit pas tout de suite. Graham entra dans la pièce, les bras croisés sur son vieux T-shirt de motard. Il la regarda longuement.
— T’as pas dormi.
— Toi non plus, fit-elle avec un demi-sourire.
— Ce type... Grayson. Il sort d’où, Jade ? Il te veut quoi ?
Elle soutint son regard, fatiguée mais droite.
— Je sais pas. Il dit qu’il a eu une panne. Et je l’ai cru.
Graham haussa un sourcil.
— Toi, tu crois personne.
— J’ai vu ses yeux, papa.
Il gronda dans sa barbe, s’approcha du plan de travail, se servit lui-même du café.
— Il a dormi ici. Il a mangé sous mon toit. Et maintenant il disparaît au lever du jour. Ça me plaît pas.
— Je sais. Mais il m’a protégée. Il m’a pas utilisée. Et il avait peur, lui aussi.
Elle posa la main sur la tasse, cette fois sans trembler.
— Je sais reconnaître un homme qui a déjà survécu à des choses qu’il préfère oublier.
Graham la regarda longuement, puis soupira.
— Fais attention, ma fille. Même les types brisés peuvent te briser à leur tour.
Elle acquiesça. Une ombre passa sur son visage.
— Trop tard pour reculer, je crois.
Quelques heures plus tard au garage.
— Sérieusement, t’appelles ça un serrage ? railla Jade en levant un sourcil.
— Et toi, t’appelles ça une fille respectueuse ? lança Graham, une clé dans la main et un sourire dans la barbe.
Le moteur ouvert devant eux fumait légèrement, mais c’était la bonne chaleur, celle du travail bien fait. Le soleil filtrait doucement à travers les ouvertures du garage, dessinant des bandes dorées sur le béton.
— J’te jure, marmonna Graham, si t’avais été mon apprenti, j’t’aurais virée trois fois par semaine.
— Si j’étais ton apprenti, j’aurais déjà repris le garage depuis deux ans, rétorqua Jade en resserrant un écrou.
Il éclata de rire, un vrai rire franc, celui qui faisait vibrer les murs, avant de poser une main sur son dos.
— T’es un sacré numéro, ma fille.
Jade sourit. Ce genre de moment, c’était son bonheur simple. Pas de clients pressés, pas de secrets. Juste elle, son père, et l’odeur rassurante du cambouis.
Mais soudain, le poids de la main de Graham disparut.
Un bruit étouffé.
Un souffle coupé.
Quand Jade se retourna, son père vacillait.
— Papa ?
Il porta une main à sa poitrine. Son visage se plissa sous une douleur invisible, puis il tomba à genoux. La clé glissa de ses doigts.
— Papa ! cria-t-elle, paniquée.
Elle se jeta à ses côtés, l’attrapant comme elle pouvait alors qu’il s’effondrait complètement. Sa respiration était sifflante, hachée. Son regard flou.
— Quelqu’un ! À l’aide ! hurla Jade. IL S’ÉCROULE !
Les aides-mécaniciens, alertés par son cri, surgirent de partout. Marcus, l’un des plus costauds, prit rapidement le relais, soulevant Graham avec précaution.
— Bougez pas, Jade, on l’amène chez Doc Halter. Il est encore conscient, mais faut pas perdre une minute.
Jade courait à côté d’eux, incapable de réfléchir. Sa tête bourdonnait. Ses mains étaient rouges de cambouis et tremblaient de peur.
Son père.
Son pilier.
Celui qui ne tombait jamais malade, jamais faible.
Il avait murmuré quelque chose en tombant. Elle n’avait pas compris. Juste un souffle. Une syllabe.
Comme un au revoir.
Elle monta dans la vieille camionnette du garage sans même réfléchir, collée à lui, tenant sa main comme si sa poigne pouvait le ramener.
— Tiens bon, papa, supplia-t-elle. Tiens bon.
Et pour la première fois depuis longtemps… Jade Carter ne contrôlait plus rien.
Grayson ne tenta pas de rattraper Jade cette fois.Au lieu de cela, il sortit son téléphone et murmura à son chauffeur, d'une voix sourde :— Ramène-la à la maison.Dans la voiture, Jade garda les yeux rivés au dehors, les bras croisés contre elle-même. Pas une larme ne coula. Pas un mot. Elle était vidée.Quand elle arriva à la résidence, Hattie l’attendait déjà à la porte. Elle comprit immédiatement l’état de Jade. Elle n’avait pas besoin d’explication.— Viens, ma chérie. Viens dans mes bras.Jade s’effondra contre elle. Elle se laissa porter, comme un enfant.Elles s’installèrent dans le salon, près de la cheminée. Le feu n’était pas allumé, mais l’ambiance était douce, presque maternelle.— Hattie… souffla Jade. Je crois… que je suis tombée amoureuse de lui.Hattie l’enlaça un peu plus fort, silencieuse.— Et lui… il ne sait pas aimer. Il m’a dit qu’il ne pouvait aimer qu’à travers un contrat. Qu’il fallait que je devienne sa soumise pour qu’il m’appartienne, corps et âme. Tu te
Jade sortit du bureau comme une tempête. Elle ne courait pas. Elle fuyait. Son dos droit, son pas pressé, et ses bras croisés sur sa poitrine masquaient à peine le tremblement de ses épaules.Grayson n’avait pas bougé tout de suite. Une seconde encore, il observa la porte battante. Puis il tourna lentement la tête vers Annelise.Son regard était glacial, tranchant comme une lame de verre.— Tu cherches les problèmes, Kesington, gronda-t-il.Il ne lui laissa pas le temps de répliquer. Il quitta son bureau à grandes enjambées, traversa l’open-space sous les regards curieux de ses employés, tous bien trop choqués pour oser un mot.L’ascenseur s’apprêtait à se refermer. Il la vit juste à temps.— Jade !Grayson rattrapa Jade juste avant que les portes de l’ascenseur ne se referment. Sa main tendue attrapa la paroi métallique, forçant le mécanisme à s’interrompre. Il entra en silence et appuya sur le bouton de blocage, coupant toute issue. La cabine vibra légèrement puis s’immobilisa.— Ja
La journée avait été longue. Trop longue.Jade, affalée sur sa chaise en cuir, était à deux doigts de sortir son téléphone pour faire défiler des vidéos de chiots qui tombent dans des piscines. Elle baillait à s’en décrocher la mâchoire tandis que les cadres en costume débattaient de « performance trimestrielle », « KPI » et autres acronymes barbares.Grayson, droit comme un piquet, écoutait, impassible. De temps en temps, son regard glissait vers Jade. Chaque fois, il la voyait lutter comme une héroïne silencieuse contre l’ennui absolu. Mais il ne flanchait pas. Il voulait la garder là. Sous contrôle. Même si ça voulait dire la faire mourir à petit feu d’ennui.Puis…La double porte du hall exécutif s’ouvrit.Annelise Kesington entra comme une actrice montant sur scène : talons claquant, brushing aérien, dossier en main et sourire carnassier.— Grayson, lança-t-elle avec un air de conquérante. J’ai eu la confirmation de papa ce matin. Je suis ici pour intégrer officiellement le comit
Le week-end passa dans un silence assourdissant.Pas un mot. Pas un regard.Grayson errait dans l’aile droite de la résidence, enfermé dans son mutisme glacé, absorbé par des appels cryptés et des réunions à distance. Jade, elle, restait enfermée dans sa chambre, l’estomac noué, oscillant entre rancune, colère et tristesse.Les rares fois où ils se croisèrent dans les couloirs, leurs yeux s’effleuraient… et se fuyaient aussitôt. Même Hattie, d’habitude bavarde et maternelle, n’osait plus parler fort. L’ambiance était aussi lourde que du plomb.Puis, vint le lundi matin.Le soleil était à peine levé quand un petit toc discret résonna à la porte de Jade.Elle ouvrit. Hattie se tenait là, les mains croisées devant elle, l’air navré.— Ma chérie… il faut que tu te prépares.— Pourquoi ? demanda Jade, encore ensommeillée.— Grayson m’a demandé de te prévenir. Vous partez ensemble dans une heure pour les bureaux du Groupe Blackwell.Jade cligna des yeux, abasourdie.— Attends… il était séri
Grayson sortit de la salle de conférence, les mâchoires serrées. Les mots de Richard Kesington résonnaient encore dans sa tête, mais il refusait de leur accorder une seconde de plus. Il devait garder l’esprit clair. Il avait signé le pacte avec le diable, maintenant il allait le faire exploser de l’intérieur, point.Mais en atteignant le couloir de marbre, son téléphone vibra. Il consulta l’écran : un message sans expéditeur identifié, juste un fichier vidéo joint.Il ouvrit.Et son monde s’embrasa.Sur l’écran, Mike. Le fichu garagiste.Dans son garage crasseux, celui-là même que Grayson méprisait.Il tenait Jade dans ses bras.Longuement.Elle ne résistait pas. Elle avait l’air brisée, vulnérable… et elle acceptait cette étreinte.La mâchoire de Grayson se crispa au point de craquer. Son souffle se fit plus rauque. Le sang cognait à ses tempes. Il referma violemment l’écran.Il composa le numéro de Knox.— Tu peux m’expliquer CE BORDEL ?! hurla-t-il dès que la ligne décrocha. — Tu m
Trois jours.Grayson était parti depuis trois jours. Un appel en pleine nuit, une urgence stratégique à Dubaï. Il n'avait laissé qu'une note froide et brève : « Je reviens vite. Tu es en sécurité ici. »Mais Jade n’était pas en sécurité dans une cage, fût-elle dorée.Les murs de la maison Blackwell lui donnaient la nausée. Le silence pesait. Le vide de son père lui rongeait les entrailles. Elle avait besoin d’air. De concret. De graisse de moteur et de mains sales. De quelque chose de vrai.Alors, ce matin-là, elle enfila son vieux jean, attacha ses cheveux en une queue de cheval haute, et claqua la porte sans prévenir. Direction Mike’s Garage.Le bruit des clés, des outils, l’odeur d’huile, de métal chaud. Jade respira enfin.Mike, surpris mais heureux, la serra dans ses bras sans un mot. Il savait aussi qu’elle avait besoin d’autre chose que des condoléances.— Tu veux bosser ou juste traîner ? demanda-t-il.Jade leva les yeux avec défi.— Passe-moi une clé de 13.La journée passa
Le moteur du SUV ronronnait doucement sur l’autoroute, mais à l’intérieur du véhicule, un silence pesant régnait.Jade regardait par la fenêtre, les yeux rouges et fatigués, les traits figés dans une expression que Grayson ne lui connaissait pas encore. Ce n’était plus la Jade rebelle, ni la Jade provocante. Ce n’était même pas celle qui souriait timidement sous les compliments ou celle qui lui lançait des répliques acides pour masquer son trouble. Non. C’était une autre version d’elle-même. Une Jade que la douleur avait vidée.Et il n’y avait rien qu’il puisse faire.Il lui avait pourtant tout proposé : un vol privé, une équipe de soutien psychologique, un séjour prolongé à Elkridge Falls, même l’enterrement intégralement organisé selon ses souhaits, sans discussion. Mais elle avait refusé tout ce qui ressemblait à du luxe. Elle voulait la simplicité. La vérité. Celle de son père, celle de sa vie d’avant. Celle qu’elle avait perdue.Et maintenant, elle rentrait dans cette immense mai
Le monde de Jade s’était arrêté. Plus rien n’avait de sens.Le sol sous ses pieds, l’air qu’elle respirait, le poids de son propre corps… tout semblait irréel. Comme si elle flottait dans un cauchemar dont elle ne parvenait pas à s’extirper.Graham Carter. Son père. Son pilier. Son dernier repère. Parti. À jamais.Jade n’avait pas fermé l’œil depuis l’annonce du décès. Elle n’avait pas mangé non plus. Tout lui paraissait secondaire, inutile, sans couleur. Elle ne voulait voir personne. Ne voulait parler à personne.Grayson était là. Toujours. Silencieux, solide, inébranlable comme un roc dressé face à la tempête.C’était lui qui avait tout pris en charge. Dès l’instant où le médecin avait prononcé les mots fatidiques, il avait agi : appels, autorisations, organisation des funérailles, gestion du corps… Il ne lui avait rien imposé. Juste demandé doucement :— Où veux-tu qu’il repose ?Sa voix tremblait quand elle avait répondu :— À Elkridge Falls. Il adorait cet endroit. Il a toujours
Le médecin revint les voir dans la chambre.— Nous allons l’emmener à l’hôpital pour des examens plus approfondis.Grayson acquiesça d’un signe de tête ferme.— Très bien. Nous vous suivons immédiatement.Jade, encore blottie contre lui, releva la tête, les yeux gonflés de larmes.— Je... je veux être à ses côtés.— Tu le seras, répondit Grayson doucement.Il l’aida à se lever. Elle vacilla un peu, alors il la soutint sans hésiter, passant un bras autour de sa taille. Ils descendirent rapidement. Le médecin et son équipe montèrent Graham dans l’ambulance. Grayson, de son côté, ouvrit la portière de sa voiture à Jade et la fit s’asseoir à l’avant.Le trajet jusqu’à l’hôpital fut silencieux. Jade fixait la route d’un air absent, les mains jointes sur ses genoux, les lèvres tremblantes. Grayson jetait des coups d’œil vers elle, le cœur serré.Quand ils arrivèrent, l’ambulance venait tout juste d’entrer dans l’enceinte de l’établissement. Grayson descendit en premier et contourna le véhic