ВойтиLa journée s’étirait, impitoyable, chaque minute charriant son lot de nouvelles exigences, de défis inattendus. La relative clémence dont avait fait preuve Nathakrit Srisombat après la synthèse du projet "Aether" s’était évaporée comme de la buée sur une vitre, laissant place à une version du patron que je ne connaissais pas encore : un commandant froid, exigeant, dont les ordres fusaient sans préavis et sans marge de manœuvre.
C’était comme si, ayant survécu au premier test, j’étais soudainement admise dans l’arène principale, face à un gladiateur qui n’avait plus aucune intention de retenir ses coups. L’interphone devenait mon bourreau. Chaque sonnerie me faisait sursauter, déclenchant un nouvel afflux d’adrénaline. « Mademoiselle Kim. Le dossier de presse pour le lancement de la nouvelle collection. Je le veux sur mon bureau dans une heure. Et que ce soit irréprochable. » Clic. «Mademoiselle Kim. Trouvez-moi les chiffres de vente du trimestre dernier pour la région Asie-Pacifique. Je les attends pour 15h00. » Clic. «Mademoiselle Kim. Annulez mon dîner avec les investisseurs japonais. Et trouvez une excuse qui ne sonne pas comme un mensonge éhonté. » Clic. Il n’y avait plus de « bonjour », plus de « s’il vous plaît ». Juste des requêtes, des délais, un feu roulant de tâches qui m’obligeait à danser sur un fil au-dessus du vide, une pile de dossiers toujours menaçante dans les bras. Je courais entre mon bureau, l’imprimante, les archives, la salle de pause pour avaler un café vite fait, et son bureau, ce sanctuaire où régnait un silence glacial, seulement troublé par le clic sec de son stylo ou le froissement des pages. Je commis mon deuxième erreur de la journée vers 11h30. Il m’avait demandé de contacter un certain Khun Vichai, un partenaire historique réputé pour son caractère difficile, pour reporter une visioconférence. Sous la pression, affolée par le temps, je composai un numéro erroné d’un chiffre. Au lieu de tomber sur le secrétariat de Khun Vichai, je me suis retrouvée à expliquer ma requête à un petit restaurant de rue, spécialisé dans les nouilles sautées, dont le propriétaire, hilare et un peu confus, a pris le temps de me donner ses recommandations du jour avant que je ne réalise mon méprise. La terreur m’a glacée quand j’ai compris. J’avais perdu dix minutes précieuses. Je me suis rattrapée en trouvant le bon numéro, mais le mal était fait. Quand j’ai informé le directeur que la visioconférence était reportée, il a levé les yeux de son écran, son regard aussi tranchant qu’une lame. « Cela vous a pris vingt minutes pour reporter un simple appel, Mademoiselle Kim ? » Sa voix était douce, dangereusement douce. « Je… il y a eu un petit contretemps avec le numéro, monsieur. » Il a soutenu mon regard, sans un mot, pendant ce qui m’a paru être une éternité. Le message était clair : les « petits contretemps » n’étaient pas une monnaie d’échange acceptable ici. C’était ma première vraie réprimande, silencieuse mais cinglante. La chaleur de la honte m’a envahie le visage. Je suis sortie de son bureau en me sentant minuscule, incompétente. Mais je n’allais pas baisser les bras. Si c’était un test d’endurance, il allait voir de quoi j’étais faite. Je serrais les dents, je prenais des notes frénétiques, j’apprenais. Je remarquai que Pim, l’autre assistante, utilisait un code couleur pour ses dossiers. Je l’imitai. Je vis Jonny avoir toujours un carnet sur lui pour noter les demandes du patron au vol. J’en fis autant. Ma première petite réussite, minuscule mais significative, arriva après le déjeuner, un déjeuner que j’avais avalé en cinq minutes à mon bureau. Il me demanda de préparer une présentation PowerPoint pour le conseil d’administration, un sujet aride sur l’optimisation des coûts logistiques. Les données étaient complexes, les graphiques à créer fastidieux. Mais, m’inspirant de ce que j’avais vu dans le dossier "Aether", je me concentrai sur la clarté et l’impact visuel. Au lieu de listes interminables, j’utilisai des graphiques en cascade et des pictogrammes. Je résumai l’essentiel en trois points clés sur la première diapositive. Quand je lui apportai le fichier, il le parcourut rapidement sur son écran. Son visage resta de marbre. Puis, il dit simplement : « Bien. Enfin quelque chose de lisible. Utilisez cette même charte graphique pour les prochaines. » C’était un succès. Aussi maigre fût-il, il me remonta le moral comme une bouffée d’oxygène. Il avait dit « bien ». Il avait approuvé mon jugement. Ce petit mot me donna des ailes pour affronter l’après-midi. Mais le destin, ou Nathakrit Srisombat, avait décidé que je n’étais pas au bout de mes peines. Mon erreur la plus cuisante survint vers 16h00. Il me convoqua dans son bureau pour me dicter, à une vitesse vertigineuse, une note confidentielle à l’attention du directeur financier. Les termes techniques fusaient, les chiffres s’enchaînaient. Mes doigts volaient sur le clavier de mon ordinateur portable, mais je prenais du retard. Pour ne pas ralentir son flot, je commis l’impardonnable : j’abrégeai. J’écrivis « K. Thanawat » au lieu de « Khun Thanawat », et, catastrophe, je notai un montant de 5 000 000 de bahts au lieu de 50 000 000, omettant un zéro crucial. Je lui envoyai la note par email pour relecture avant impression. Dix minutes plus tard, mon téléphone sonna. Sa voix, au bout du fil, était si froide qu’elle semblait geler la ligne. « Mademoiselle Kim. Dans mon bureau. Immédiatement. » Quand j’entrai, son visage était un masque de colère contenue. Il tenait une impression de la note à la main. « Savez-vous ce qu’est une erreur de transcription ? » demanda-t-il, sa voix basse et dangereuse. « Oui, monsieur. — Savez-vous ce que coûte une erreur de zéro dans un document financier ? Un zéro, Mademoiselle Kim ! La différence entre une opération courante et un scandale boursier ! » Il jeta la feuille sur le bureau. Elle atterrit devant moi, et je vis les deux fautes entourées au stylo rouge, comme des stigmates. « Je… je suis désolée, monsieur. Il parlait très vite, et… — Et vous n’avez pas pris la peine de vérifier ? » l’interrompit-il, se levant de son fauteuil. Sa silhouette semblait soudain occuper toute la pièce. « La précision n’est pas une option de confort ici. C’est le fondement de tout. Vous croyez qu’on vous paie pour être "désolée" ? On vous paie pour être compétente. Pour être infaillible. » Chaque mot était un coup de poing. Je sentis les larmes me picoter les yeux, mais je les refoulai furieusement. Je ne lui donnerais pas cette satisfaction. Je baissai la tête, fixant les erreurs marquées au rouge. « Cela ne se reproduira plus, monsieur », murmurai-je, la voix étranglée. « J’espère bien que non. Maintenant, retapez cette note. Et cette fois, je veux que chaque virgule, chaque zéro, soit à sa place. Vous me l’apportez pour signature personnellelement. » Je battis en retraite, humiliée, furieuse contre moi-même. L’erreur était bête, impardonnable. Je passai l’heure suivante à retaper le maudit document, le vérifiant mot à mot, chiffre par chiffre, le faisant même relire par Pim qui, compatissante, hocha la tête en silence. Quand je retournai dans son bureau, la note parfaite dans la main, il était en conversation téléphonique. Il me fit signe d’approcher et de poser le document. Je restai debout, attendant qu’il ait fini. Il parlait en thaï, sa voix était ferme mais moins dure que tout à l’heure. Il raccrocha et, sans un regard pour moi, prit le document, le lut avec une attention méticuleuse, et signa d’un trait vigoureux. « Bien », dit-il enfin en me le tendant. Puis, son regard se posa sur moi. « La colère est une réaction acceptable. La médiocrité, non. » Ce n’était pas des excuses. Ce n’était pas un réconfort. C’était une constatation, presque un principe philosophique. Et bizarrement, cela me fit plus de bien que des paroles gentilles. Il ne cherchait pas à me briser. Il cherchait à me forger. La méthode était brutale, mais l’intention… l’intention n’était peut-être pas mauvaise. Épuisée, sonnée, mais toujours debout, je retournai à mon bureau. La journée touchait à sa fin. Le soleil couchant jetait des lueurs orangées sur les gratte-ciel de Bangkok. Je rangeai mes affaires d’une main lasse. J’avais commis des erreurs, certaines ridicules, d’autres graves. Mais j’avais aussi connu de petites réussites : une synthèse approuvée, une présentation qualifiée de « lisible », et surtout, j’avais tenu bon. Je n’avais pas craqué. Je n’avais pas pleuré. Je m’étais relevée après chaque coup. Alors que je m’apprêtais à partir, Jonny s’approcha. « Alors ? On dirait que tu as traversé une guerre », commenta-t-il avec un petit sourire en coin. « C’est le cas, Hia Jonny. Et je pense avoir perdu quelques batailles. — Mais pas la guerre. » Il posa une main réconfortante sur mon épaule. « Il te pousse aux limites, Chloé. C’est comme ça qu’il fonctionne. Il ne gaspille pas son temps avec des gens qu’il pense incapables de progresser. S’il te malmène autant, c’est qu’il voit un potentiel. Un diamant très, très rugueux, mais un diamant quand même. » Ses paroles résonnèrent en moi. Un potentiel. C’était donc ça ? Cette pression insoutenable, ces critiques acerbes, c’était sa manière à lui de polir la pierre ? Je quittai le bureau, le corps lourd de fatigue mais l’esprit étrangement vif. La ville scintillait, indifférente à mes tribulations. Je repensai à ses yeux lorsqu’il avait dit « La colère est une réaction acceptable. La médiocrité, non. » Je rentrai chez moi, je me laissai tomber sur mon canapé, vidée. Mais au fond de moi, une flamme obstinée refusait de s’éteindre. Il voulait me tester ? Me pousser dans mes retranchements ? Très bien. Je n’étais peut-être pas parfaite. J’avais encore tant à apprendre. Mais j’étais tenace. J’étais une survivante. Et demain serait un nouveau jour. Un jour où je ferais moins d’erreurs. Un jour où je décrocherais plus de ces « bien » si précieux. Je m’endormis ce soir-là non pas avec la peur au ventre, mais avec une détermination nouvelle. Le jeu était rude, les règles impitoyables, mais j’étais maintenant décidée à les maîtriser. Nathakrit Srisombat avait peut-être rencontré sa match.Les semaines qui suivirent la découverte du dossier me confirmèrent une chose : le bureau était une jungle, et j’en étais devenue la proie désignée. Chaque jour apportait son lot de pièges subtils. Un email « oublié » en copie, une information cruciale communiquée en retard, des regards en coin qui se détournaient dès que j’approchais. L’atmosphère dans l’open space était devenue toxique. Pim et Thanwa avaient cessé toute prétention de courtoisie. Leurs sourires étaient maintenant des rictus, leurs conversations s’arrêtaient net quand je passais près de la machine à café. Je me sentais comme un animal traqué. Chaque pas dans les couloirs était calculé, chaque mot pesé. La pression constante de Nathakrit, bien que toujours aussi brutale, était presque devenue un répit. Au moins, avec lui, les règles étaient claires : sois parfaite ou dégage. Avec les autres, c’était un jeu d’échecs malsain où les pièces bougeaient dans mon dos. Mais dans cette tourmente, une bouée de sauvetage persis
Les jours suivants furent une leçon de survie en milieu hostile. Chloé avait compris les règles du jeu : Nathakrit Srisombat ne lui faciliterait jamais la tâche. Chaque demande était un piège, chaque délai une impossibilité calculée, chaque tâche un test déguisé. Mais au lieu de plier, elle se durcissait.Elle apprit à anticiper. Elle croisa les agendas, prépara les dossiers la veille au soir, mémorisa les numéros de téléphone importants. Quand il lui demandait un rapport en une heure, elle le lui livrait en quarante-cinq minutes, méticuleux et structuré. Quand il semait la confusion avec des instructions contradictoires, elle prenait une respiration, recoupait les informations et présentait une solution claire, sans jamais relever son erreur.Parfois, elle trébuchait. Un détail oublié, une information mal vérifiée. La réprimande était immédiate, glaciale, publique même. Mais elle ne se laissait plus submerger par la honte. Elle notait l'erreur, la disséquait menta
La journée s’étirait, impitoyable, chaque minute charriant son lot de nouvelles exigences, de défis inattendus. La relative clémence dont avait fait preuve Nathakrit Srisombat après la synthèse du projet "Aether" s’était évaporée comme de la buée sur une vitre, laissant place à une version du patron que je ne connaissais pas encore : un commandant froid, exigeant, dont les ordres fusaient sans préavis et sans marge de manœuvre.C’était comme si, ayant survécu au premier test, j’étais soudainement admise dans l’arène principale, face à un gladiateur qui n’avait plus aucune intention de retenir ses coups.L’interphone devenait mon bourreau. Chaque sonnerie me faisait sursauter, déclenchant un nouvel afflux d’adrénaline.« Mademoiselle Kim. Le dossier de presse pour le lancement de la nouvelle collection. Je le veux sur mon bureau dans une heure. Et que ce soit irréprochable. » Clic.«Mademoiselle Kim. Trouvez-moi les chiffres de vente du trimestre dernie
Le réveil fut un choc brutal, un passage violent du monde des rêves à une réalité cauchemardesque : la lumière crue du jour filtrait traîtreusement entre les lamelles des stores, et l’écran de mon téléphone affichait un 8h27 impitoyable. Mon cœur fit un bond désordonné dans ma poitrine. 8h27 ! Mon premier vrai jour, et j’étais déjà en retard.« Non, non, non ! » Je me précipitai hors du lit, les jambes emmêlées dans le drap. La nuit avait été trop courte, peuplée de chiffres dansants et du regard perçant de Nathakrit Srisombat. Vingt-cinq ans, et je n’avais toujours pas appris à dompter un réveil. C’était une pensée honteuse qui me fouetta tandis que je courais vers la salle de bain.Les gestes furent rapides, désordonnés. Une douche express, les cheveux attachés en un chignon hâtif d’où s’échappaient des mèches rebelles. Le maquillage ? Un minimum vital : un peu de correcteur pour cerner les traces de fatigue, un coup de mascara. La tenue ? Le tailleur-pantalon bleu nuit de la veille
La journée avait été un marathon émotionnel. Après avoir quitté le bureau du directeur mon directeur, fallait-il que je m’habitue à cette pensée , j’avais passé l’après-midi cloîtrée dans mon nouvel espace de travail, à déchiffrer la pile de dossiers qu’il m’avait confiée. Les chiffres dansaient devant mes yeux, mélangés à l’image persistante de son regard intense et de ce sourire fugace qui m’avait tant déstabilisée.À 18h30, le silence qui régnait dans l’open space était presque aussi impressionnant que le luxe des lieux. La plupart de mes nouveaux collègues avaient discrètement plié bagage, me saluant d’un signe de tête ou d’un sourire en passant devant mon bureau. J’étais restée, têtue, déterminée à ne pas partir avant d’avoir au moins compris la logique de classement. Je ne voulais surtout pas qu’il pense, demain matin, qu’il avait commis une erreur en me choisissant.C’est alors que mon téléphone de bureau se mit à biper, me faisant sursauter. La ligne interne affichait « J. Kow
Ce « Ohh, mon Dieu, quelle beauté ! » s'était échappé de mes lèvres dans un souffle ravi, bien trop audible dans le silence sépulcral de la pièce. Une onde de choc sembla traverser l'air climatisé. Je venais de franchir une ligne invisible, et le monde autour de moi parut s'arrêter net.Le directeur, dont la présence occupait l'espace tout entier, releva la tête avec une lenteur calculée, délibérée. Son mouvement était si précis qu'il en était presque menaçant. Son regard, d'un brun si foncé qu'il en paraissait noir, se posa sur moi, lourd et perçant. Ce n'était plus le simple regard d'un patron sur une nouvelle employée, c'était celui d'un prédateur venant d'identifier une proie singulièrement imprudente. Un silence épais, étouffant, s'installa, rompu seulement par le bourdonnement assourdi de mon propre sang dans mes tempes. Mon cœur cognait contre mes côtes comme un oiseau affolé tentant de s'échapper de sa cage. J'avais tout gâché. Mon premier jour, mon premier contact, tout rédui







